ARENDT Hannah
(1906-1975)
Du mensonge à la violence, III
Le progrès,
n'en doutons pas, est un article plus complexe et plus sérieux que l'on peut
se procurer à la grande foire aux superstitions de notre temps. La foi
irrationnelle du XIXe en un progrès illimité a trouvé une audience
universelle, surtout par suite de l'étonnante progression des sciences de la
nature qui, depuis le début des temps modernes, sont réellement devenues des
sciences universelles et qui peuvent ainsi envisager la tâche infinie de
l'exploration des profondeurs de l'univers. Bien que la science ne se limite
plus désormais à la connaissance de la nature et du monde fini, elle n'est
nullement assurée d'un progrès indéfini. Il est évident que la recherche
strictement scientifique dans le domaine des sciences de l'homme, ce que
l'on a nommé les Geisteswissenschaften, qui s'attache à la connaissance des
produits de l'esprit humain, doit comporter des limites. Dans de nombreux
domaines où l'on ne saurait faire preuve que d'érudition, l'exigence
perpétuelle et dépourvue de sens d'une recherche originale n'a abouti qu'à
l'absence pure et simple de pertinence, la fameuse connaissance de tout à
propos de rien, ou encore à une forme de pseudo-recherche destructrice, en
fait, de son objet. Il vaut la peine de remarquer que la révolte de la
jeunesse, dans la mesure où ses motivations ne sont pas exclusivement
d'ordre moral et politique, s'est surtout attaquée à la glorification par
les universitaires de la recherche et de la science, qui, l'une comme
l'autre, mais pour des raisons différentes, se trouvent gravement
compromises à ses yeux. Et il est vrai que, dans les deux cas, il n'est
nullement exclu que nous soyons arrivés à un tournant décisif à partir
duquel le rendement devient négatif. Non seulement le progrès de la science
a cessé de coïncider avec le progrès de l'humanité (quel que soit le sens
donné à cette expression) mais il pourrait bien sonner le glas de
l'humanité, de même que le progrès de la recherche pourrait fort bien se
terminer par la destruction de tout ce qui faisait pour nous le prix de la
recherche. Autrement dit, la notion de progrès ne peut plus nous servir
d'étalon pour apprécier la valeur du processus de changement désastreusement
rapide que nous avons nous-mêmes déchaîné.