Entretien

ARENDT Hannah
(1906-1975)
entretien télévisé avec Thilo Koch,
enregistré le 24 janvier 1964 à New York

 

"[...] Le débat sur la culpabilité d'Eichmann a permis de mettre au jour l'effondrement moral qui a affecté dans sa totalité le cœur de l'Europe, dans toute son effroyable réalité factuelle. On peut échapper à cette réalité de plusieurs manières très différentes : soit en la niant, soit, de manière réactive, en faisant les aveux de culpabilité pathétiques qui n'engagent à rien et où tout ce qui est spécifique est détruit ; on peut y échapper également en invoquant une responsabilité collective du peuple allemand, ou bien encore en affirmant que ce qui s'est passé à Auschwitz ne serait que la conséquence de la haine immémoriale du Juif - le plus grand pogrom de tous les temps.

[...] De ce que j'en suis venue à parler de ces faits, on a conclu que j'avais prétendu fournir en quelque sorte un exposé de l'extermination du judaïsme européen, au sein duquel une place quelque peu à part doit être attribuée à l'activité des Conseils juifs. Mais je n'ai jamais voulu cela. Mon livre est le compte rendu du procès et non l'exposé de cette histoire. Celui qui écrira l'histoire de cette époque ne choisira précisément pas pour point de départ le procès Eichmann. Mais, pour en revenir à notre propos, à savoir la part de « l'indépassable passé des Juifs », je dois dire qu'en ce qui me concerne personnellement, c'est seulement la fantastique propagande des organisations juives dirigée contre moi - et dont l'effet a retenti bien au-delà des frontières du secteur juif à proprement parler - qui m'a fait mesurer le grave problème que représente manifestement ce passé indépassable, non point tant dans la conscience du peuple que dans la conscience de cette couche de responsables juifs et de ceux que l'on a baptisés à bon droit l'« establishment juif ».

KOCH - Comment a-t-on pu arriver à cette méprise en vertu de laquelle votre livre, votre compte rendu du procès Eichmann, serait une façon indirecte d'innocenter ou de minimiser les crimes nazis ?

ARENDT - Ici, me semble-t-il, il faut distinguer deux choses différentes : tout d'abord, une déformation malveillante et, deuxièmement, une méprise authentique. Quiconque a lu mon livre ne peut pas affirmer que j'ai « innocenté » les crimes de l'époque nazie. Il en a été de même avec le livre de Hochhuth : étant donné que Hochhuth a critiqué la position de Pacelli à l'époque de la Solution finale, on a affirmé qu'il avait de ce fait innocenté Hitler et les SS et présenté Pie XII comme le vrai coupable. C'est sur la base de cette absurdité, que personne n'a soutenue d'ailleurs et qui est facile à invalider, qu'on cherche à engager la discussion. Il en va de même, au moins en partie, de la controverse autour du livre sur Eichmann. On affirme que j'aurais « innocenté » Eichmann et l'on démontre ensuite la culpabilité d'Eichmann - la plupart du temps à partir de citations tirées de mon livre ! La manipulation de l'opinion dans le monde moderne s'effectue, comme chacun sait, au moyen des méthodes de l'image making : c'est-à-dire que l'on pose dans le monde certaines images qui non seulement n'ont rien à voir avec la réalité, mais qui, le plus souvent, ne servent qu'à dissimuler certaines réalités désagréables. C'est ce qui s'est produit dans le cas du livre sur Eichmann, et ce, avec un succès considérable. Une grande partie de la discussion que vous connaissez déjà, ici en Amérique, comme en Europe, ne mérite donc même pas de réplique car elle a trait à un livre que personne n'a écrit. Passons maintenant à la méprise authentique. Le sous-titre Rapport sur la banalité du mal a fait l'objet de méprises réitérées. Rien n'est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur de notre siècle. Ce qui est banal n'est par conséquent, ni une bagatelle, ni quelque chose qui se produit fréquemment. Je peux trouver une pensée ou un sentiment « banal », même si personne n'en a jamais exprimé de semblable auparavant, et même si les conséquences conduisent à une catastrophe. C'est ainsi par exemple que Tocqueville a réagi au milieu du siècle dernier aux théories raciales de Gobineau qui, à l'époque, passaient encore pour tout à fait originales mais, simultanément, pour aussi « néfastes » que superficielles. La catastrophe fut lourde de conséquences. Mais était-elle pour autant lourde de signification ? On a essayé à plusieurs reprises, comme vous le savez, de suivre à la trace le national-socialisme en plongeant dans les profondeurs du passé spirituel de l'Allemagne, voire même de l'Europe en général. Je tiens cette tentative pour fausse et également néfaste, parce qu'elle écarte de la discussion la spécificité absolument évidente du phénomène, à savoir son incommensurabilité et son extension. Que quelque chose puisse sortir pour ainsi dire du ruisseau, sans courant profond, et gagner de la puissance sur presque tous les hommes, c'est précisément cela qui est effrayant dans le phénomène.

KOCH - C'est donc la raison pour laquelle vous estimez si important d'ôter à Eichmann et au cas Eichmann son caractère démoniaque ?

ARENDT - Je n'ai pas l'impression d'avoir ôté à Eichmann son caractère démoniaque : bien plutôt est-ce lui qui s'en est chargé et, à vrai dire, avec un tel acharnement, qu'on en arrivait à la limite du plus pur comique. J'ai simplement voulu indiquer par là ce qu'il en est du « démoniaque » lorsqu'on le considère de près.  J'ai moi-même beaucoup appris à ce sujet et je crois en tout cas qu'il est extrêmement important que d'autres en prennent également connaissance. C'est justement ce caractère soi-disant démoniaque du Mal, lequel peut encore pour cette raison se réclamer de la légende de Lucifer, l'ange déchu, qui exerce une force d'attraction si extraordinaire sur les hommes. Permettez-moi ici de vous rappeler les vers de Stefan George dans le poème « Le Coupable » : « Celui qui n'a jamais considéré sur son frère la place du coup de poignard / Combien pauvre est sa vie et faible son penser. »  C'est précisément parce que les criminels n'ont pas été mus par les mobiles mauvais et meurtriers que nous connaissons - ils ont tué non pas pour tuer, mais parce que cela faisait partie du métier - qu'il nous a été si facile de comprendre, d'invoquer les démons à propos de ce malheur et d'y découvrir une signification historique. Et, j'avoue qu'il est plus facile d'être victime d'un diable à forme humaine ou, au sens du procureur au cours du procès Eichmann, d'une loi qui existe historiquement depuis Pharaon et Aman, que d'être la victime d'un principe métaphysique, voire d'un quelconque clown qui n'est ni un fou ni un homme particulièrement mauvais. Ce qu'aucun de nous n'arrive à surmonter dans le passé, ce n'est pas tant le nombre des victimes que précisément aussi la mesquinerie de cet assassinat collectif sans conscience de culpabilité et la médiocrité dépourvue de pensée de son prétendu idéal. « On a fait mauvais usage de notre idéalisme » - n'est-il pas rare d'entendre de nos jours de la part d'anciens nazis qui s'en étaient forgé un meilleur. Sans doute, mais quelle piètre valeur cet idéalisme n'a-t-il pas toujours eue !"