Banalité du mal

ARENDT Hannah
(1906-1975)
Rapport sur la banalité du mal

Autant qu'il pût en juger, Eichmann agissait, dans tout ce qu'il faisait, en citoyen qui respecte la loi. Il faisait son devoir, répéta-t-il mille fois à la police et au tribunal. Il obéissait aux ordres mais aussi à la loi.
Eichmann soupçonnait bien que dans toute cette affaire son cas n'était pas simplement celui du soldat qui exécute des ordres criminels dans leur nature comme dans leur intention, que c'était plus compliqué que cela. Il le sentait confusément. L'on s'en aperçut pour la première fois lorsque au cours de l'interrogatoire de la police, Eichmann déclara soudain, en appuyant sur les mots, qu'il avait vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition que donne Kant du devoir. A première vue, c'était là faire outrage à Kant. C'était aussi incompréhensible: la philosophie morale de Kant est, en effet, étroitement liée à la faculté de jugement que possède l'homme, et qui exclut l'obéissance aveugle. Le policier n'insista pas, mais le juge Raveh, intrigué ou indigné de ce qu'Eichmann osât invoquer le nom de Kant dans le contexte de ses crimes, décida d'interroger l'accusé. C'est alors qu'à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l'impératif catégorique: « Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu'il puisse devenir le principe des lois générales. j> (Ce qui n'est pas le cas pour le vol, ou le meurtre, par exemple: car il est inconcevable que le voleur, ou le meurtrier, puisse avoir envie de vivre sous un système de lois qui donnerait à autrui le droit de le voler ou de l'assassiner, lui.) Interrogé plus longuement, Eichmann ajouta qu'il avait lu La Critique de la raison pratique de Kant. Il expliqua ensuite qu'à partir du moment où il avait été chargé de mettre en œuvre la Solution Définitive (1) il avait cessé de vivre selon les principes de Kant; qu'il l'avait reconnu à l'époque; et qu'il s'était consolé en pensant qu'il n'était plus « maître de ses actes », qu'il ne pouvait « rien changer ». Mais il ne dit pas au tribunal qu'à cette « époque où le crime était légalisé par l'État » (comme il disait lui-même), il n'avait pas simplement écarté la formule kantienne, il l'avait déformée. De sorte qu'elle disait maintenant: « Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou des lois du pays. » Cette déformation correspondait d'ailleurs à celle de Hans Frank, auteur d'une formulation de « l'impératif catégorique dans le Troisième Reich » qu'Eichmann connaissait peut-être: « Agissez de telle manière que le Führer, s'il avait connaissance de vos actes, les approuverait. » Certes, Kant n'a jamais rien voulu dire de tel. Au contraire, tout homme, selon lui, devient législateur dès qu'il commence à agir; en utilisant sa « raison pratique », l'homme découvre les principes qui peuvent et doivent être les principes de la loi. Mais la déformation qu'Eichmann avait fait subir à la pensée de Kant correspondait sinon à Kant, du moins à une adaptation de Kant « à l'usage domestique du petit homme », comme disait l'accusé. Cette adaptation faite, restait-il quelque chose de Kant ? Oui: l'idée que l'homme doit faire plus qu'obéir à la loi, qu'il doit aller au-delà des impératifs de l'obéissance et identifier sa propre volonté au principe de la loi, la source de toute loi.
Cette source, dans la philosophie de Kant, est la raison pratique; dans l'usage domestique qu'en faisait Eichmann, c'était la volonté du Führer. Et il existe en effet une notion étrange, fort répandue en Allemagne, selon laquelle « respecter la loi » signifie non seulement « obéir à la loi » mais aussi « agir comme si l'on était le législateur de la loi à laquelle on obéit ». D'où la conviction que chaque homme doit faire plus que son devoir. Ce qui explique en partie que la Solution Définitive ait été appliquée avec un tel souci de perfection.


 

pp. 1162-1163.

"Le cas de conscience d'Eichmann est évidemment complexe, mais il n'est nullement exceptionnel et difficilement comparable à celui des généraux allemands qui comparurent devant le tribunal de Nuremberg. L'on posa, à l'un de ces généraux, la question " Comment est-il possible que vous tous généraux honorables, vous ayez continué à servir un assassin aussi loyalement, sans poser la moindre question ? " L'interrogé, le général Alfred Jodl, qui fut pendu à la fin du procès, répondit que "ce n'est pas à un soldat de juger son chef suprême. C'est à l'Histoire de le faire, ou à Dieu ". Eichmann, beaucoup moins intelligent que Jodl et presque sans instruction, savait obscurément que ce n'était pas un ordre mais une loi qui les avait tous transformés en criminels. La différence entre un ordre et la parole du Führer, c'est que la validité d'un ordre est limité dans le temps, dans l'espace, alors que la parole du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer concernant la Solution finale fut suivi d'une pléthore de règles et de directives, toutes élaborées par des avocats spécialisés et des conseillers juridiques, et non par des administrateurs. Contrairement aux ordres ordinaires, cet ordre était considéré comme une loi. Inutile d'ajouter que ce fatras juridique n'est pas seulement un symptôme de la pédanterie, ni de la manie de la perfection, propres aux Allemands. Il avait sa raison d'être : donner à toute l'affaire une apparence de légalité.

Dans les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : " Tu ne tueras point ", même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre, la loi du pays d'Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : " Tu tueras ", même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l'encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, le mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement : celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l'immense majorité d'entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient, naturellement, que c'était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d'entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s'ils ont vite appris à résister à la tentation."