Considérations morales
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La crise des fondements

De la crise

Nous l'avons déjà évoqué, la crise est moins catastrophe que passage, sas qui permet précisément de séparer le bon grain de l'ivraie, qui rend visible ce qui ne l'était pas, mais est en même temps dénouement, produisant à l'instar de l'acception que le terme prend dans le registre médical, le passage irréversible à un nouvel état.

L'approcher et la comprendre c'est alors non seulement en comprendre les causes mais saisir encore ce que justement elle dépasse de manière définitive.

A ce titre on peut bien reprendre ce court passage de N Grimaldi :

On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis.

L'exigence de plus en plus impérieuse à mesure que les évolutions techniques et économiques se font plus profondes et rapides à quoi l'individu est soumis de s'adapter, ne serait ce que pour rester dans la course, et continuer à affirmer son désir de jouissance le conduit à une flexibilité, avons-nous vu, qui rend effectivement impossible toute morale et ceci pour deux raisons évidemment liées entre elles :

- d'une part les régles de l'agir de se situent plus en amont dans le respect de quelques principes mais au contraire en aval dans l'exigence de l'efficacité et de la performance

- d'autre part ces principes ne sont plus perçus comme des absolus

Dissolution des fondements

Morin évoque une crise des fondements c’est bien là où nous voulions en venir ! ce n’est pas la question de telle ou telle morale qui se poserait aujourd’hui non plus que celle de la moralité ou non de nos comportements et actions. Nous avons déjà relevé que les principes que l’on dégage spontanément, dès lors que nous abordons la question, sont assez trivialement universels et fréquemment décevants dans leur généralité. Et, après tout ne s’agirait-il que de la stricte observance de ces principes qu’une bonne police des mœurs y pourvoirait aisément. La question, avant d’être politique est bien au contraire théorique.

Si A Kahn a raison de dire que les fondements sont universels et que s’ils ne l’étaient pas ils nous seraient inaudibles mais ce qu’il ne dit pas c’est que ceux-ci ne sont plus porteurs de sens ni non plus d’actes. Ce qui, fondé, devait asseoir le reste, nos actes comme notre pensée, ne porte plus rien. Ce qui était solide devient liquide. Nous sommes entrés dans l’avant fondation qui nous renvoie systématiquement à l’origine aqueuse des fondateurs.

C’est bien le problème posé depuis le début : refonder une morale ; repenser tout depuis le début ; Mais est-ce seulement possible de refaire le travail de Descartes ?

Ce qu’énonce Morin dans sa mise en évidence de la crise c’est l’affaissement des certitudes :

La crise des fondements de l'éthique se situe dans une crise généralisée des fondements de certitude: crise des fondements de la connaissance philosophique, crise des fondements de la connaissance scientifique

La crise nous dit-on est de passage : krisis désigne la faculté de discerner, mais aussi de séparer. D’où, à la fois l’action même de la volonté qui juge et décide, quitte à condamner, et le dissentiment, la lutte, la contestation. Au débouché de la crise, à la fois la polémique, la guerre et la pensée.

Il faut sans doute prendre crise dans ce sens étroit de contestation : la base n’étant plus solide on entre moins dans le nihilisme que dans l’anarchie : dans cette absence de fondement solide qui fait que chacun cuisine sa propre recette c'est-à-dire met à bas ce qu’il y avait d’universel dans le fondement. C’est bien pour cela qu’à la fois surgit la question des valeurs dont on n’a pas tord de dire qu’elle est le paravent de la crise des fondements, mais aussi l’on soit en quête plus d’éthique que de morale. De recettes que de principes ! Quitte à découper le champ de l’éthique en autant de territoires séparés, distincts, critiques – au sens étymologique qu’il y a de champs d’actions.

Les «valeurs » prennent la place laissée vacante des fondements pour fournir une référence transcendante intrinsèque qui rendrait l'éthique comme auto-suffisante. Les valeurs donnent à l'éthique la foi en l'éthique sans justification extérieure ou supérieure à elle-même. En fait, les valeurs essaient de fonder une éthique sans fondement.

Notre demande d’éthique revient effectivement alors à contourner l’absence de fondation : l’αναρκοσ ! C’est l’ambivalence même de l’acte fondateur (monter/descendre ; construire/détruire ; distinguer/réunir) qui nous fait penser que ceci n’est pas possible ; en tout cas pas directement. C’est sans doute effectivement autour de la question de l’individu lui-même qu’il faut penser la question dans la mesure où lui-même se pense dans le double mouvement ambivalent de la réunion et de la distinction, du lien (que Morin appelle reliance) et de l’opposition. Que, dans les pages qui suivent, Morin évoque le ressourcement cosmique confirme à l’envi que

- c’est bien dans notre rapport au monde, à l’objet que doit être pensé l’émergence de la morale et non pas seulement dans notre rapport à l’autre

- c’est sans doute bien ce rapport au monde qui peut nous offrir un modèle, une forme et donc une idée de ce que peut être cette morale

- c’est bien en terme de contrat naturel et non seulement social qu’il faut poser la question ; qu’enfin, il faut donc bien interroger le monde à la fois en tant qu’ υλη et en tant que χοσμοσ - cosmos.

Creuser c’est chercher la racine, le radical ! c’est aller au fond des choses. C’est pourtant ici aller chercher en bas ce qu’on croyait devoir trouver en haut. A moins que ce ne soit aller placer au fond ce qu’on est allé cherché en haut.


Fonder c’est ainsi déplacer. C’est placer la parole au fond qui était en haut ; à la fin qui était au début. De l’alpha à l’omega en somme. La fondation est une catastrophe.

Fonder est ainsi faire le tour de la question, puisque relier le début à la fin, et donc fermer le cercle. Fonder relève de l’επιστεμη invariablement, à la croisée de l’acte de guerre qui assiège la ville, et de l’acte de pensée qui fait le tour de la question.

Derechef c’est même acte de penser que de fonder. Au commencement est bien le Verbe, la reliance ou le lien.

Fonder est acte autant métaphysique que physique ; religieux que politique ; juridique que moral.

Fonder est acte divin qui seul parcourt le chemin de l’alpha à l’oméga : seul être pour qui l’être ce confond avec l’existence, le principe avec la fin, le chemin avec le destin.

Fonder est acte de méthode. Il nous faut revenir à Descartes.

Car fonder est aussi acte de détour, de contour et de cercle. Tout à fait révélateur celui que mène Descartes qui part du moi pour arriver au monde en passant par Dieu ! l’ordre des preuves dessine les différents parcours philosophiques possibles mais au fond nous ne couperons pas de nous affronter à ces termes là , ces trois termes qui sont autre forme de la trinité


1) N Grimaldi L'individu au 20e

2) voir Livre III