Considérations morales

E Morin, La méthode 6, L’ethique,
Seuil, Points, 2004, p 32 et sqq

 

Enfin, il Y a érosion du sens sacré de la parole donnée, du sens sacré de l'hospitalité, soit l'une des racines les plus anciennes de l'éthique. La profanisation de ce qui fut sacré entraîne sa profanation.


La crise des fondements


Les fondements de l'éthique sont en crise dans le monde occidental. Dieu est absent. La Loi est désacralisée. Le Sur Moi social ne s'impose pas inconditionnellement et, dans certains cas, est lui-même absent. Le sens de la responsabilité est rétréci, le sens de la solidarité est affaibli.

La crise des fondements de l'éthique se situe dans une crise généralisée des fondements de certitude: crise des fondements de la connaissance philosophique, crise des fondements de la connaissance scientifique 1.

La raison ne peut être considérée comme le fondement de l'impératif catégorique: comme le dit Tugendhat, « la tentative de Kant visant à définir l'impératif catégorique comme un impératif de la raison et à lui donner un fondement absolu en raison doit être considérée comme un échec» 2.

La référence aux «valeurs » à la fois révèle et masque la crise des fondements. Elle la révèle: comme le dit Claude Lefort, «le mot "valeur" est l'indice d'une impossibilité à s'en remettre désormais à un garant reconnu par tous: la nature, la raison, Dieu, l'Histoire. Il est l 'indice d'une situation dans laquelle toutes les figures de la transcendance sont brouillées » 1. Nous sommes désormais voués à ce que Pierre Legendre appelle le «self-service normatif» où nous pouvons choisir nos valeurs. Les «valeurs » prennent la place laissée vacante des fondements pour fournir une référence transcendante intrinsèque qui rendrait l'éthique comme auto-suffisante. Les valeurs donnent à l'éthique la foi en l'éthique sans justification extérieure ou supérieure à elle-même. En fait, les valeurs essaient de fonder une éthique sans fondement.

La crise des fondements éthiques est produite par et productrice de :

- la détérioration accrue du tissu social en de nombreux domaines;

- l'affaiblissement de l'impératif communautaire et de la Loi collective à l'intérieur des esprits;

- la dégradation des solidarités traditionnelles;

- le morcellement et parfois la dissolution de la responsabilité dans le cloisonnement et la bureaucratisation des organisations et entreprises ;

- le caractère de plus en plus extérieur et anonyme de la réalité sociale par rapport à l'individu;

- le sur-développement du principe égocentrique au détriment du principe altruiste;

- la désarticulation du lien entre individu, espèce et société;

- la dé-moralisation qui « culmine dans l'anonymat de la société de masse, le déferlement médiatique, la survalorisation de l'argent» 3.

 

Les sources de l'éthique n'irriguent plus guère; la source individuelle est asphyxiée par l 'égocentrisme; la source

 


l. Cf. Edgar Morin, La Méthode 3: La Connaissance de la connaissance, Seuil, coll. «Points Essais », p. 14.

2. Cf. Ernst Tugendhat, Conférences sur l' éthique, PUF, 1998, p.163.

3_ Claude Lefort, Écrire. À l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992_

4. André Jacob, Cheminements de la dialectique à l'éthique , Anthropos, 1982