Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831)
La Raison dans l'histoire, trad. K. Papaioannou,
U.G.E. coll. 10 / 18, 1965
La forme concrète que revêt l'Esprit (que nous concevons
essentiellement comme Conscience de soi) n'est pas celle d'un individu
humain singulier. L'Esprit est essentiellement individu ; mais dans
l'élément de l'histoire universelle nous n'avons pas affaire à des personnes
singulières réduites à leur individualité particulière. Dans l'histoire,
l'Esprit est un individu d'une nature à la fois universelle et déterminée :
un peuple ; et l'esprit auquel nous avons affaire est l'Esprit du Peuple.
Les Esprits populaires à leur tour se distinguent selon la représentation
qu'ils se font d'eux-mêmes, selon la superficialité ou la profondeur avec
laquelle ils ont saisi l'Esprit. L'ordre éthique des peuples et son droit
constituent la conscience que l'Esprit a de lui-même. Ils sont le concept
que l'Esprit a de lui-même. Ce qui se réalise dans l'histoire est donc la
représentation de l'Esprit. La conscience des peuples dépend du savoir que
l'Esprit a de lui-même ; et la conscience ultime à laquelle tout se ramène
est celle de la liberté humaine.
La conscience que l'Esprit doit se donner une forme concrète dans le monde ;
la matière de cette incarnation, le sol sur laquelle elle prend racine n'est
autre que la conscience générale, la conscience d'un peuple. Cette
conscience contient, oriente tous les buts et les intérêts du peuple : c'est
elle qui constitue ses moeurs, son droit, sa religion, etc. Elle forme la
substance de l'esprit d'un peuple ; et même si les individus n'en sont pas
conscients, elle demeure comme leur présupposition. Elle opère comme une
nécessité : l'individu est formé dans cette ambiance et ignore tout le
reste. Cependant il ne s'agit pas d'un simple effet de l'éducation. La
conscience d'un peuple n'est pas transmise à l'individu comme une leçon
toute faite, mais se forme par lui : l'individu existe dans cette substance.
Cette substance générale n'est pas le cours du monde ; au contraire,
celui-ci se dresse impuissant contre elle. Aucun individu ne peut dépasser
les limites que lui assigne cette substance. Il peut bien se distinguer des
autres individus, mais non de l'Esprit de son peuple. Il peut être plus
intelligent que les autres, mais il ne peut pas surpasser l'Esprit de son
peuple. Ne sont intelligents que ceux qui ont pris conscience de l'Esprit de
leur peuple et se conforment à lui. Ce sont les grands hommes de ce peuple
et ils le conduisent selon l'Esprit général.
Les individus disparaissent pour nous et n'ont de valeur que dans la mesure
où ils ont réalisé ce que réclamait l'Esprit du peuple. Dans la
considération philosophique de l'histoire, on doit éviter des expressions de
ce genre : cet Etat ne se serait pas effondré s'il y avait eu un homme qui
etc... Les individus disparaissent devant la substantialité de l'ensemble et
celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n'empêchent pas
qu'arrive ce qui doit arriver.