Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831)
La Raison dans l'histoire, trad. K. Papaioannou,
U.G.E. coll. 10 / 18, 1965
Je distingue trois manières d'écrire l'histoire :
a) l'histoire originale ;
b) l'histoire réfléchie ;
c) l'histoire philosophique.
En ce qui concerne l'histoire originale, on peut en donner une idée précise
en citant quelques noms : Hérodote, Thucydide, etc. Il s'agit d'historiens
qui ont surtout décrit les actions, les événements et les situations qu'ils
ont vécus, qui ont été personnellement attentifs à leur esprit, qui ont fait
passer dans le royaume de la représentation spirituelle ce qui était
événement extérieur et fait brut et qui ont transformé ce qui a simplement
été en quelque chose de spirituel, en une représentation du sens interne et
externe...
De cette histoire originale, j'exclus les mythes, les traditions, les chants
populaires et les poèmes en général, car ce sont des modes confus (de
commémoration), propres aux peuples dont la conscience demeure confuse...
Ces historiens originaux transforment donc les événements, les actes et les
situations de l'actualité en une oeuvre de représentation destinée à la
représentation. Il en résulte que : a) le contenu de ces histoires est
nécessairement limité : leur matière essentielle est ce qui est vivant dans
la propre expérience de l'historien et dans les intérêts actuels des hommes,
ce qui est vivant et actuel dans leur milieu... b) un autre trait
caractéristique de ces histoires, c'est l'unité d'esprit, la communauté de
culture qui existe entre l'écrivain et les actions qu'il raconte, les
événements dont il fait son oeuvre... Il est dispensé de la réflexion car il
vit dans l'esprit même de l'événement et n'a pas besoin de le transcender
comme il arrive dans toute compréhension réflexive...
Les historiens de ce genre ne sont pas propres à la seule Antiquité. Pour
que de tels historiens puissent voir le jour il faut non seulement que la
culture du peuple ait atteint un certain degré d'épanouissement, mais de
plus qu'elle ne s'isole pas dans la spiritualité pure et l'érudition,
qu'elle soit donc solidaire de la direction politique et militaire (...).
Nous pouvons appeler réfléchissante la deuxième manière d'écrire l'histoire.
Il s'agit d'une sorte d'histoire qui transcende l'actualité dans laquelle
vit l'historien et qui traite le passé le plus reculé comme actuel en
esprit... Ce qui compte ici, c'est l'élaboration des matériaux historiques
et ce travail d'élaboration se fait dans un esprit qui diffère de l'esprit
du contenu... Toute histoire de ce genre, qui veut embrasser de longues
périodes, voire l'histoire universelle tout entière, doit nécessairement
renoncer à la représentation individuelle du réel. Elle doit se résumer en
abstractions non seulement parce qu'il faut omettre quantité d'actions et
d'événements, mais aussi parce que la pensée, l'entendement est le plus
puissant abréviateur, on dit par exemple : une bataille a été livrée, une
victoire a été remportée, un siège a été soutenu : ce sont là des vastes
ensembles en une simple détermination destinée à la représentation...
Chaque histoire réfléchissante peut être remplacée par une autre. Les
matériaux étant accessibles à tout écrivain, chacun peut aisément se
considérer apte à les ordonner et à les élaborer en y faisant valoir son
esprit comme l'esprit des diverses époques. Les histoires de ce genre ayant
été multipliées à satiété, on en est revenu à l'historiographie descriptive
(...).
Le troisième genre d'histoire l'histoire philosophique, se rattache
directement à cette dernière espèce d'historiographie réfléchie. Son point
de vue est également général — mais il n'est plus plié à un domaine
particulier et ne se laisse pas détacher abstraitement des autres points de
vue. Le point de vue général de l'histoire philosophique n'est pas
abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est
l'Esprit qui demeure éternellement auprès de lui-même et ignore le passé.
Semblable à Mercure, le conducteur des âmes l'Idée est en vérité ce qui mène
les peuples et le monde et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et
nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde.