Emmanuel KANT (1724-1804)
Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition, trad. S. Piobetta in Opuscules sur l'histoire, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, pp. 74-75.
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes
ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que
celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière
de cette Société. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des
hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui
est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant
constamment de désagréger cette société. L'homme a cependant un penchant à
s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le
développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une
grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en
lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans
son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous
côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres.
C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à
surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition,
de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses
compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer.
L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossièreté le mènent à
la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme ;
c'est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le
goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à
se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la
grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques
déterminés. Par cette voie, un accord pathologiquement extorqué en vue de
l'établissement d'une société, peut se convertir en un tout moral. Sans ces
qualités d'insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de
la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions
égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu
d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction,
et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils
font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur que n'en a
leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création
en considération de la fin qu'elle se donne comme nature raisonnable.
Remercions donc la nature pour cette humeur si peu conciliante, pour la
vanité rivalisant dans l'envie, pour l'appétit insatiable de possession ou
même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes
de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L'homme veut la
concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce :
elle veut la discorde