Emmanuel KANT (1724-1804)
Idée d'une Histoire Universelle au point de vue cosmopolite.
Une tentative philosophique pour traiter l'histoire universelle en fonction
du plan de la nature, qui vise à une unification politique totale dans
l'espèce humaine, doit être envisagée comme possible et même comme
avantageuse pour ce dessein de la nature. — C'est un projet à vrai dire
étrange, et en apparence extravagant, que de vouloir composer une histoire
d'après l'idée de la marche que le monde devrait suivre, s'il était adapté à
des buts raisonnables certains ; il semble qu'avec une telle intention, on
ne puisse aboutir qu'à un roman.
Cependant, si on peut admettre que la nature même, dans le jeu de la liberté
humaine, n'agit pas sans plan ni sans dessein final, cette idée pourrait
bien devenir utile ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour
pénétrer dans le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait
nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans
cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un
système. Partons en effet de l'histoire grecque, la seule qui nous
transmette toutes les autres histoires qui lui sont antérieures ou
contemporaines, ou qui du moins nous apporte des documents à ce sujet ;
suivons son influence sur la formation et le déclin du corps politique du
peuple romain, lequel a absorbé l'Etat grec ; puis l'influence du peuple
romain sur les Barbares qui a leur tour le détruisirent, pour en arriver
jusqu'à notre époque ; mais joignons-y en même temps épisodiquement
l'histoire politique des autres peuples, telle que la connaissance en est
peu a peu parvenue à nous par l'intermédiaire précisément de ces nations
éclairées.
On verra alors apparaître un progrès régulier du perfectionnement de la
constitution politique dans notre continent (qui vraisemblablement donnera
un jour des lois à tous les autres). Bornons-nous donc a considérer la
constitution politique et ses lois d'une part, dans la mesure où les deux
choses ont, par ce qu'elles renfermaient de bon, servi pendant un certain
temps a élever des peuples (du même coups a élever les arts et les
sciences), et à les faire briller, mais dans la mesure aussi où ils ont
servi a précipiter leur chute par des imperfections inhérentes à leur nature
(en sorte qu'il est pourtant toujours resté un germe de lumières, germe qui,
au travers de chaque révolution se développant davantage, a préparé un plus
haut degré de perfectionnement) ; alors nous découvrirons un fil conducteur
qui ne sera pas seulement utile à l'explication du jeu embrouillé des
affaires humaines ou à la prophétie politique des transformations civiles
futures — (profit qu'on a déjà tiré de l'histoire des hommes, tout en ne la
considérant que comme le résultat incohérent d'une liberté sans règle) — ;
mais ce fil conducteur ouvrira encore (ce qu'on ne peut raisonnablement
espérer sans présupposer un plan de la nature) mais ce fil conducteur
ouvrira encore (ce qu'on ne peut raisonnablement espérer sans présupposer un
plan de la nature une perspective consolante sur l'avenir ou l'espèce
humaine nous sera représentée dans une ère très lointaine sous l'aspect
qu'elle cherche de toutes ses forces à revêtir : s'élevant jusqu'à l'état où
tous les germes que la nature a placés en elle pourront être pleinement
développés et où sa destinée ici-bas sera pleinement remplie. Une telle
justification de la nature ou mieux de la Providence n'est pas un motif
négligeable pour choisir un centre particulier de perspective sur le monde.
Car à quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le
domaine de la nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette
contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous
trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue
nous oblige a détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle ? Et
ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste :
l'histoire de l'espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais
rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus
espérer cette rencontre que dans un autre monde.