Emmanuel KANT (1724-1804) Critique de la Raison pure, 1787, Préface
Que toute notre connaissance commence avec l'expérience,
cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître
pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui
frappent nos sens et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des
représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté
intellectuelle, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et
travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une
connaissance des objets, celle qu'on nomme l'expérience ? Ainsi,
chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience,
c'est avec elle que toutes commencent.
Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve
pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même
notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des
impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître
(simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même :
addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que
notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à
l'en séparer. C'est donc au moins une question qui exige encore un examen
plus approfondi et que l'on ne saurait résoudre du premier coup d'oeil, que
celle de savoir s'il y a une connaissance de ce genre, indépendante de
l'expérience et même de toutes les impressions des sens. De telles
connaissances sont appelées a priori et on les distingue des empiriques qui
ont leur source a posteriori, à savoir dans l'expérience. (...)
Si l'on veut un exemple pris dans les sciences, on n'a qu'à parcourir des
yeux toutes les propositions de la mathématique ; et si on en veut un tiré
de l'usage plus ordinaire de l'entendement, on peut prendre la proposition :
tout changement doit avoir une cause. Qui plus est, dans cette dernière, le
concept même d'une cause renferme manifestement le concept d'une liaison
nécessaire avec un effet et celui de la stricte universalité de la règle, si
bien que ce concept de cause serait entièrement perdu, si on devait le
dériver, comme le fait Hume, d'une association fréquente de ce qui arrive
avec ce qui précède et d'une habitude qui en résulte (d'une nécessité, par
conséquent, simplement subjective) de lier des représentations.
On pourrait aussi, sans qu'il fût besoin de pareils exemples pour prouver la
réalité des principes purs a priori dans notre connaissance, montrer que ces
principes sont indispensables pour que l'expérience même soit possible, et
en exposer, par suite, la nécessité a priori. D'où l'expérience, en effet,
pourrait-elle tirer sa certitude, si toutes les règles, suivant lesquelles
elle procède, n'étaient jamais qu'empiriques, et par là même contingentes ?