Emmanuel KANT (1724-1804) Critique de la Raison pure, 1787,
Dans tous les jugements où est pensé le rapport d'un sujet
à un prédicat (je ne considère que les jugements affirmatifs ; car ce que
j'en dirai s'appliquera [ensuite] facilement aux jugements négatifs), ce
rapport est possible de deux manières. Ou le prédicat B appartient au sujet
A comme quelque chose qui est contenu [implicitement] (...) dans ce concept
A, ou B est entièrement en dehors du concept A, quoiqu'il soit, à la vérité,
en connexion avec lui. Dans le premier cas, je nomme le jugement analytique,
dans l'autre synthétique. Ainsi les jugements (les affirmatifs) sont
analytiques quand la liaison du prédicat au sujet y est pensée par
identité ; mais on doit appeler jugements synthétiques ceux en qui cette
liaison est pensée sans identité.
On pourrait aussi nommer les premiers explicatifs, les autres extensifs, car
les premiers n'ajoutent rien au concept du sujet par le moyen du prédicat,
mais ne font que le décomposer par l'analyse en ses concepts partiels qui
ont été déjà (bien que confusément) pensés en lui ; tandis qu'au contraire
les autres ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'avait pas été
pensé en lui et qu'on n'aurait pu en tirer par aucun démembrement.
Par exemple, lorsque je dis que tous les corps sont étendus, j'énonce un
jugement analytique, car je n'ai pas besoin de sortir du concept que je lie
au mot corps, pour trouver l'étendue unie à lui, mais je n'ai qu'à
décomposer ce concept, c'est-à-dire qu'à prendre conscience du divers que je
pense en lui, pour y trouver ce prédicat ; ce jugement est donc analytique.
Au contraire, lorsque je dis que tous les corps sont pesants, ici le
prédicat est tout à fait différent de ce que je pense dans le simple concept
d'un corps en général. L'adjonction de ce prédicat donne, par conséquent, un
jugement synthétique.
D'où il résulte clairement : 1. que les jugements analytiques n'étendent pas
du tout nos connaissances, mais seulement développent le concept que j'ai
déjà et me le rendent intelligible à moi-même ; 2. que dans les jugements
synthétiques, je dois avoir en dehors du concept du sujet quelque chose
encore (X) sur quoi l'entendement s'appuie pour reconnaître qu'un prédicat
qui n'est pas contenu dans ce concept lui appartient cependant. Dans les
jugements empiriques ou d'expérience, il n'y a pas du tout de difficulté à
cela (...).
Mais, dans les jugements synthétiques a priori, je suis entièrement privé de
ce moyen. Si je dois sortir du concept A pour en connaître un autre, B,
comme lié avec lui, sur quoi pourrai-je m'appuyer et qu'est-ce qui rendra la
synthèse possible, alors qu'ici je n'ai pas l'avantage de m'orienter dans le
champ de l'expérience ? Soit la proposition : Tout ce qui arrive a sa cause.
Dans le concept de quelque chose qui arrive, je conçois, il est vrai, une
existence que précède un temps, etc., et de là se laissent tirer des
jugements analytiques.
Mais le concept d'une cause [est tout à fait en dehors de ce concept-là et]
montre quelque chose de distinct de ce qui arrive ; il n'est [donc]
nullement contenu dans cette dernière représentation (...). Quel est ici
l'[inconnu] X, sur quoi s'appuie l'entendement, quand il croit trouver, hors
du concept de A, un prédicat B qui lui est étranger, mais qui est toutefois
lié a ce concept ? Ce ne peut pas être l'expérience, puisque c'est non
seulement avec plus de généralité que l'expérience n'en peut fournir, mais
aussi avec l'expression de la nécessité, par suite entièrement a priori et
par simples concepts, que le principe en question ajoute cette seconde
représentation à la première.
Or, sur de tels principes synthétiques, c'est-à-dire extensifs, repose la
fin tout entière de notre connaissance a priori spéculative, car les
principes analytiques sont, à la vérité, grandement importants et
nécessaires, mais seulement pour arriver a cette clarté des concepts requise
pour une synthèse sûre et étendue, comme pour une acquisition réellement
nouvelle. Les jugements mathématiques sont tous synthétiques...
Il faut remarquer tout d'abord que les propositions vraiment mathématiques
sont toujours des jugements a priori et non empiriques puisqu'elles
comportent la nécessité qu'on ne peut tirer de l'expérience (...). On
pourrait sans doute penser, à première vue, que la proposition 7+5 = 12 est
une proposition simplement analytique qui résulte, en vertu du principe de
contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq.
Mais quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme
de sept et de cinq ne contient rien de plus que la réunion des deux nombres
en un seul, par quoi n'est pas du tout pensé ce qu'est le nombre unique qui
renferme les deux autres. Le concept de douze n'est pensé en aucune manière
par le fait seul que je conçois simplement cette réunion de sept et de cinq,
et j'aurai beau analyser le concept que j'ai d'une telle somme possible,
aussi longuement que je le voudrai, je n'y trouverai pas le nombre douze...
Que 5 dussent être ajoutés à 7, je l'ai, en vérité, pensé dans le concept
d'une somme = à 7+5, mais non que cette somme soit égale au nombre 12. La
proposition arithmétique est donc toujours synthétique ; on s'en convaincra
d'autant plus clairement que l'on prendra des nombres quelque peu plus
grands, car il est alors évident que, de quelque manière que nous tournions
et retournions nos concepts, nous ne pourrions jamais, sans recourir à
l'intuition, trouver la somme, au moyen de la simple décomposition de nos
concepts.