Emmanuel KANT (1724-1804) Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », trad. J. Barni, § 3, Garnier-Flammarion, pp. 86-88.
L'espace
ne représente aucune propriété des choses en soi, soit qu'on les considère
en elles-mêmes, soit qu'on les considère dans leurs rapports entre elles. En
d'autres termes, il ne représente aucune détermination des choses qui soit
inhérente aux objets mêmes, et qui subsiste abstraction faite de toutes les
conditions subjectives de l'intuition. (...)
L'espace n'est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens
extérieurs, c'est-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité
sous laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. Or, comme la
réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être affecté par des objets
précède nécessairement toutes les intuitions de ces objets, on comprend
aisément comment la forme de tous les phénomènes peut être donnée dans
l'esprit antérieurement à toutes les perceptions réelles, par conséquent a
priori, et comment, étant une intuition pure où tous les objets doivent être
déterminés, elle peut contenir antérieurement à toute expérience les
principes de leurs rapports.
Nous ne pouvons donc parler d'espace, d'êtres étendus, etc., qu'au point de
vue de l'homme. Que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle
nous ne saurions recevoir d'intuitions extérieures, c'est-à-dire être
affectés par les objets, la représentation de l'espace ne signifie plus
rien.
Les choses ne reçoivent ce prédicat qu'autant qu'elles nous apparaissent,
c'est-à-dire qu'elles sont des objets de la sensibilité. La forme constante
de cette réceptivité, que nous nommons sensibilité, est une condition
nécessaire de tous les rapports où nous percevons intuitivement des objets
comme extérieurs à nous ; et, si l'on fait abstraction de ces objets, elle
est une intuition pure qui porte le nom d'espace. (...)
(...) Personne ne saurait voir a priori la représentation d'une couleur, ou
celle d'une saveur, tandis que l'espace ne concernant que la forme pure de
l'intuition et ne renfermant par conséquent aucune sensation (rien
d'empirique), tous ses modes et toutes ses déterminations peuvent et doivent
même être représentés a priori, pour donner lieu aux concepts des figures et
de leurs rapports. Lui seul peut donc faire que les choses soient pour nous
des objets extérieurs.