Emmanuel KANT (1724-1804) Traité de pédagogie (1776-1787)..
La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme. Un animal
est par son instinct même tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a
pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin
de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse à
lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement
capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du
secours des autres. L'espèce humaine est obligée de tirer peu à peu
d'elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui
appartiennent à l'humanité. Une génération fait l'éducation de l'autre. On
ne peut chercher le premier commencement dans un état brut ou dans un état
parfait de civilisation ; mais, dans ce second cas, il faut encore admettre
que l'homme est retombé ensuite à l'état sauvage et dans la barbarie.
La discipline empêche l'homme de se laisser détourner de sa destination, de
l'humanité, par ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu'elle le
modère, afin qu'il ne se jette pas dans le danger comme un être indompté ou
un étourdi. Mais la discipline est purement négative, car elle se borne à
dépouiller l'homme de sa sauvagerie ; l'instruction au contraire est la
partie positive de l'éducation. La sauvagerie est l'indépendance à l'égard
de toutes les lois. La discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité, et
commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir
lieu de bonne heure. (...)
Il n'y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable
d'apercevoir dans l'âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la
discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi l'instruction).
Celui qui n'est point cultivé est brut ; celui qui n'est pas discipliné est
sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le défaut de culture,
car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu'on ne peut plus
chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline. Peut-être
l'éducation deviendra-t-elle toujours meilleure, et chacune des générations
qui se succéderont fera-t-elle un pas de plus vers le perfectionnement de
l'humanité ; car c'est dans le problème de l'éducation que gît le grand
secret de la perfection de la nature humaine.
On peut marcher désormais dans cette voie. Car on commence aujourd'hui à
juger exactement et à apercevoir clairement ce qui constitue proprement une
bonne éducation. Il est doux de penser que la nature humaine sera toujours
mieux développée par l'éducation et que l'on peut arriver à lui donner la
forme qui lui convient par excellence. Cela nous découvre la perspective du
bonheur futur de l'espèce humaine.