Emmanuel KANT (1724-1804)
Critique de la faculté de juger, Première partie, Critique de la faculté de juger esthétique, Première section,
Analytique de la faculté de juger esthétique, Livre II, Analytique du sublime, § 40, pp.126-129, trad. A. Philonenko, Paris,Vrin, 1965. 40.
Du goût comme d'une sorte de sensu communis
Lorsqu'on remarque moins la réflexion que le résultat de la faculté de
juger, on donne souvent à celui-ci le nom de sens et on parle d'un sens de
la vérité, d'un sens des convenances, de la justice, etc.... bien que l'on
sache, ou que l'on doive raisonnablement savoir tout au moins, qu'il n'y a
pas un sens en lequel ces concepts pourraient avoir leur siège et qu'un tel
sens ne saurait posséder la moindre aptitude pour décider des règles
générales et qu'au contraire nous n'aurions jamais à l'esprit une
représentation semblable de la vérité, de la convenance, de la beauté ou de
la justice, si nous ne pouvions nous élever au-dessus des sens jusqu'aux
facultés supérieures de la connaissance. L'entendement commun, qui,
lorsqu'il n'est qu'un entendement sain (encore inculte), est considéré comme
la qualité inférieure, que l'on peut toujours attendre de celui qui prétend
au nom d'homme, a donc l'honneur mortifiant d'être désigné par le nom de
sens commun (sensus communis) et de telle sorte que sous ce terme commun
(non seulement en notre langue qui sur ce point contient effectivement une
ambiguïté, mais encore en beaucoup d'autres langues) on comprend le vulgare,
qui se rencontre partout et dont la possession n'est absolument pas un
mérite ou un privilège.
Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l'Idée d'un sens
commun à tous <die Idee eines gemeinschaftlichen Sinnes>, c'est-à-dire d'une
faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori)
du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi
dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant,
à l'illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant
aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste
sur le jugement. C'est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux
jugements des autres, qui sont <en fait> moins aux jugements réels qu'aux
jugements possibles et en se mettant à la place de tout autre, tandis que
l'on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à
notre faculté de juger ; on y parvient en écartant autant que possible ce
qui dans l'état représentatif est matière, c'est-à-dire sensation, et en
prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa
représentation ou de son état représentatif. Sans doute cette opération de
la réflexion paraît être bien trop artificielle pour que l'on puisse
l'attribuer à cette faculté que nous nommons le sens commun ; toutefois elle
ne paraît telle, que lorsqu'on l'exprime dans des formules abstraites ; il
n'est en soi rien de plus naturel que de faire abstraction de l'attrait et
de l'émotion, lorsqu'on recherche un jugement qui doit servir de règle
universelle.
Les maximes suivantes du sens commun n'appartiennent pas à notre propos en
tant que parties de la critique du goût ; néanmoins elles peuvent servir à
l'explication de ses principes. Ce sont les maximes suivantes : 1. Penser
par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3.
Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de
la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie,
la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime
est celle d'une raison qui n'est jamais passive. On appelle préjugé la
tendance à la passivité et par conséquent à l'hétéronomie de la raison ; de
tous les préjugés le plus grand est celui qui consiste à se représenter la
nature comme n'étant pas soumise aux règles que l'entendement de par sa
propre et essentielle loi lui donne pour fondement et c'est la superstition.
On nomme les lumières <Aufklärung> la libération de la superstition1 ; en
effet, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération des
préjugés en général, la superstition doit être appelée de préférence (in
sensu eminenti) un préjugé, puisque l'aveuglement en lequel elle plonge
l'esprit, et bien plus qu'elle exige comme une obligation, montre d'une
manière remarquable le besoin d'être guidé par d'autres et par conséquent
l'état d'une raison passive. En ce qui concerne la seconde maxime de la
pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à appeler étroit d'esprit
(borné, le contraire d'élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un
usage important (particulièrement à celui qui demande une grande force
d'application). Il n'est pas en ceci question des facultés de la
connaissance, mais de la manière de penser et de faire de la pensée un usage
final ; et si petit selon l'extension et le degré que soit le champ couvert
par les dons naturels <die Naturgabe> de l'homme, c'est là ce qui montre
cependant un homme d'esprit ouvert < von erweiterter Denkungsart > que de
pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en
lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son
propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut
déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui). C'est la troisième
maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile
à mettre en œuvre ; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et
après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété. On
peut dire que la première de ces maximes est la maxime de l'entendement, la
seconde celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison.
Je reprends le fil interrompu par cet épisode et je dis que l'on pourrait
donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût qu'au bon sens
<der gesunde Verstand> et que la faculté esthétique de juger, plutôt que
celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens commun à tous <
eines gemeinschaftlichen Sinnes >2, si l'on veut bien appeler sens un effet
de la simple réflexion sur l'esprit ; on entend alors en effet par sens le
sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de
juger ce qui rend notre sentiment, procédant d'une représentation donnée,
universellement communicable sans la médiation d'un concept.
L'aptitude des hommes à se communiquer leurs pensées suppose aussi un
rapport de l'imagination et de l'entendement afin d'associer aux concepts
des intuitions et inversement aux intuitions des concepts, qui s'unissent
dans une connaissance ; mais en ce cas l'accord des deux facultés de l'âme
est légal et soumis à la contrainte de concepts déterminés. Ce n'est que
lorsque l'imagination en sa liberté éveille l'entendement et que celui-ci
incite sans concept l'imagination à un jeu régulier, que la représentation
se communique, non comme pensée, mais comme sentiment intérieur d'un état
final de l'esprit.
Le goût est ainsi la faculté de juger a priori de la communicabilité des
sentiments, qui sont liés avec une représentation donnée (sans médiation
d'un concept).
Si l'on pouvait admettre que la simple communicabilité universelle de son
sentiment possède déjà en soi un intérêt pour nous (mais l'on n'est pas en
droit de le conclure à partir de la nature d'une faculté de juger simplement
réfléchissante), on pourrait s'expliquer pourquoi le sentiment dans les
jugements de goût est supposé de tous pour ainsi dire comme un devoir.
Notes de Kant :
1. On s'aperçoit vite que si in thesi l'Aufklärung est chose facile, elle
est in hypothesi difficile et longue à réaliser ; certes n'être point passif
en tant que raison, mais se donner en tout temps sa propre loi, est chose
bien facile pour l'homme, qui ne veut qu'être en accord avec sa fin
essentielle et qui ne cherche pas à connaître ce qui dépasse son
entendement ; mais comme l'aspiration à une telle connaissance est presque
inévitable et qu'il ne manquera jamais de gens prétendant avec beaucoup
d'assurance pouvoir satisfaire cette soif de savoir, il doit être très
difficile de maintenir ou d'établir dans la forme de pensée (surtout en
celle qui est publique) ce moment simplement négatif (qui constitue l'Aufklärung
proprement dite).
2. On pourrait désigner le goût comme sensus communis aestheticus et
l'entendement commun comme sensu communis logicus.