palimpseste Textes

E Kant (1724-1804)
Théorie et pratique. Droit de mentir / E. Kant Paris : librairie philosophie J. Vrin, 1992. -

Dans le recueil: La France en l'an 1797, sixième cahier, n° 1: Des réactions politiques, par Benjamin Constant, p. 123, on lit ce qui suit :


"Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'a tirées de ce premier principe un philosophe allemand qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime * ."


Le philosophe français réfute (p. 124) ce principe de la manière suivante : " Dire la vérité est un devoir. Qu'est-e qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. " Le proton pseudos se trouve ici dans la proposition : " dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité ". Il faut d'abord remarquer que l'expression: avoir droit à la vérité, est dépourvue de sens. Il faut dire plutôt que l'homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c'est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement droit à une vérité, cela reviendrait à dire qu'il dépend de sa volonté, comme c'est le cas de façon générale en matière de mien et de tien, qu'une proposition donnée doive être vraie ou fausse, ce qui donnerait alors une singulière logique.


Dès lors la première question est de savoir si l'homme, dans les cas où il ne peut se dérober à une réponse par oui ou par non, a la faculté <Befugniss> (le droit) de ne pas être véridique. La seconde question est de savoir si, dans une déclaration qu'une injuste contrainte le force à faire, il n'est pas absolument obligé de ne pas être véridique pour prévenir un crime qui le menace, lui ou un autre. La véracité dans les déclarations qu'on ne peut éluder est le devoir formel de l'homme envers chacun , si grave soit le préjudice qui puisse en résulter pour lui; et encore que je ne commette aucune injustice à l'égard de celui qui, de façon injuste, me force à faire des déclarations, en les falsifiant, je n'en commets pas moins une injustice certaine à l'endroit de la partie la plus essentielle du devoir en général par une telle falsification qui, de ce fait, peut également être appelée mensonge, (bien que ce ne soit pas au sens que les juristes donnent à ce terme) : c'est-à-dire que je fais, autant qu'il dépend de moi, que des déclarations de façon générale ne trouvent aucune créance et que par suite aussi tous les droits qui sont fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent vigueur: ce qui est une injustice commise à l'égard de l'humanité en général. Ainsi, il suffit de définir le mensonge comme une déclaration intentionnellement fausse et point n'est besoin d'ajouter cette clause qu'il faut qu'elle nuise à autrui, que les juristes exigent pour leur définition (mendacium est falsiloquium in praejudicium altenus). Car il nuit toujours à autrui: même si ce n'est pas à un autre homme, c'est à l'humanité en général, puisqu'il disqualifie la source du droit.


Mais ce mensonge par bonté d'âme peut même, par accident (casus) tomber sous le coup des lois civiles; or ce qui n'échappe à la sanction que par accident, peut également être réputé injustice selon des lois extérieures. C'est ainsi que si tu as par un mensonge empêché d'agir quelqu'un qui s'apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t'en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s'en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s'ensuivent. Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l'affirmative au meurtrier qui te demandait Si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu'on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu'ainsi le forfait n'ait pas eu lieu; mais si tu as menti et dit qu'il n'était pas à la maison, et que de fait il soit réellement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c'est à bon droit qu'on peut t'accuser d'être à l'origine de sa mort. Car si tu avais dit la vérité exactement comme tu la savais, peut-être le meurtrier cherchant son ennemi dans la maison aurait-il été arrêté par les voisins accourus et le crime aurait-il été empêché. Donc celui qui ment, si généreuse puisse être son intention en mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge, même devant les tribunaux civils, Si imprévues qu'elles puissent être : c'est que la véracité est un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs à fonder sur un contrat, devoirs dont la loi, Si on y tolère la moindre exception, devient chancelante et vaine. C'est donc un commandement de la raison qui est sacré, absolument impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance: en toute déclarations, il faut être véridique (loyal).


La remarque que fait à ce propos M. Constant sur le discrédit de ces principes rigoureux et qui sont réputés se perdre dans des idées irréalisables, mais qui sont de ce fait récusables, est aussi juste que bien pensée: " Toutes les fois (dit-il au bas de la p. 123) qu'un principe démontré vrai paraît inapplicable, c'est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen de l'application ". Il cite (p. 121) la doctrine de l'égalité comme formant le premier anneau de la chaîne sociale: " que nul homme ne peut être lié que par les lois à l'élaboration desquelles il a contribué Dans une société très restreinte, ce principe peut être appliqué d'une manière immédiate, et n'a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une société très nombreuse, il faut ajouter un nouveau principe à celui que nous citons ici. Le principe intermédiaire c'est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit personnellement, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe sans employer l'intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce bouleversement, qui attesterait uniquement l'ignorance ou l'impéritie du législateur, ne prouverait rien contre le principe ". Il conclut, p. 125, en ces termes : " Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents ". [Et pourtant ce brave homme avait lui-même abandonné le principe inconditionné de la véracité à cause du danger qu'il comporte pour la société, parce qu'il ne pouvait découvrir aucun principe intermédiaire permettant d'obvier à ce danger, et il est de fait qu'ici il n'y en a aucun à insérer]. Pour reprendre la façon de désigner les personnes citée ci-dessus : " le philosophe français " a confondu l'action par laquelle on nuit (nocet) à autrui en disant la vérité dont l'aveu ne peut être éludé, avec celle par laquelle on commet une injustice (laedit) à son égard. C'était simplement par accident (casus) que la véracité de la déclaration nuisait à l'habitant de la maison, ce n'était pas un acte libre (au sens juridique). Car un droit d'exiger d'autrui qu'il mente pour nous être utile manifesterait une prétention contraire à toute légalité. En fait tout homme a non seulement un droit, mais c'est même son devoir le plus strict de se montrer véridique dans les déclarations qu'il ne peut éluder, lors même que cette vérité nuit, à lui-même ou à autrui. Il n'est donc pas lui-même à proprement parler l'auteur du dommage subi par celui qui est lésé, mais c'est un accident qui en est la cause. Car en ce cas il n'a pas la liberté de choisir puisque la véridicité (dès lors qu'il faut parler) est un devoir absolu. Le " philosophe allemand " n'admettra donc pas comme principe la proposition (p. 124): " Dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité "; d'abord parce que c'est là une formule confuse, puisque la vérité n'est pas un bien dont on serait propriétaire et sur lequel on pourrait reconnaître un droit à l'un, tandis qu'on le refuserait à l'autre; ensuite et surtout parce que le devoir de véracité (car il n'est ici question que de lui) ne fait aucune différence entre les personnes envers lesquelles on puisse avoir ce devoir et celles envers lesquelles il serait possible de s'en exempter, mais que c'est un devoir absolu qui vaut en toutes circonstances. Dès lors, pour passer d'une métaphysique du droit (qui fait abstraction de toutes conditions d'expérience) à un principe de la politique (principe qui en applique les concepts aux cas d'expérience) et pour parvenir de cette façon à la solution d'un problème de politique conforme au principe général du droit, le philosophe donnera: 1er un axiome, c'est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (accord de la liberté de chacun avec la liberté de tous selon une loi générale); 2° un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté commune de tous selon le principe de l'égalité, sans laquelle il n'y aurait aucune liberté pour chacun 20, 3° un problème : comment faire en sorte que dans une société si étendue soit-elle, l'entente soit cependant maintenue selon les principes de la liberté et de l'égalité (c'est à savoir, grâce à un système représentatif) ; ce qui constituera un principe de la politique, dont l'organisation et l'ordonnance contiendront alors des décrets qui, tirés de la connaissance qu'on a des hommes par l'expérience, n'ont en vue que le mécanisme de l'administration du droit et les modalités d'adaptation à sa fin. - Le droit ne doit jamais se régler sur la politique, mais c'est bien la politique qui doit toujours se régler sur le droit.


" Un principe reconnu vrai, dit l'auteur (j'ajoute: reconnu a priori, par suite: apodictique), ne doit jamais être abandonné quels que soient ses dangers apparents " - Seulement, il faut ici entendre non pas le danger de nuire (accidentellement), mais le danger de commettre une injustice en généra1 ce qui arriverait si je subordonnais à un devoir conditionné et encore à d'autres considérations le devoir de véracité qui est tout à fait inconditionné et constitue la condition juridique suprême dans les déclarations, et, encore que par un certain mensonge je ne commette, en fait, d'injustice envers personne, j'enfreins cependant de façon générale le principe du droit relatif à toutes les déclarations inévitablement nécessaires (je commets une injustice formaliter, bien que je n'en commette aucune materialiter) : ce qui est bien plus fâcheux que de commettre une injustice envers un individu déterminé, acte qui n'implique pas toujours un tel principe d'injustice chez le sujet.


Celui qui tolère qu'on lui demande s'il a l'intention ou non d'être vérace dans la déclaration qu'il va avoir à faire, ne réagit pas avec indignation au soupçon qu'on fait ainsi peser sur lui qu'il pourrait fort bien être un menteur, mais demande la permission ne serait-ce que de songer à une exception possible, celui-là est déjà un menteur (in potentia), car il montre ainsi qu'il ne reconnaît pas la véracité comme un devoir en soi, mais qu'il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même n'en tolère aucune, puisqu'elle y entre directement en contradiction avec elle-même. Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer une stricte vérité et les sus-nommés principes intermédiaires ne peuvent comporter que la détermination prochaine de leur application aux cas qui se présentent (selon les règles de la politique), mais ne peuvent jamais y apporter d'exceptions: car ces exceptions nieraient l'universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes.
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