Emmanuel KANT (1724-1804) Essai philosophique sur la paix perpétuelle, trad. J. Barni, éd. A. Durand, p. 300.
Il en est des peuples, en tant qu'États, comme des individus : dans l'état
de nature (c'est-à-dire dans l'indépendance de toute loi extérieure), leur
seul voisinage est déjà une lésion réciproque ; et, pour garantir sa sûreté,
chacun d'eux peut et doit exiger des autres qu'ils entrent avec lui dans une
constitution analogue à la constitution civile, où les droits de chacun
puissent être assurés. Ce serait là une fédération de peuples, qui ne
formeraient pas cependant un seul et même État. Il y aurait en effet
contradiction dans cette idée ; car, comme chaque État suppose le rapport
d'un supérieur (le législateur) à un inférieur (celui qui obéit,
c'est-à-dire le peuple), plusieurs peuples réunis en un État ne formeraient
plus qu'un peuple, ce qui est contraire à la supposition (puisque nous avons
à considérer ici le droit des peuples entre eux, en tant qu'ils constituent
autant d'États différents et ne devant pas se confondre en un seul et même
État) (...)
Il n'y a, aux yeux de la raison, pour les États considérés dans leurs
relations réciproques, d'autre moyen de sortir de l'état de guerre où les
retient l'absence de toute loi, que de renoncer, comme les individus, à leur
liberté sauvage (déréglée), pour se soumettre à la contrainte de lois
publiques et former ainsi un État de nations (civitas gentium), qui
croîtrait toujours et embrasserait à la fin tous les peuples de la terre.
Mais, comme, d'après l'idée qu'ils se font du droit des gens, ils ne veulent
point du tout employer ce moyen et qu'ils rejettent in hypothesi ce qui est
vrai in thesi, à défaut de l'idée positive d'une république universelle, il
n'y a (si l'on ne veut pas tout perdre), que le supplément négatif d'une
alliance permanente et toujours plus étendue qui puisse détourner la guerre
et arrêter le torrent de cette passion injuste et inhumaine ; mais on sera
toujours condamné à en craindre la rupture.