Emmanuel KANT (1724-1804) Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », première section.
1. L'espace n'est pas un concept empirique qui ait été tiré
d'expériences externes. En effet, pour que certaines sensations puissent
être rapportées à quelque chose d'extérieur à moi (c'est-à-dire à quelque
chose situé dans un autre lieu de l'espace que celui dans lequel je me
trouve), et de même, pour que je puisse me représenter les choses comme en
dehors et à côté les unes des autres, — par conséquent comme n'étant pas
seulement distinctes, mais placées dans des lieux différents — il faut que
la représentation de l'espace soit posée déjà comme fondement. Par suite la
représentation de l'espace ne peut pas être tirée par l'expérience des
rapports des phénomènes extérieurs, mais l'expérience extérieure n'est
elle-même possible avant tout qu'au moyen de cette représentation.
2. L'espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement
à toutes les intuitions extérieures. On ne peut jamais se représenter qu'il
n'y ait pas d'espace, quoique l'on puisse bien penser qu'il n'y ait pas
d'objets dans l'espace. Il est considéré comme la condition de la
possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en
dépende, et il est une représentation a priori qui sert de fondement, d'une
manière nécessaire, aux phénomènes extérieurs.
3. Sur cette nécessité a priori se fonde la certitude apodictique de tous
les principes géométriques et la possibilité de leur construction a priori.
En effet, si cette représentation de l'espace était un concept acquis a
posteriori qui serait puisé dans la commune expérience externe, les premiers
principes de la détermination mathématique ne seraient rien que des
perceptions. Ils auraient donc toute la contingence de la perception ; et il
ne serait pas nécessaire qu'entre deux points il n'y ait qu'une seule ligne
droite, mais l'expérience nous apprendrait qu'il en est toujours ainsi
(...).
4. L'espace n'est pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept
universel de rapport des choses en général, mais une intuition pure. En
effet, on ne peut d'abord se représenter qu'un espace unique, et, quand on
parle de plusieurs espaces, on n'entend par là que les parties d'un seul et
même espace. Ces parties ne sauraient, non plus, être antérieures à cet
espace unique qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments
(capables de le constituer par leur assemblage), mais elles ne peuvent, au
contraire, être pensées qu'en lui.
Il est essentiellement un ; le divers qui est en lui et, par conséquent,
aussi le concept universel d'espace en général, repose en dernière analyse
sur des limitations. Il suit de là que, par rapport à l'espace, une
intuition a priori (qui n'est pas empirique) est à la base de tous les
concepts que nous en formons. C'est ainsi que tous les principes
géométriques — par exemple, que dans un triangle, la somme de deux côtés est
plus grande que le troisième — ne sont jamais déduits des concepts généraux
de la ligne et du triangle, mais de l'intuition, et cela a priori et avec
une certitude apodictique.