Emmanuel KANT (1724-1804) Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section.
Mais
supposé qu'il y ait quelque chose dont l'existence en soi-même ait une
valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un
principe de lois déterminées, c'est alors en cela et en cela seulement que
se trouverait le principe d'un impératif catégorique possible, c'est-à-dire
d'une loi pratique. Or je dis ; l'homme, et en général tout être
raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont
telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions,
aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui
concernent d'autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en
même temps comme fin.
Tous les objets des inclinations n'ont qu'une valeur conditionnelle ; car si
les inclinations et les besoins qui en dérivent n'existaient pas, leur objet
serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin,
ont si peu une valeur absolue qui leur donne le droit d'être désirées pour
elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le
souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les
objets à acquérir par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres
dont l'existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la
nature, n'ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu'une
valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des
choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes,
parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire
comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen,
quelque chose qui par suite limite d'autant toute faculté d'agir comme bon
nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des
fins simplement subjectives, dont l'existence, comme effet de notre action,
a une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c'est-à-dire des
choses dont l'existence est une fin en soi-même, et même une fin telle
qu'elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les
fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens. Sans cela, en
effet, on ne pourrait trouver jamais rien qui eût une valeur absolue. Mais
si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait
complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique
suprême.
Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la
volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu'il soit tel que, par la
représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin
pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par
conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement
de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L'homme se
représente nécessairement ainsi sa propre existence ; c'est donc en ce sens
un principe subjectif d'actions humaines.
Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence,
en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi ; c'est
donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites,
comme d'un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté.
L'impératif sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites
l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre
toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.