Emmanuel KANT (1724-1804)
Critique de la Raison Pure, Dialectique transcendantale, Introduction.
Nous avons nommé plus haut la dialectique en général une
logique de l’apparence. Cela ne veut pas dire qu’elle soit une théorie de la
vraisemblance; car la vraisemblance elle-même est une vérité, mais une
vérité qui n’est pas suffisamment établie; si la connaissance de cette
vérité est défectueuse, elle n’est point trompeuse pour cela et par
conséquent, elle ne doit point être séparée de la partie analytique de la
logique. Encore moins peut-on confondre le phénomène et l’apparence. En
effet, la vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’objet, en tant qu’il est
perçu mais dans le jugement que nous portons sur ce même objet en tant qu’il
est conçu. Si donc on peut dire justement que les sens ne trompent pas, ce
n’est point parce qu’ils jugent toujours exactement, c’est parce qu’ils ne
jugent pas du tout. Par conséquent, c’est uniquement dans le jugement,
c’est-à-dire, dans le rapport de l’objet à notre entendement, qu’il faut
placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant aussi l’apparence, qui
nous invite à l’erreur. Il n’ y a point d’erreur dans une connaissance dans
une connaissance qui s’accorde parfaitement avec les lois de l’entendement.
Il n’y a point non plus d’erreur dans une représentation des sens (puisqu’il
n’y a point de jugement). Nulle force de la nature ne peut d’elle-même
s’écarter de ses propres lois. Aussi ni l’entendement ni les sens ne
sauraient-ils se tromper d’eux-mêmes (sans l’influence d’une autre cause).
L’entendement ne le peut pas; car, dès qu’il n’agit que d’après ses lois,
l’effet (le jugement) doit nécessairement s’accorder avec elles. Quant aux
sens, il n’y a point en eux de jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous
n’avons point d’autres sources de connaissances que ces deux-là, il suit que
l’erreur ne peut être produite que par une influence inaperçue de la
sensibilité sur l’entendement. C’est ce qui arrive lorsque des principes
subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les
font dévier de leur destination. Il en est ici comme d’un corps en mouvement
: il suivrait toujours de lui-même la ligne droite dans la même direction,
si une autre force, en agissant en même temps sur lui suivant une autre
direction, ne venait lui faire décrire une ligne courbe. Pour bien
distinguer l’acte propre de l’entendement de la force qui s’y mêle, il est
nécessaire de considérer le faux jugement comme une diagonale entre deux
forces qui déterminent le jugement suivant deux directions différentes, et
de résoudre cet effet composé en celui qui revient simplement à
l’entendement et celui qui revient à la sensibilité. C’est ce que l’on
exprime en des jugements purs a priori au moyen d’une réflexion
transcendantale qui assigne à chaque représentation sa place dans la faculté
de connaître à laquelle elle appartient, et permet ainsi de distinguer
l’influence de la sensibilité sur l’entendement.
Notre objet n’est pas ici de traiter de l’apparence empirique (par exemple
des illusions d’optique) que présente l’application empirique des règles,
d’ailleurs justes, de l’entendement, et où le jugement est entraîné par
l’influence de l’imagination; il ne s’agit ici que de cette «apparence
transcendantale» qui influe sur des principes dont l’application ne se
rapporte plus du tout à l’expérience (auquel cas nous aurions encore du
moins une pierre de touche pour en vérifier la valeur) et qui nous entraîne
nous-mêmes, malgré tous les avertissements de la critique, tout à fait en
dehors de l’usage empirique des catégories, et nous abuse par l’illusion
d’une extension de l’entendement pur. Nous nommerons «immanents» les
principes dont l’application se tient absolument renfermée dans les limites
de l’expérience possible, et «transcendants» ceux qui sortent de ces
limites. Je n’entends point par là cet usage «transcendantal» ou cet abus
des catégories, qui n’est que l’erreur où tombe notre jugement, lorsqu’il
n’est point suffisamment contenu par la critique et qu’il néglige les
limites du seul terrain où puisse s’exercer l’entendement pur; j’entends ces
principes réels qui prétendent renverser toutes ces bornes et qui s’arrogent
un domaine entièrement nouveau, où l’on ne reconnaît plus aucune
démarcation. Le transcendantal et le transcendant ne sont donc pas la même
chose. Les principes de l’entendement pur que nous avons exposés plus haut
n’ont qu’un usage empirique, et non transcendantal, c'est-à-dire que cet
usage ne sort pas des limites de l’expérience. Mais un principe qui repousse
ces limites et nous enjoint même de les franchir, c’est là ce que j’appelle
un principe transcendant. Si notre critique peut parvenir à découvrir
l’apparence de ces prétendus principes, alors ceux dont l’usage est purement
empirique pourront être nommés, par opposition à ces derniers, principes
immanents de l’entendement pur.
L’apparence logique qui consiste simplement dans une fausse imitation de la
forme rationnelle (l’apparence des paralogismes) résulte uniquement d’un
défaut d'attention aux règles logiques. Aussi se dissipe-t-elle entièrement
dès que ces règles sont justement appliquées au cas présent. L’apparence
transcendantale, au contraire, ne cesse pas par cela seul qu’on l’a
découverte, et que la critique transcendantale en a clairement montré la
vanité ( telle est par exemple celle qu’offre cette proposition: le monde
doit avoir un commencement dans le temps). La cause en est qu’il y a dans
notre raison (considérée subjectivement, c'est-à-dire comme une faculté de
connaître humaine) des règles et des maximes fondamentales, qui en servant à
son usage, ont tout à fait l’air de principes objectifs et font que la
nécessité subjective d’une certaine liaison de nos concepts exigés par
l’entendement, passe pour une nécessité objective, pour une détermination
des choses en soi. C’est là une illusion qu’il ne nous est pas possible
d’éviter, pas plus que nous ne saurions faire que la mer ne nous paraisse
plus élevée à l’horizon qu’auprès du rivage, puisque nous la voyons alors
par des rayons plus élevés ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut
empêcher que la lune ne lui paraisse plus grande à son lever, bien qu’il ne
soit pas trompé par cette apparence.
La dialectique transcendantale se contentera donc de découvrir l’apparence
des jugements transcendantaux et en même temps d’empêcher qu’elle ne nous
trompe; mais que cette apparence se dissipe (comme l’apparence logique) et
qu’elle cesse d’être tout à fait, c’est ce qu’elle ne pourra jamais faire.
Nous avons affaire, en effet, à une illusion naturelle et inévitable qui
repose elle-même sur des principes subjectifs et les donne pour des
principes objectifs…Il y a donc une dialectique de la raison pure qui est
naturelle et inévitable. Ce n’est pas celle où s’engagent les têtes sans
cervelle, faute de connaissances, ou celle qu’un sophiste a ingénieusement
imaginée pour tromper les gens raisonnables; mais celle qui est
inséparablement liée à la raison humaine et qui, alors même que nous en
avons découvert l’illusion, ne cesse pas de se jouer d’elle et de la jeter à
chaque instant en des erreurs qu’il faut toujours repousser.