Emmanuel KANT (1724-1804) Logique trad. Guillermit, éd. Vrin 1966, pp. 25-26.
Le
domaine de la philosophie se ramène aux questions suivantes :
1) Que puis-je savoir ?
2) Que dois-je faire ?
3) Que m'est-il permis d'espérer ?
4) Qu'est-ce que l'homme ?
à la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la
troisième lareligion, à la quatrième l'anthropologie. Mais au fond, on
pourrait tout ramener à l'anthropologie, puisque les trois premières
questions se rapportent à la dernière.
Car sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non
plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s'y
ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les
habiletés jointes à l'intelligence de leur accord avec les buts les plus
élevés de la raison humaine.
De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s'il ne peut
philosopher. Mais on n'apprend à philosopher que par l'exercice et par
l'usage qu'on fait soi-même de sa propre raison.
Comment la philosophie se pourrait-elle, même à proprement parler,
apprendre ? En philosophie, chaque penseur bâtit son oeuvre pour ainsi dire
sur les ruines d'une autre ; mais jamais aucune n'est parvenue à devenir
inébranlable en toutes ses parties. De là vient qu'on ne peut apprendre à
fond la philosophie, puisqu'elle n'existe pas encore. Mais à supposer même
qu'il en existât une effectivement, nul de ceux qui l'apprendraient ne
pourrait se dire philosophe, car la connaissance qu'il en aurait demeurerait
subjectivement historique.
Il en va autrement en mathématiques. Cette science peut, dans une certaine
mesure, être apprise ; car ici, les preuves sont tellement évidentes que
chacun peut en être convaincu ; et en outre, en raison de son évidence, elle
peut être retenue comme une doctrine certaine et stable.
Celui qui veut apprendre à philosopher doit, au contraire, considérer tous
les systèmes de philosophie uniquement comme une histoire à l'usage de la
raison et comme des objets d'exercice de son talent philosophique.
Car la science n'a de réelle valeur intrinsèque que comme instrument de
sagesse. Mais à ce titre, elle lui est à ce point indispensable qu'on
pourrait dire que la sagesse sans la science n'est que l'esquisse d'une
perfection à laquelle nous n'atteindrons jamais.
Celui qui hait la science mais qui aime d'autant plus la sagesse s'appelle
un misologue. La misologie naît ordinairement d'un manque de connaissance
scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive
cependant parfois que certains tombent dans l'erreur de la misologie, qui
ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d'ardeur et de succès
mais qui n'ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement.
La philosophie est l'unique science qui sache nous procurer cette
satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle
scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation.