Chronique du quinquennat

Une mystique du chef

Il suffit de regarder les photos pour le comprendre : l'histoire du FN est d'abord celle de son chef. Comme souvent dans ce cas, comme souvent d'ailleurs dans ce type de mouvements, de partis et de groupuscules, c'est le chef qui tient la boutique. Au point d'ailleurs et c'est souvent le cas dans les partis fascistes que le parti s'effondre sitôt le chef disparu : ni le parti ni le régime ne survécurent à la mort de Franco ; et, même si l'issue de la guerre y fut pour beaucoup, ce fut le cas aussi en Italie pour Mussolini et en Allemagne pour Hitler.

Beaucoup furent pris au piège : un Jospin le reconnaît aujourd'hui, qui paya politiquement très cher cette erreur : il pensa au tournant des années 2000 que le FN commençait de s'essouffler et ne résisterait pas à la prochaine mise à l'écart de Le Pen. C'était oublier que l'animal politique avait de la ressource qui géra de main de maître la dissidence Mégret ; qui sut aussi se (quasi) retirer à temps et ne pas faire une campagne de trop en transmettant le flambeau à ... sa fille.

Ambivalence du pouvoir héréditaire

C'est qu'il y a manifestement chez JM Le Pen une formidable ambiguïté : il se joue de la mystique du chef, sans conteste, mais en même temps gère le parti comme une boutique lui permettant de vivre correctement : C Lang va jusqu'à évoquer une gestion de patrimoine. En transmettant le parti à sa fille, il préserve ses intérêts et ceux des siens

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même si en même temps il flatte ce qu'il peut y avoir de fascination à l'extrême droite pour celui qui sera toujours plus un guide qu'un simple leader. Mais il a en même temps une réelle capacité à transformer toute opposition politique en grande épopée tragique: ce qu'illustre non pas le mélodrame mais la grande saga de la scission du MNR en 98.

Beaucoup eurent le sentiment que Le Pen ne chercha jamais véritablement à conquérir le pouvoir : il est certain en tout cas que ses saillies périodiques durant toutes ces années eurent toujours pour effet de l'en éloigner à mesure qu'il semblait s'en approcher.

Mais on peut aussi concevoir cette transmission du flambeau comme la transmission du sceptre car il y a quelque chose en l'affaire qui relève de l'autocratie héréditaire. Le Pen n'est pas un leader mais un guide. Il n'y a aucune véritable démocratie interne au FN, aucune instance qui ne soit directement soumise à son autorité devant quoi tout et tous doivent plier.

L'équivalent allemand de leader c'est leiter qui désigne celui qui marche devant, qui étymologiquement, préside. Mais celui-ci est mis en avant par les troupes ; seulement.

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Au contraire du guide, du Führer qui, lui, entraîne les troupes, leur montre la voie et demeure à jamais le seul creuset de toute dynamique.

Telle était plutôt la posture de Le Pen ; telle qui put laisser croire que lui une fois disparu, tout s'effondrerait.

C'était compter sans la puissance de la légitimité héréditaire. On ne peut en tout cas pas penser le FN comme n'importe quel autre parti, non plus que ses conflits internes comme de simples appétits politiques. Il n'y a pas de numéro deux ; il n'y a que le monarque ; tous les autres, sbires, exécutants, féals ou félons, n'ont qu'à se soumettre ou démettre et ne peuvent subsister que sous l'ombre tutélaire du chef.

Une conception théologique du pouvoir

Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés

Il y a quelque chose de l'ordre de la théologie dans cette approche du pouvoir, qui n'est pas sans rappeler cette formule de Carl Schmitt tirée de sa Théologie du pouvoir.

Mais qui n'est pas rappeler non plus cette célèbre formule de Péguy :

Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c'est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N'y -t-il pas eu, n'y a-t-il pas d'autres dégradations? Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa propre mystique et tout finit par de la politique.

L’intérêt, la question, l'essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance.

C'est le lieu commun de tous les fascismes, de toutes les approches monarchiques à la Maurras mais c'est aussi la grande tentation de toute approche révolutionnaire. Qu'on le veuille ou non, qu'on le reconnaisse ou non, il y a bien un espace ténu, où le politique confine au sacré, cherche à y tremper son glaive, à s'imposer sur son promontoire. C'est toute la question que pose ce texte maintes fois cité de Sophie Wahnich (1) de la bordure sacrée du politique que l'on pourrait tout aussi bien nommer bordure politique du sacré, d'ailleurs.

C'est que, ne peut pas ne pas se poser la question de la source du pouvoir. Qui fonctionne toujours un peu comme le Saint Graal où le chevalier, qui est et demeure serviteur de Dieu, et détient sa noblesse de cette procession-ci, trempe son glaive, arme son courage et puise sa force. Que cette coupe soit l'ampoule sacrée dont sera oint le monarque pour mieux signifier le service divin mais en même temps ce second corps du roi qui fait de lui une exception sacrale ou que ce soit l'urne où le suffrage universel adoube l'impétrant, quelle différence au fond ? Que l'on cherche la source en dieu, en la race, en l'histoire ou dans le peuple qu'importe car cette source, ou celui qui l'incarne est ailleurs, d'un autre ordre.

C'est le tiers exclu.

Le système menace toujours d'imploser quand ce tiers entre en jeu ! Révolution quand c'est le peuple ! Révolution quand c'est dieu lui-même, qui subitement rend vaine, superflue et sotte la médiation sacerdotale. Parce que le pouvoir est celui de l'exercice légitime de la violence, que son absence est précisément faite pour en permettre la sublimation, la canalisation, la ritualisation, son irruption ne peut prendre que les allures bibliques d'une eschatologie violente, terrifiante.

Il n'est donc pas faux d'écrire que le politique n'est en fin de compte que du théologique sécularisé Il est déjà un peu plus faux de penser qu'il s'agit ici d'une dégradation. Il s'agit juste de sortir du temps épique des fondations ; de l'ère à la fois enthousiasmante et terrifiante du pionnier, de l'invention. De sortir du temps de l'incarnation.

La République est régime des temps ordinaires et l'on peut bien comprendre qu'à côté de l'épreuve impossible de l'Àffaire, la valse des gouvernements pût paraître terne ; vulgaire. Qu'après les épreuves héroïques de la Résistance, le retour à la norme quotidienne fût fade, décevante.

Mais il est un temps pour tout : celui de l'Incarnation est sacré, bouleversant ; emphatique. Mais c'est un moment, miraculeux, miséricordieux ; rare. C'est en ceci qu'il est mystique. Angogique. De la même manière que la mystique insistera toujours plus, dans la Révélation, sur ce qui demeure mystérieux que sur ce qui est concevable par la raison, de la même manière la mystique du chef est une approche pour temps héroïques ; pour des temps de fondation qui nourrit toujours quelque déception sinon mépris pour les temps ordinaires.

Le fascisme tient à ceci ; le nazisme aussi et son Führerprinzip : il est odyssée pour temps de mythes et de saga ; il n'a rien à voir avec l'exercice ordonné du pouvoir. Il est exception ; intrusion ; irruption dévastatrice. Il est la volonté folle de poursuivre jusqu'à la destruction, jusqu'à son propre anéantissement, ce moment de la fondation. Qui oblige l'opposant, souvent, à déployer la même fureur, la même hargne pour en venir à bout. 2 Le fascisme tient tout entier dans cette mystique-là et cesse d'être une exception politique dès lors qu'il l'abandonne - si peu que ce soit !

La figure de Le Pen

Il y a chez Le Pen, indéniablement, quelque chose du boutiquier qui tient à faire tourner sa petite entreprise de déstabilisation politique. Mais dans son refus calculé du pouvoir il y a aussi ce par quoi il ne cesse de participer du Führerprinzip. Remarquons que le fonctionnement du FN est en réalité tout sauf démocratique - et d'ailleurs comment le serait-il ? C'est bien tout le paradoxe des partis fascistes de ne pouvoir fleurir que sur les difficultés des régimes démocratiques qu'ils dénoncent en même temps. L'autorité de Le Pen était absolue et chacun immédiatement se soumet à la parole du Maître. Ici encore, c'est bien d'une relation personnelle dont il s'agit entre le guide et les militants. Au même titre qu'Hitler, que Pétain aussi d'ailleurs, la relation est de fidélité absolue consacrée par un serment personnel prêté devant le guide. Or la prestation de serment signe indiscutablement la relation de sujétion au maître. Rousseau a eu des mots clairs pour distinguer ici le maître et le chef selon que l'obéissance fût aux lois ou à l'homme. Il en va de même ici : une relation tellement étroite que tout écart ne peut être interprété que comme une trahison. On ne connaît ici nulle opposition ; que de la félonie ! aucune discussion ! jamais. L'ordre y est aisément militaire ou religieux mais ne s'entend que de manière absolue.

Ce n'est à cet égard par un hasard si dans les premiers temps du FN, et quoiqu'il s'y fût agi à l'époque de se chercher avec Le Pen, une figure politique présentable et moins dans le style des nervis fascistes, pas étonnant donc que l'on mît en avant son engagement durant la guerre d'Algérie - il avait pour cela abandonné son siège de député conquis en 56 avec la grande vague poujadiste - ni qu'il se présentât avec les stigmates du combattant portant les signes tangibles de son engagement, de son courage, de son abnégation. Ce ne sera que plus tard, l'âge aidant, et les premiers succès électoraux aidant, qu'il se fit reloocké définitivement pour présenter sinon une figure de notable au moins celle d'un politique engagé, déterminé mais acceptable !

Retour à l'ordinaire

L'Eglise a su trouver une suite à son histoire en se pensant comme corps mystique du Christ : c'est l'assemblée même des croyants qui forment la prolongement dans l'histoire d'une Incarnation originaire. Elle a même su trouver deux flexions pour ce corps selon qu'il soit plus mystique ou plus pastoral. Au mystique, le régulier, l'engagement total, au confins du réel, dans les abbayes et les couvents. Au pasteur, le séculier, parce qu'il faut bien s'occuper des temps ordinaires et regrouper les brebis égarées.

L'Etat républicain n'eut de cesse de se chercher cette même suite à ses origines héroïques et y parvint parfois en consacrant le corps mystique du peuple dans cette assemblée réunie qui adoube son président, et contrefait le religieux dans ces grands rites de passage que sont par exemple les cérémonies de passation de pouvoir, où, sous le changement, perce la continuité, où, invisible, le glaive s'échange à l'écart du peuple juste convié au ravivage de la flamme ... Lui aussi sut, au gré des grandes turbulences, s'inventer parfois des héros (de Gaulle, Clemenceau ; Jaurès, Blum ...) qui détonneront tellement avec les autres qu'ils les éclipseront ; ou que ces dernier tentent de les imiter ... à moins qu'avec lucidité ils ne se contentent de jouer la normalité ! Et quand il cessait de l'être, républicain, il n'en continua pas moins à se forger des hérauts qui portassent ou la grandeur (Napoléon) ou le malheur (Pétain)

Bien entendu il ne revient pas au même politiquement d'aller chercher la source en haut, dans le divin, ou le héros ; ou bien d'aller le quérir en bas, dans ce peuple brouillon, contradictoire, inconstant. Bien entendu dans le premier cas, l'atterrissage, toujours dur, devra se contenter d'une parodie d'Incarnation que la noblesse supposée du monarque contrefera en dépit, parfois, de toutes les évidences. Bien entendu dans le second cas, le retour à la normalité se fera dans les petits jeux d'oppositions qui font les délices honteuses et, parfois, les ravages de la République ; dans les petites réformes qui ne changent rien ou les scandales qui exaspèrent. Bien entendu de Gaulle n'est pas Pétain : il en est même l'exact antithèse ; mais, justement, pour cela même, ils se ressemblent tant, qu'au péril du négatif photographique près, ils jouèrent de la même mystique, de la même gloire puisée dans la guerre ; de la même fidélité et au fond de la même épopée.

Mais la grande différence tient à la place qu'y joue la liberté individuelle. Dans les deux cas on entre dans l'histoire et cette histoire est peu glorieuse mais dans le premier c'est à l'assomption d'un destin qui le dépasse que le peuple se voue et il ne peut le faire qu'en se soumettant ; dans le second c'est à son propre destin qu'il est convié.

Dédiabolisation

Mais c'est ainsi, exactement, qu'il faut comprendre la succession Marine. Et c'est bien pour cela que Jospin eut à la fois tort et raison de ne pas croire en l'avenir du FN. Il avait électoralement tort parce que les temps de profonde mutation n'étaient pas encore

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achevés ; mais idéologiquement raison parce qu'un tel parti n'a le choix qu'entre se survivre mais en se banalisant ou disparaître dans un grand rire sardonique de provocation.

La succession a cet enjeu : elle n'est assurément pas achevée et peut demain se retourner contre elle. En toute incarnation, il y a risque de perdre son âme. Qui demain, en se banalisant, absorbera l'autre ? L'UMP ou le FN ? qui trahira ses origines épiques ? L'UMP a depuis longtemps délaissé les gloires gaulliennes ; c'est demain au tour du FN ! Sans aucun doute.

C'est toute la tragédie du pouvoir qui se joue ici et peut s'entendre comme la mort, la déchéance certaine de celui, qui des hauteurs, s'incarne. L'agneau de Dieu !

Mais là encore ! est-ce vraiment un hasard si ce sont des termes du type dédiabolisation que l'on utilise, trempé dans le tragique des révélations ultimes ... On ne sort pas du registre théologique - on en sort d'autant moins qu'en nous présentant une Eve séductrice on fait mine de nous rejouer le grand mystère de la tentation. Taguieff ne parlait-il pas, d'ailleurs d'une métaphysique de JM Le Pen ? 3

On s'est beaucoup interrogé, à gauche comme à droite, sur l'attitude à tenir face au FN : de la complaisance à la compréhension ; de l'anathème à la lutte franche. Rien n'y fit.

La diabolisation fut d'abord l'oeuvre de la gauche au pouvoir même si celle-ci ne put que trouver quelque avantage à cette épine dans le pied de la droite.

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Elle fut consacrée par la droite chiraquienne, favorisée aussi par les sempiternelles provocations de JM Le Pen qui le rendaient décidément infréquentable, stratégie qui maintint un verrou sanitaire qui la séparât du FN - verrou que la récente campagne sarkozyste fit justement sauter. 4 Rien n'y fit qui de loin en loin maintient le FN dans les eaux de 15 à 20% - ce qui n'est pas rien.

C'est que la diabolisation consacrait en même temps la place particulière occupée par le FN sur l'échiquier politique et - finalement - la légitimait. Mais fragilisait durablement le bon fonctionnement des institutions - ce dont l'éviction de Jospin au 1e tour en 2002 aura été la brutale illustration. Depuis 88, le FN a progressivement pris la place qu'autrefois le PC occupait : celle du lépreux, du paria de la République. Mais comment durablement et légitimement faire fonctionner des institutions quand 20 % des électeurs sont exclus de fait ?

Le baiser de Judas aura été donné au PC par Mitterrand et il ne s'en remis jamais : il m'arrivent parfois de penser que ni l'un ni l'autre ne s'en remirent. Le PC s'affaiblit constamment au point désormais de ne pouvoir exister que par le biais du Front de Gauche et d'un tribun talentueux ; mais Mitterrand non plus ne s'en remit pas qui déserta progressivement les sentiers de la gauche ...

Politiquement c'est bien ainsi que la question demain se posera : qui, dans cette nouvelle alliance va y perdre ? L'UMP son âme ? ou le FN sa trempe ?

Idéologiquement, c'est bien d'autre chose dont il s'agit qui permette de comprendre ce qu'il y a derrière le FN : passer par Maurras d'abord puis par l'analyse du discours sarkozyste durant la campagne d'autre part, aura permis de tracer quelques lignes de convergences ; chercher les marqueurs théoriques du FN - même si l'on a l'impression qu'il s'y agit de plus de diatribes haineuses et de peurs exploitées que de raison, il y a toujours une métaphysique implicite à dénicher - devrait permettre d'en trouver d'autres ... ou bien de dessiner des impasses.

Et de répondre finalement à deux questions essentielles :

- où est la frontière qui sépare un parti républicain, une doctrine républicaine de ce qui ne l'est pas ?

- où est la frontière entre ce qui est fasciste de ce qui ne l'est pas ; de ce qui est droite extrême de ce qui est extrême-droite ?

Métaphysique frontiste ?


1) Sophie Wahnich, Terreur terrorisme

Ce prix c'est celui si coûteux qu'il y a à fréquenter cette bordure politique du sacré. L'effroi, le dégoût, la terreur et l'enthousiasme sont les émotions qui signent l'expérience de cette bordure, là où la révolution et ses acteurs peuvent sombrer dans le néant, là où la violence faite au corps de l'ennemi a partie liée avec une vengeance fondatrice et la souveraineté populaire.

Les conventionnels ont voulu protéger le peuple de la brûlure du geste sacré en la concentrant dans la Convention, ses comités et le tribunal révolutionnaire. Mais nul n'est vraiment à l'abri d'une transaction sacrée où la fondation des valeurs exige la mort des hommes, où il faut s'engager corps et âme, où chacun peut périr d'effroi ou être gagné par le dégoût. Là est à notre sens le prix oublié de la Révolution , le prix enfoui de la terreur, prix indissolublement éthique et politique.

2) comment ne pas penser à ce texte de Blum

3)Pierre-André Taguieff, « La métaphysique de Jean-Marie Le Pen », dans Le Front national à découvert, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1989.

4) lire cet article