Chronique du quinquennat

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les sources idéologiques du FN

Décidément le FN est un objet politique difficilement identifiable et nombreux sont les termes que les uns et les autres adopteront pour tenter de le qualifier.

Sciences Po avait édité un ouvrage collectif en 1996 intitulé le FN à découvert qui offre quelques clés même si en 15 ans le FN a changé et semble surtout être désormais en train de changer son logiciel programmatique. Mais un ouvrage qui reste d'actualité quand il s'agit de traquer les sources idéologiques du FN ; et de repérer ce qui depuis, mais surtout avec sa fille, pourrait se jouer de rénovation idéologique.

Des sources contradictoires qui débouchent sur un dilemme

C'est bien l'analyse que mène Pierre-And ré Taguieff mais qui signe selon nous la tension propre au système fasciste qui, à la fois prône un naturalisme à tout crin par quoi l'homme serait rivé à sa terre et sa race et n'aurait donc d'autre ressource que d'accomplir cette nature ; et en appelle, d'autre part, à une véritable révolution en s'appuyant sur ce que la nature produit de sélection pour accomplir l'émergence d'un peuple fort, conquérant, vainqueur. Le dilemme qui en découle est aisé à comprendre qui hésite entre soumission à l'ordre, d'un côté et volontarisme politique, de l'autre.

Si la "philosophie" officielle du national-populisme met au premier plan les valeurs vitales, nous verrons que c'est selon deux traditions idéologiques distinctes. L'une privilégie le modèle de l'organisme, s'ordonne aux valeurs "organiques" d'unité, de hiérarchie des éléments, de solidarité et d'harmonie, valeurs qui se situent au principe d'une vision traditionaliste, plus précisément : traditio-communautariste, violemment antiprogressiste, dont on retrouve I'essentiel dans le conservatisme agraire (enracinement, famille, travail, patrie). L'autre dérive de cette nébuleuse politico-scientiste nommée non sans abus et confusion darwinisme social, où coexistent convulsivement l'individualisme concurrentiel de type libéral, les théories de la race et de la sélection (l'eugénique raciale), les conceptions polémologiques, voire guerrières ou soldatiques, de l'existence humaine

Même s'il m'apparaît que ce dilemme soit celui, inéluctablement, de tout nationalisme qui ne peut exister sans se constituer en force politique qui le conduit à faire de la soumission l'objet même de la volonté à mettre en oeuvre ; que c'est dans l'essence du politique qu'il faille aller chercher la source de ce dilemme, plus qu'une contradiction d'ailleurs, il n'en demeure pas moins qu'il se présente avec d'autant plus d'acuité dans la flexion fasciste du nationalisme. Ce par quoi le fascisme est véritablement cette irruption pour temps de fondations dans la mesure où il surévaluera la volonté dans les phases de conquête pour imposer la soumission à l'ordre sitôt le pouvoir conquis. (voir plus bas)

1e source : le naturalisme

Par définition anti-progressiste, le naturalisme érige la nature en norme dont il ne faut pas s'écarter sous peine de dégénérescence, de décadence. Or, la donnée première de la nature est l'inégalité et il ne saurait être indifférent que la première de ces inégalités que relève Le Pen soit celle définissant les rapports entre les sexes. Selon une hiérarchie au conservatisme à couper le souffle, le rôle de chacun est distribué en fécondité pour les femmes, autorité pour les hommes. C'est bien d'un schéma essentialiste dont il est question ici, chacun n'ayant qu'à réaliser, dans son existence propre un programme prédéterminé, même si - le fait est notable - la réalisation individuelle est elle-même soumise à un impératif supérieur qui est le sauvetage de la société. De manière assez classique l'inégalité naturelle entre les hommes est ainsi systématiquement associée au thème du danger, de la menace de la décadence et donc de l'impératif du groupe primant sur l'individu. Le retour aux valeurs traditionnelles ne relève donc pas d'une nostalgie de bon aloi mais bien d'un combat contre une dégénérescence dont la réalité se ferait de plus en plus menaçante.

Par analogie cette inégalité entre les sexes est exportée sur l'âge, la famille, le peuple et/ou la race et - par métonymie, tant cela semble plus acceptable - la civilisation. L'argumentaire lepéniste va toujours du plus visible au moins visible : la différence est évidente entre les sexes; elle l'est moins entre les civilisations mais ce qui est vrai pour les uns l'est en réalité pour les autres. On remarque ainsi que différence est immédiatement retraduit en inégalité mais surtout en inégalitaire - ce qui n'est pas du tout la même chose : est inégalitaire ce qui rend inégal. La nature est ainsi perçue non seulement comme le lieu mais comme l'agent de l'inégalité à l'inverse de l'idéologie qui elle tend à faire accroire à une égalité possible. L'ennemi est nommé : l'égalitarisme présenté comme idéologie du nivellement. Où l'on voit clairement le procédé qui permet à Le Pen de systématiquement opposer la réalité à l'idéologie, le réel à l'apparence ou à l'illusion mensongère. Affirmer le réel revient toujours ici à nommer l'ennemi idéologique : le socialiste, le communiste et, en général tout ce qui relève de près ou de loin des Lumières. Second procédé, la nature est ramenée à ce qui est juste et par voie de conséquence tout ce qui va à l'encontre de l'inégalité est perçu comme injuste : L'égalité est une injustice faite aux plus capables reprenant ainsi une thématique pseudo-nietzschéenne.

De la sorte, le racisme rentre à nouveau dans le discours politique dont il était sorti depuis 45 mais il y rentre par des chemins de traverse : substitution lexicale de la civilisation ou de la culture au mot race ; déplacement de l'inégalité inter-ethnique vers sa conséquence, la préférence nationale ; mise en évidence des différences qui seront valorisées et déplacement du discours vers sa conséquence le rejet du métissage et donc l'exclusion revisitée en retour au pays ...

Il y a une multiplicité de races et de cultures de par le monde et il existe aujourd'hui une espèce de courant utopique ... qui prône un mondialisme visant à établir sur notre planète un nivellement par la base, un métissage généralisé destiné à réduire définitivement les différences qui existent entre les hommes et en particulier ces différences raciales ... Ceci est d'une stupidité condamnable, car les races, dans leur diversité, ont été créées par Dieu et de ce fait ont certainement leur raison d'être ... Alors que chaque entité souhaite naturellement se perpétuer et marquer ses différences, ces théories égalitaristes montrent bien ce qu'elles ont d'artificiel, d'antinaturel ! C'est vrai pour les hommes comme ça l'est pour les chiens 2

Ce que l'on peut remarquer dans le discours du FN de ces années-là, c'est bien la coexistence d'un racisme plutôt classique de type colonialiste qui fonctionne sur l'affirmation de l'inégalité avec un racisme revisité par les idéologies de la nouvelle droite qui s'appuie lui plutôt sur le droit à la différence.

2e source : le scientisme néo-darwinien

L'égalitarisme étant assimilé à la décadence, reste à trouver les moyens d'endiguer cette descente aux enfers : le registre pseudo-scientifique, en tout cas scientiste fera l'affaire.

Quatre jeux de métaphores fonctionnent pour le justifier :

- sexuelles : la nature est assimilée à la femme entendue dans le plus pur registre aristotélicien d'une matière passive attendant d'être mise en forme par l'acte pur que représente la virilité. Outre qu'un tel modèle a l'avantage de confirmer l'inégalité naturelle entre les sexes, elle met en même temps en avant le principe du salut, tout entier dans les mains de l'homme, en général, de l'action résolue, du héros.

- méritocratiques : le mérite c'est celui, de l'individu comme du peuple, celui qui résulte de cette action qui fait fructifier la nature. Remarquable que le travail ne soit pas entendu ici dans son acception libératrice telle qu'on l'a pu repérer dans le discours progressiste d'un Hegel ou d'un Marx, mais bien au contraire dans une perspective exclusivement naturaliste : le travail est ce qui permet de révéler les racines, ce qui accomplit la nature et il ne saurait être hasardeux que pour l'illustrer on utilise ici non l'exemple de l'industrie mais bien celle de l'agriculture : le champ n'est pas naturel, il résulte du lent travail de révélation de l'homme. Le travail révèle la terre.

- militaires : la vie est ramenée à la lutte, celle qui accomplit le héros en lui permettant de dominer les autres, mais aussi la nature. Remarquons que dans cette optique, tout ce qui est différent, tout ce qui est autre est perçu immédiatement comme une menace, un danger qu'il faut impérativement réduire.

- darwinistes : à côté de l'exaltation du héros, de l'homme seul bravant les dangers, on trouve évidemment toute la cohorte des concepts issus de l'approche libérale de la sélection naturelle dont, notamment, celui d'un État réduit à sa plus simple expression qui doit être empêché de limiter l'action et l'influence de l'homme fort. Protéger les forts contre les faibles, une antienne fréquente issue elle aussi de Nietzsche. Protection qui appelle assez vite l'eugénisme, actif ou passif : que l"on cherche à améliorer la race en favorisant l'émergence des forts et l'élimination des faibles ou que, d'un autre côté, on se contente de les protéger en tout état de cause le système social est récusé pour ce qu'il laisse proliférer les faibles et les incapables, preuve tangible que l'égalitarisme reviendrait à la déchéance, la dégradation, la décadence A l'intersection exacte de deux traditions, le lepénisme tente de concilier à la fois la théorie de la lutte vitale où doivent dominer les forts et être à terme éliminés les faibles et cette autre constante du darwinisme, bien plus pessimiste, où s'affirme la dégénérescence quasi inéluctable des peuples occidentaux et où il importera d'abord de préserver la survie et l'émergence dans ces peuples de leurs éléments forts.

Le dilemme auquel est ainsi confronté la théorie lepéniste concerne bien la place de l'individu dans le système qui à la fois doit se soumettre à l'ordre global et naturel, et, néanmoins résister à la dégénérescence et donc se poser en héros. Dilemme entre la soumission et la révolte. Or, s'il est bien un marqueur de la pensée fasciste, il tient justement en la juxtaposition d'un conservatisme naturaliste et d'une démarche résolument révolutionnaire.

Le dilemme

La grande discussion est entre ceux qui croient en un Ordre naturel, qui découlerait simplement de la nature des choses, et ceux qui croient en un Ordre construit par les hommes. Les hommes de droite croient à un Ordre construit par les hommes, instruits par l'expérience de la Tradition et du passé... Notre recherche fondamentale c'est de trouver un compromis entre I'autorité et la liberté 2

C'est évidemment celui qui déchire tout homme politique qui ne peut que faire valoir l'efficacité d'une action volontaire d'un côté, mais d'un homme politique extrême-droitier qui en appelle à la soumission à l'ordre naturel, et au retour à la tradition. Il n'y a pas véritablement d'issue à ce dilemme sinon de relever qu'il illustre au mieux ou bien la contradiction ou bien la volonté de synthèse de la théorie Le Pen qui peut résolument se traduire par modernisation du discours d'extrême droite.

Mais on voit bien en même temps que c'est par cette rénovation que le discours initial du FN aura été dans les années 70 et 80 plus proche finalement du fascisme que du nationalisme intégral d'un Maurras et que c'est effectivement la conjonction pas toujours cohérente de la volonté avec l'ordre naturel qui en signe un des principaux marqueurs avec la place en conséquence tout aussi ambivalente de l'individu.


1) Le Front National à découvert

2) Le Pen cité par Taguieff

on remarquera que ce thème du nivellement, de l'arasement des différences aura été au coeur du discours sur les frontières au même titre que celui d'une mondialisation poussée trop loin ...