Chronique du quinquennat

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Quatre Spécificités rationalisme pensée anti Lumières antisémitisme nationalisme
bibliographie        

Les quatre spécificités de la pensée maurrassienne

Un rationalisme

Contrairement à Barrès et à son culte du Moi, et à ce Maurice Barrèssentimentalisme forcené où il puisait la force de son nationalisme, Maurras au contraire considère le politique avec la rigueur de la raison et tend à considérer le politique comme un domaine scientifique. De Comte, il retient

- le principe de continuité de la société et donc le refus absolu qu'elle puisse l'entendre comme composée d'individus. Assis sur sa culture géométrique, la société est perçue comme une grandeur continue et donc toute tentative visant à la concevoir comme constituée d'éléments premiers, d'atomes ou via son équivalent latin d'individus serait intellectuellement vouée à l'échec, politiquement à la désagrégation. Cet anti-individualisme que reprendra le fascisme (la véritable réalité de l'individu c'est l'Etat écrivait Mussolini) explique évidemment aussi le rejet si puissant du romantisme dans la mesure même où ce dernier exhaussait le moi.

- une référence constante à la biologie et à l'histoire. A Comte ne l'oublions pas c'est à la fois une philosophie de l'histoire (loi des trois états) et une épistémologie (classification des sciences et achèvement de l'échelle encyclopédique par la fondation de la sociologie). Même s'il est vrai que Maurras est plus théoricien de la décadence que du progrès nécessaire, il a néanmoins, comme lui, tendance à toujours rabattre l'histoire sur la nature, le progrès sur l'ordre naturel. A ComteC'est avec le courant que représente Maurras que se développera la référence constante à Darwin, et cette traduction politique de la théorie de l'évolution des espèces qu'on nommera darwinisme social.

- un rejet profond de tout ce qui de près ou de loin peut paraître relever du négatif. Rien n'est plus étranger à Comte que la dialectique, que le travail du négatif. La négation y est toujours délétère, dissolvante d'où l'on ne peut rien tirer ou espérer. L'état métaphysique est transitoire et dangereux qu'il faut achever le plus vite possible pour atteindre l'état positif : il est le danger suprême. Tout l'objectif comtien consistera à privilégier le lien social, à pourfendre la division et ce n'est certainement pas un hasard si cette société qu'il finit par nommer Grand Être est la réunion de l'affectif, du contemplatif et de l'actif c'est-à-dire des femmes, des philosophes et des prolétaires** . Pas un hasard non plus si, dans son effort pour promouvoir l'altruisme il est amené à fonder son projet non plus seulement sur la physique sociale mais sur le religieux - la religion de l'humanité. La contradiction apparente entre le projet rationaliste de Maurras et la théorie comtienne n'en est donc pas une : Maurras lui aussi finira lui-même, en se ralliant au royalisme, à une conclusion du même ordre.

Une pensée anti-Lumières

Comme toujours dans de tels cas, on peut discuter de ce terme anti-Lumières dans la mesure où l'on n'aura jamais tout dit quand on a précisé ce contre quoi l'on s'inscrit : une pensée se définit au moins autant par ce qu'elle englobe que par ce qu'elle exclut. Le terme a été utilisé par Zeev Sternhell dans Les Anti-Lumières : il ne manque pas de pertinence mais ne dit pas tout. Encore faudrait-il s'entendre sur le concept de Lumières ; or, il n'est pas certain du tout que le concept englobe la même chose en France, surtout après sa réinterprétation par la Révolution de 89 et ses conséquences tout au long du XIXe, et en Allemagne sous Aufklärung où s'entremêle assez aisément le Strum und Drang .

On peut d'une certaine manière résumer la pensée maurrassienne par les trois R qu'il englobait dans la même réprobation :

- La Réforme pour la liberté d'examen et de conscience

- La Révolution pour avoir mis bas l'autorité naturelle

- le Romantisme pour l'exacerbation du moi à quoi il conduit.

L'expression anti-Lumières est en tout cas juste en ceci que le maurrassisme se définit effectivement comme un contre-courant, comme une pensée dénégatrice et, stricto sensu, réactionnaire. Il est assez révélateur de ce point de vue que son scientisme affiché le conduit néanmoins à souscrire à la fidélité pieuse au roi comme à l'église ; que son patriotisme sourcilleux et passablement ombrageux le conduira à soutenir non seulement la Révolution Nationale mais finalement la collaboration avec l'Allemagne nazie.

Mais il faut aller au-delà .

Relativité des valeurs

Si les Lumières chercheront toujours en l'homme ce qu'il revêt d'universel ; si un Kant fera du Beau ce qui plaît universellement sans concept ; mais concevra l'impératif fondateur de la morale comme une catégorie elle aussi universelle Agis toujours en sorte de considérer l'autre comme une fin et non comme un moyen ; si un Rousseau en en appelant à l'intérêt général ne fait lui-même pas autre chose que d'en appeler chez le citoyen non à ses préoccupations particulières mais à ce qui d'universel le lie aux autres - rien n'est au contraire plus étranger à la pensée d'un Maurras que cette idée que les valeurs puissent revêtir quoique ce soit d'universel. Reprenant une idée que l'on trouve chez Herder autant que chez Taine. Il aurait pu écrire tel J de Maistre :

J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quand à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie 1

Les communautés humaines sont le résultats de l'histoire et de la biologie, grands ferments de différences, d'inégalités et pèsent sur chacun de ses membres comme autant de déterminants incontournables. L'humanité est faite de plus de morts que de vivants disait A Comte : tout est là. Qui fait que quand les Lumières voient dans la Nation un ensemble de citoyens s'assemblant pour exercer leur souveraineté, ici on verra plutôt s'exprimer la loi de la race, entendue comme une communauté historique et culturelle. Toujours cette même idée que l'individu est une illusion pathogène, qu'il est en réalité totalement déterminé par le groupe qui l'a fait naître et lui permet de survivre ; qu'il ne peut que réaliser cette essence préalable du groupe, qui lui est propre et ne contient rien d'universel. A cet égard, tout écart pris d'avec le groupe ne peut être entendu que comme trahison, maladie ou décadence.

dénonciation de la décadence

C'est l'autre grande caractéristique de ce système de pensée : autant les Lumières relèvent explicitement de la philosophie du progrès qui voit dans le jugement libre de la raison l'occasion pour l'individu de se libérer autant de ses préjugés que de ses chaînes ; autant les Lumières sont pour cela humanistes dans le sens le plus trivial d'une pensée qui fait confiance en l'homme et en ses capacités de jugement ; autant, à l'inverse de la pensée anti-Lumières relève en fin de compte d'un pessimisme radical. Si elle a le sens de l'histoire ce ne serait que celle d'une déchéance continuée qui fait toujours regarder le passé comme un Eden perdu. Rien d'étonnant à ce titre qu'elle en vienne à rejoindre le catholicisme le plus étriqué tant le thème de la déchéance rejoint en fin de compte le dogme du péché originel.

Tout ce courant de pensée n'aura de cesse de vouloir réhabiliter le Moyen-Age et de décrier la Renaissance comme le début même de la désagrégation. C'est que le Moyen-Age est représenté à la fois comme le triomphe de la spiritualité où triomphent des vertus comme honneur, fidélité, piété au moins autant que ce fort instinct de vie justement non encore altéré par la raison, le matérialisme, l'individualisme mais aussi comme le règle d'une société harmonieuse régie par la soumission pieuse à l'ordre. La Renaissance, c'est la scission : celle qu'impose la Réforme mais aussi la Raison. Luther d'un côté, Descartes de l'autre : voici finalement les deux grands fauteurs de troubles qui en octroyant à l'individu la puissance de déterminer son propre parcours instillent en réalité la division, la querelle et font imploser la communauté humaine en ne laissant plus s'exprimer que l'embrouillamini des appétits matériels.

impuissance de la raison

Thème curieusement partagé avec le romantisme que Maurras pourfendra sans que pour autant les deux courants se rejoignissent jamais mais ce qui explique peut-être comment, progressivement les tenants de l'anti-Lumières d'écrivains et esthètes au départ se firent politiques.

Ce n'est certainement pas un hasard si Kant d'un côté, Rousseau de l'autre sont les principales cibles de ce courant. Pour lui, la raison restera toujours ce qui divise et affaiblit ; ce qui va à l'encontre de la vie.

La raison est impuissante à comprendre époque, peuple ou nation quand, au contraire le génie procède de l’intuition, de l’illumination et non pas du simple raisonnement. La foi dans les vertus invincibles de la raison a desséché la civilisation européenne en substituant à la vitalité médiévale le monstre froid du raisonnement scientifique avec son corollaire : le progrès technique institué comme un idéal en soi et le matérialisme forcené.

Effet de balancier après cette longue période qui de l'âge classique aux Lumières vit le triomphe de la Raison ? peut-être ! Mais c'est assez illustrer combien ce courant, à proprement parler réactionnaire, va toujours se poser comme l'exact contre-point de la modernité à l'oeuvre. Forme nouvelle et toujours répétée de la querelle des anciens et des modernes comme le croit Z Sternhell 2 ? Ces forces de l'esprit que l'on mettra toujours en face de la raison se déploient au moment même de la raison positiviste triomphante que la IIIe République à sa manière prendra en charge. C'est d'ailleurs toute l'originalité de Maurras, qui sans doute explique son influence, que d'avoir su réunir dans la pensée nationaliste à la fois cet appel aux forces vitales de l'esprit et son rationalisme natif.

Kant c'est celui qui écrit :

Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. [...] Aie le courage de te servir de ton propre entendement, telle est donc la devise des Lumières

Rousseau c'est celui qui a tenté de comprendre le fait social à partir d'un modèle rationnel : le contrat social ; qui fait donc du peuple le résultat non d'un déterminisme historique ou naturel mais au contraire d'une délibération libre et rationnelle.

L'appel à l'intuition, à l'instinct, à la volonté, aux forces profondes de l'âme et de I'inconscient contre le factice du rationnel est chose commune à l'époque. Ce qui explique bien la nature du combat livré à la modernité et donne tout son sens au nationalisme qui consistera toujours à invoquer plutôt les instincts primitifs, le génie ancestral tiré de la terre pour promouvoir l'idéal national.

Affirmation de l'inégalité naturelle

Voici le dernier point commun de tout le courant anti-Lumières que l'on retrouvera, tel quel, dans le nationalisme intégral d'un Maurras et jusqu'au fascisme du XXE siècle. L'idée même d'égalité ne peut être que le fruit de ce rationalisme ratiocineur qui ramène tout au même. L’inégalité est naturelle et les idéaux des Lumières, en particulier rousseauistes auraient sapé les fondements et la puissance de la Nation en minant les forces naturelles de la civilisation. La croyance en l’égalité entre les hommes conduit à la démocratie et au suffrage universel, au gouvernement de la multitude par la multitude, à la médiocrité généralisée... Si les anti-Lumières justifieront cette inégalité plus aisément sur l'instinct, les forces de vie ce sera le mérite de Maurras, au contraire, de se servir de la théorie de l'évolution de Darwin pour la fonder théoriquement. Quand là on excipera d'une supériorité morale ou spirituelle, ici on justifiera la nécessité de promouvoir la sélection pour laisser émerger les forts : le darwinisme social est né ! Quand la république tentera de mettre en place tout ce qui pourra réduire les inégalités sociales (école par exemple) et fera donc de l'égalité non seulement la devise mais le projet qui légitime toute action politique, le nationalisme au contraire fera de l'inégalité entendue cette fois comme naturelle la justification ultime de sa lutte contre la République condamnée selon elle à créer un peuple de faibles, un peuple anémié ...

La conclusion politique est dès lors évidente : la démocratie est le pire des systèmes qu'on puisse imaginer : à la fois inintelligente et contre nature. On peut bien entendu toujours faire de cette approche une lecture politique simpliste visant à y considérer plutôt les nostalgies d'une classe écartée du pouvoir ou d'une bourgeoisie apeurée par les conséquences d'une démocratie qu'elle eût elle-même contribué à établir. C'est en réalité bien plus complexe : si les anti-Lumières sont anti-démocrates, viscéralement, c'est bien parce qu'ils ne peuvent admettre cette sujétion de l’ordre social à la raison individuelle ; qu'ils ne peuvent que réprouver l'abaissement de ces qualités spirituelles, morales que seules portaient les élites aristocratiques.

C'est qu'entre les Lumières et eux il y a une opposition fondatrice, un antagonisme anthropologique fondamental :

ceux-là croient en l’homme et en sa perfectibilité alors que ceux-ci, au-delà de leurs différences confessionnelles, croient au péché originel. L’homme est ontologiquement mauvais, guidé par ses grossiers appétits, sa malignité naturelle et sa perversité morale ; malgré tout, la société a su, par ses institutions vénérables, contenir la bestialité populaire dans des limites acceptables. L’Église et l’État sont, à ce titre, intimement liés dans une lutte éternelle contre les puissances du mal. 3

Ce thème, que l'on retrouvera chez Nietzsche par exemple, sans que l'on puisse dire pour autant qu'il participe de ce courant mais ce qui explique en tout cas que le nazisme ait pu se servir de lui pour se donner un arrière-fond philosophique, cet anti-humanisme, s'il est le fond commun de tout ce courant, explique en même temps les rapports troubles qu'il entretiendra toujours d'une part avec l'église dont il ne partage pas la métaphysique du pardon mais qui seule peut lui fournir le liant et l'autorité fondatrice d'une société fondée sur l'autorité et la soumission - rapports troubles que l'index papal à l'Action Française mettra cruellement en évidence - mais rapports difficiles aussi avec le fascisme dont il se distingue pourtant.

Certains glisseront de l'un vers l'autre tant les valeurs sont proches.

Pour autant, la traduction politique est évidente : le rejet de la République qui ne peut que prendre des formes spécifiques en France, où elle est installée depuis 1875, bien différentes en tout cas de celles, allemandes, dans un contexte monarchique fort où dominent à la fois une aristocratie militaire et une autocratie politique.

un antisémitisme

Le nationalisme intégral

 


* Titre d'une trilogie romanesque composée de

Sous l'œil des barbares.

Un homme libre.

Le Jardin de Bérénice.

* sur le sujet lire

 


1) J. de Maistre, Considérations sur la France, Paris, ed. Complexe, 1988, p. 87.

2 ) Sternhell, les ennemis de la modernité

3) J Bernard, p 12