Histoire du quinquennat

Entre l'UMP et le FN, les digues sont rompues
Gaël Brustier
Chercheur en sciences humaines


 

A droite, plus rien ne sera comme avant. L'évolution des courants est d'ampleur. Elle est idéologique, s'inscrit dans la géographie sociale du pays, prend sa source dans l'évolution économique de l'Europe et dans les représentations collectives qui en émanent. Elle est donc corrélée à l'établissement, en France, d'un nouvel imaginaire, lié à la mondialisation financière et à la crise déclenchée en 2008.

Constatons que la défaite de Nicolas Sarkozy n'est pas une défaite totale. Avec 48,4 % des voix, la défaite du président sortant est d'abord celle d'un homme qui n'a pas su incarner la fonction présidentielle aux yeux de ses concitoyens. Selon un sondage IFOP, les ouvriers qui se sont exprimés le 6 mai se sont détournés de lui à 57 %. Les employés ne l'ont fait qu'à seulement 52 %. La stratégie culturelle frontale de Patrick Buisson - conseiller du président sortant - n'a pas permis de contrecarrer le problème d'incarnation de Nicolas Sarkozy.

Il faut néanmoins observer que cette stratégie a renforcé l'unité culturelle des droites. François Bayrou a vu son score amputé de moitié au premier tour par rapport à 2007, au profit de Nicolas Sarkozy dans des proportions raisonnables. Ses électeurs de 2012 se sont autant reportés sur François Hollande que sur Nicolas Sarkozy au second tour. Le total du vote pour Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen est, quant à lui, supérieur à celui de 2007. La stratégie de Patrick Buisson a créé un " bloc historique " compact, culturellement unifié et mû par un antisocialisme radical.

En quelques semaines, la droite et l'extrême droite françaises ont donc accéléré leur mutation, retardée pendant des décennies par Jacques Chirac et... Jean-Marie Le Pen. Leur fond culturel s'est unifié et leurs électorats ont poursuivi leur long processus de fusion. Au coeur du maelström droitier se trouvent les zones périurbaines situées entre 30 et 70 kilomètres des grandes métropoles et qui rassemblent un tiers de nos concitoyens. Elles sont à la fois le cadre d'une forte résistance du vote UMP et d'un survote marqué en faveur de Marine Le Pen. Les nouvelles classes populaires y vivent des difficultés économiques et sociales souvent mésestimées. Elles développent un imaginaire droitier volontiers contestataire. C'est en effet là que la dynamique conservatrice demeure la plus forte.

Le Nord-Est industriel a, quant à lui, voté massivement Marine Le Pen mais également fourni d'importants contingents de votes blancs et nuls le 6 mai. Quant au Sud-Est, la fusion droite-FN est électoralement quasi achevée. Le discriminant entre le vote blanc/nul et le vote Sarkozy le 6 mai, de la part des électeurs lepénistes du 22 avril semble être social, la droite parvenant plus difficilement à capter l'électorat du Front national le plus en difficulté socialement. C'est cette réalité qui prévient tout virage économique libéral du Front national.

La crise a accéléré la mutation de l'imaginaire collectif du pays. La mondialisation financière, la peur du déclin collectif et du déclassement individuel ont nourri un occidentalo-centrisme propice aux rétractations identitaires. La clé de l'évolution de la droite parlementaire réside donc dans l'évolution de l'imaginaire collectif français, c'est-à-dire d'un univers de connotations qui détermine in fine le comportement électoral de nos concitoyens. Preuve des bouleversements en cours : le " centre-droit libéral et humaniste " a disparu de la vie politique, tout comme le gaullisme, dont le candidat - Nicolas Dupont-Aignan - n'a réalisé que 1,8 % des voix le 22 avril. Les adaptations tactiques des uns et des autres ne seront, en juin, que la résultante de cette évolution profonde du pays. Les paniques morales (réactions disproportionnées le plus souvent en rapport avec l'immigration d'origine arabo-islamique) ont été savamment exploitées par l'ancien président et la droite. Elles ont servi d'accélérateur à une reconquête d'un électorat périurbain et rural, davantage demandeur encore d'une unité nationale, traduite - par défaut - en termes identitaires.

Le Front national lui-même évolue. La " préférence nationale ", théorisée par Jean-Yves Le Gallou dans les années 1980, se mue en " priorité nationale " sous l'impulsion de Marine Le Pen, qui la rend ainsi compatible avec nombre d'élus locaux UMP ou apparentés. Cette dernière reprend en fait la stratégie que Bruno Mégret avait tenté d'imposer voilà une quinzaine d'années au parti de son père. Elle mêle à cette stratégie de conquête culturelle de la droite parlementaire une tactique électorale comparable à celle du " Rassemblement national " de 1986, moins aisée cependant à mettre en place avec un scrutin uninominal à deux tours qu'avec le scrutin proportionnel.

C'est dans ce contexte que les candidats UMP vont partir en campagne pour les législatives. Marine Le Pen n'a pas écarté la possibilité de soutenir, " au cas par cas ", tel ou tel des candidats UMP, accentuant ainsi la pression sur la droite parlementaire plongée en pleine schizophrénie : refus de négociation avec l'appareil frontiste mais reconnaissance implicite de la validité supposée de la " préférence nationale ". La " droite populaire " semble dans ce contexte être le canot de sauvetage des députés les plus exposés dans les urnes au " Rassemblement bleu Marine ", en particulier dans le Sud-Est. Le slogan de l'UMP, " Ensemble, choisissons la France ", tend autant à dénoncer une gauche multiculturaliste qui n'aimerait guère la France qu'à reconnaître les bienfaits de la stratégie Buisson...

La pression sera plus forte encore aux élections locales, car c'est à ce moment que cet univers de connotations largement diffusé par la droite va produire ses effets concrets. Les cadres locaux de l'UMP, davantage perméables à l'idée d'une alliance avec des listes d'extrême droite, choisiront la survie électorale plutôt que des triangulaires. Pour le Front national, trente ans après la percée de Dreux - élections municipales partielles de 1983 - , le chemin du pouvoir sera ouvert. Une majorité de sympathisants de l'UMP souhaite d'ailleurs des alliances locales avec le Front national (54 % selon l'IFOP). Ils sont 77 % chez les sympathisants du FN à les souhaiter. Les ouvriers (à 36 %) sont la catégorie sociale la plus favorable à de telles alliances. Les " digues " s'affaisseront vraisemblablement en juin mais devraient surtout s'effondrer au cours des élections locales de 2014 et 2015. Si plus rien ne peut empêcher la droite de suivre son destin, la seule question désormais est celle de la prise de conscience de la gauche française.