index précédent suivant

 

 

Frémissements

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

Est-ce la si grande ténuité des traces laissées ou la gravité de la chose ? Il faut dire qu'entre la légende d'un Thalès maladroit qui fît rire les servantes et ce tout petit fragment, il y aurait de quoi laisser tout ceci de côté et le tenir pour vaines arguties ou abstruses extrapolations. Néanmoins nul ne le fit : en particulier ni Platon ni Aristote qui furent quand même les premiers à laisser traces écrites suffisantes pour qu'on puisse parler d'œuvre ! pas plus je n'y parviens ni même à quitter les ultimes ruines de Milet. J'avoue qu'il y aurait sinon quelque gloire, en tout cas réel plaisir, à écrire volume épais à partir de ces seules lignes laissées par Simplicius :

Anaximandre a dit que l' Illimité est le principe des choses qui sont ( ... ) Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l'effet de la corruption, selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l'ordre du temps. (Commentaire sur la Physique d'Aristote, 24, 13.)

On peut toujours, d'aucuns le firent, répudier un tel texte qui mélangeant considération sur les choses et sur les valeurs de ces choses - l'injustice - confondant physique et morale, en tout cas anthropologie, n'eût pas la qualité objective suffisante pour être entendu comme prémisse de la philosophie ni a fortiori des sciences. Mais on peut aussi y chercher la manière dont, dans ces tout débuts de l'expression grecque de la philosophie, on pensa le rapport au monde.

Or ce rapport comment l'aborder : d'un vue théorique ou d'un point de vue pratique. Et il faut bien l'appréhender par ces deux phases non pas successivement mais ensemble parce qu'en réalité elles renvoient aux mêmes présupposés ; au même principe.

Harmonie ou chaos … d'entre théologie et philosophie


L'acte même par lequel je tente de penser le monde suppose qu'il y ait une compatibilité entre lui et mon entendement. Je ne sais trop comment a priori définir cette compatibilité n'étaient les termes d'accord ou d'harmonie - mais il sont bien trop musicaux - de cohérence - mais il est trop abstrait ; d'ordre - où l'on retrouve le cosmos. Deux idées se superposent ainsi invariablement : que le monde soit ordonné ; que cet ordre me soit compréhensible. Au même titre que je ne puis voir que ce qui est visible et, plus généralement, appréhender par les sens que ce qui est sensible, je ne pourrai jamais appréhender le monde rationnellement qu'à condition que le monde soit rationnel ou, si l'on préfère que les règles qui régissent ma pensée soient compatibles avec celles du monde.

Parallèlement ma présence au monde suppose au moins que ce dernier me soit habitable et donc présente pour le moins et me propose moyens de subsistance, protection contre les dangers …Bref me soit compatible.

Ainsi donc que ce soit sur le versant philosophique ou anthropologique, ce qu'il y a au fondement, tellement implicite qu'on l'entendrait à peine frémir, c'est un postulat, une hypothèse ; un axiome ; appelons-le comme on voudra. Un principe parce qu'en premier il est condition de tout ce qui s'en suit.

Descartes l'avait bien senti lui qui éprouva le besoin, en conformité avec sa méthode de douter de tout ce qui n'était pas évident et prouvé, de remettre en question la capacité de la raison à appréhender le monde. Besoin d'autant plus légitime qu'il avait déjà récusé les sens comme trop fallacieux pour rien pouvoir fonder sur eux. Point de solution tierce : une troisième faculté,si elle existait seulement, pour légitimer la raison aurait besoin d'être justifiée elle-même au prix d'une régression à l'infini. Ne restait donc que l'hypothèse du Malin Génie - superbe exemple du raisonnement a contrario. Or, il faut le prendre au sérieux ! Parce qu'en réalité, il décide de toute la différence ayant existé entre l'approche grecque et chrétienne.

Descartes est peut-être le modèle de la méthode rigoureuse et rationnelle et imprime pour un long moment les canons de la démarche scientifique. Il n'empêche que la raison doit bien être justifiée en principe. Or, il n'est en réalité que deux solutions : ou bien on pose la coïncidence entre les deux en refusant tel Hegel de distinguer pensée et réalité - Tout ce qui est réel est rationnel ; tout ce qui est rationnel est réel - ou bien on suppose un principe garantissant le maintien de cette coïncidence : Dieu. Ou sans choisir, on feint de s'étonner, tel Einstein, que le monde soit compréhensible.

Le terme coïncidence le dit assez joliment qui évoque en géométrie une identité de forme et de dimension ; qui ne prendra que plus tard le sens de rencontre fortuite : cet accord, cette superposition des structures, des critères, des formes ou bien est déterminée, ou bien est hasardeuse.

Anaximandre de Milet, élève de Thalès, eut le premier l'audace de dessiner sur une planche la partie habitée de la Terre. Agathémère
C'est lui qui, le premier des Grecs que nous connaissons, osa composer et publier un ouvrage Sur la nature.Thémithios *

Tel est peut-être bien le sens de cette audace relevée par Agathémère ou de ce oser utilisé par Thémithios. D'autant que les deux termes ont ce double sens de courage, esprit d'entreprendre et d'outrecuidance ; de courage et de hardiesse excessive.

Nous y revoici.

L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme. 20Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs; mais, pour l'homme, il ne trouva point d'aide semblable à lui.Gen, 2, 19

On n'eût sans doute jamais, à Jérusalem, utilisé de tels termes : tout, depuis le début, de l'acte créateur à la Parole révélée atteste que cette coïncidence est attestée. Qu'un Dieu nous parle, nous intime des commandements certifie au moins que nous soyons en état de comprendre. Le fait que dès le début nous fussions associés à la création, en nommant les vivants, indique que ce monde était sinon à notre disposition en tout cas asile qui nous fût offert.

Jean dit donc l'essentiel en affirmant que le λόγος fût au commencement. Tout était dit de l'intelligibilité et du recueil, donc de l'habitabilité. C'est bien Dieu qui garantit la compatibilité entre ma raison et l'ordre du monde ; qui garantit l'habitabilité du monde. En monde chrétien, il y a place pour l'espérance. Peut-être y eut-il faute ; sans doute en est-il encore d'autres qui perdurent ou se reproduisent mais demeure la place pour l'espérance a parte post comme a parte ante : le monde est fait pour nous et à la fin, quoique la sanction, il y aura rémission des péchés, il y aura pardon.

Leibniz même quoiqu'ayant compris la diversité du monde à partir de la combinaison des éléments imagina un principe qui calculât la meilleure des combinatoires possibles … le meilleur des mondes possibles. Et ce fut Dieu ! Certes un dieu calculateur ; certes un dieu tel que Pascal l'eût récusé - ce dieu des philosophes et des savants ; certes quelque chose comme un gros ordinateur central ; mais un dieu quand même ou, si l'on préfère, un principe d'ordre ; ἀρχή. Et c'est ce dieu-ci qui garantit ainsi l'harmonie que donc il préétablit ; la convenance des êtres et des choses. ἁρμονία dit, en grec comme en latin, l'ajustement, la juste proportion. Nous sommes à cette si étonnante croisée où le rationnel rejoint le réel, mais la raison les sens, mais le mythe les sciences ; cette croisée où les termes cessent d'être secs comme des preuves acariâtres pour entonner enfin le grand choral de l'être : Pythagore n'est pas loin. Et la musique déjà ici, chez elle.

De telle sorte que chez lui aussi, même si fort habilement, l'être résulte du non-être, de toutes ces combinaisons qui n'ont pas été retenues pour n'être pas les meilleures possibles - ou encore que l'ordre repose sur un fond de désordre.

Le cri de la bête … ou l'intuition du tragique

Mais en monde grec ?

Il suffit de consulter la chronologie pour comprendre qu'à l'heure où Anaximandre pense et contemple le monde, rien ne s'écrit encore qui en tout cas ait laissé de trace ; que ne nous sont restés de l'époque immédiatement antérieure que les vers d'Hésiode et d'Homère. Or ce qu'Hésiode énonce est assez clair et tourne autour de deux points :

Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l'Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l'Amour, le plus beau des dieux, l'Amour, qui amollit les âmes, et, s'emparant du cœur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure

Zeus veut effectivement en finir avec cette situation étrange où les hommes partagent vie et espace avec les dieux. Chargeant Prométhée de résoudre la question, ce dernier use d'une jolie duperie en laissant Zeus choisir plutôt les os blancs à peine enduits de graisse que la viande de l'animal enrobée de gaster. Zeus furieux retire le feux aux hommes. Prométhée ira en conséquence voler celui-ci ce qui lui vaudra punition. Car Prométhée, contrairement à Zeus, aime les hommes et s'en fait le défenseur. Mais seconde vengeance encore à l'égard des hommes puisque Zeus fera fabriquer Pandore par Héphaïstos - par qui tout le malheur arrivera. Passons sur la dimension misogyne du mythe pour remarquer en tout cas que les dispositions divines à l'égard de l'humanité ne sont effectivement pas celle d'une alliance telle que Yahvé put l'offrir mais au contraire celles plutôt vengeresses visant à rendre la vie humaine sinon impossible en tout cas difficile. Le sot Epiméthée au lieu de suivre les conseils épouse Pandore qui ouvrira la jarre : tous les malheurs du monde se répandront ; ne restera plus enfermée que l'espérance.

Telle est bien l'approche grecque du rapport au monde : souffrances et malheur mais pas d'espoir. Tout ceci pour prix de l'incapacité qu'eut l'homme de demeurer à sa place ; pour prix de sa démesure. Voici pour l'injustice.

Anaximandre ne dit pas autre chose.

Ce qui se peut entendre une première fois - conformément au récit d'Hésiode : les hommes qui n'étaient pas mortels le sont devenus. Première sanction. Et devront souffrir - forme juste de la réparation. Selon l'ordre du temps dit à la fois le devenir mais au sens de la corruption, de la dégradation ; et la nécessité implacable qui feront les effets inéluctablement s'enclencher. Deuxième sanction.

Il n'y a donc, en aucune manière, d'harmonie préétablie entre le monde et les hommes ; ni entre choses, objets et vivants composant ce monde, ni aucune garantie ni que celui-ci soit habitable ni même qu'il soit compréhensible.

La possibilité historique de la philosophie dépend du fait que le monde, à la fois, est et n'est pas pensable.
Castoriadis

Et pourtant !

Le monde ne serait-il aucunement habitable, il n'y aurait plus personne pour se poser la question. Ne serait-il en aucune manière compréhensible, il n'y aurait pas de philosophie pour le tenter néanmoins. Castoriadis a raison : si tout était compréhensible dans le monde, et donc si le sens était donné d'emblée par un Dieu créateur, il n'y aurait rien à penser, tout-au plus à interpréter.

devenir philosophe, c'est d'une certaine façon, devenir grec. Ce retour à la manière grecque d'aborder la vie sans vérité pré-ordonnée - ni un "sens de la vie" déjà arrêté -, les philosophes majeurs ne l'ont pas effectué, si bien que l'on n'a, avec les Descartes, les Kant, les Hegel et leurs disciples ou parents que des philosophies théologisées. Conche

Où il rejoint Conche : affirmer un Dieu créateur c'est renoncer à la philosophie et ne plus pouvoir produire que de la théologie plus ou moins bien travestie. On peut discuter l'incompatibilité ; on ne peut discuter le fait que théologie et philosophie braconnent sur les mêmes terres. On ne peut discuter qu'un dieu créateur qui soit à la fois parole, ordre et garant de la perpétuation de cette parole et de cet ordre change finalement tout. Le grec, Castoriadis a raison, n'a pas de texte sacré : ceci change tout.

La philosophie naît donc de ce que le monde soit compréhensible d'un certain point de vue, ou en partie, seulement. Il en va de même pour le point de vue anthropologique. Le monde n'est pas que désordre, ne peut pas être seulement désordre ou, en tout cas, il doit bien être possible de ménager, ici et là, partiellement et sans doute provisoirement, des îlots d'ordre au milieu d'un monde qui lui est brouillon, sauvage, cruel et terriblement désordonné. Le politique est né de là, en même temps que la philosophie sans doute. Si tout n'était que désordre, si ne régnaient que le rapport de forces et l'emprise du plus fort, il n'y aurait pas eu lieu d'imaginer un ordre social qui fût bon ou en tout cas le moins mauvais possible. Si cet ordre avait été donné par avance, d'en haut, comme un modèle impérieux à suivre, comme ce fut le cas avec Moïse qui, après le Décalogue détaille tout un catalogue de prescriptions couvrant tout l’éventail de l'existence humaine jusque dans ses plus infimes détails, il n'y aurait pas eu besoin de penser le politique juste le meilleur truchement pour que la Cité de Dieu s'applique plus aisément ici et maintenant. Une monarchie absolue avec un monarque oint par le Seigneur à qui il n'y eût qu'à obéir y eût largement pourvu et y pourvut d'ailleurs assez longtemps. Donc derechef ni un ordre absolu pré-défini, ni une absence totale de règle.

Puis je vis un ange descendre du ciel. Il tenait à la main la clé de l'abîme et une grande chaîne. 2 Il s’empara du dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, l’enchaîna pour 1000 ans 3 et le jeta dans l'abîme. Il ferma et scella l'entrée au-dessus de lui afin qu'il n’égare plus les nations, jusqu'à ce que les 1000 ans soient passés. Après cela, il faut qu'il soit relâché pour un peu de temps. 4 Ensuite je vis des trônes, et ceux qui s'y assirent reçurent le pouvoir de juger. Je vis aussi l’âme de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu, tous ceux qui n'avaient pas adoré la bête ni son image et qui n'avaient pas reçu sa marque sur le front ni sur la main. Ils revinrent à la vie et ils régnèrent avec Christ pendant 1000 ans. Ap, 20

Le projet grec, tel qu'il apparaîtra de manière explicite beaucoup plus tard au moment de cet âge d'or grec que représentera Périclès, consiste donc bien en ce souci de ménager pour soi et autour de soi un espace à peu près ordonné ; pas trop instable ni trop douloureux. Non pas le meilleur des mondes possibles mais le moins mauvais. Non pas un règne des mille ans mais un système le plus durable possible sachant qu'il demeurera fragile et provisoire. En tout état de cause.

On peut avancer avec Castoriadis que c'est ici vision foncièrement pessimiste ; on peut tenter d'y voir le sens de ce tragique que les grecs eussent inventé. J'entends encore sous le terme, le chant du bouc - τράγος - que l'on mène au sacrifice. J'entends les foules rassemblées qui se réconcilient autour de la bête sacrifiée ; je perçois les haines et les peurs entremêlées, les désirs inassouvis et les plaisirs interdits … je perçois plus simplement l'humain tentant de s'inventer un ordre social mais n'y parvient qu'en laissant derrière lui que d'insupportables traînées de violence.

Bruissements immenses

C'est ici que je devine, oui, le frémissement de la pensée.

J'imagine qu'il n'est pas tant de différences que cela entre ces bruissements de nos aubes antiques et nos balbutiements enfantins : notre parcours personnel imite si volontiers les chemins de l'espèce ou de l'histoire. Aristote a beau dire l'étonnement comme source de la philosophie et supposer un désir naturel de connaissance, ou Augustin évoquer suavement une libido sciendi qui viendrait compléter les Libido sentiendi et dominandi - même s'il est intéressant de constater que, chez lui, ce désir de connaissance est coupable dès lors qu'il consiste à croire que la vérité est accessible sans la révélation par le seul truchement de la raison. Dans cet homme des origines, autant que dans l'enfant qui se forme, je devine autant de curiosité que de peur ; autant d'appétit que de repliement.

De Spinoza à Comte, de Meyerson à Freud, de Kant à Hegel, je repère cette tendance, réglée par nos pulsions autant que par la structure de notre entendement, à tout nous ramener à nous, et donc au même ; à projeter sur le monde nos propres structures mentales autant que nos désirs. Oui sans doute nos fétiches inauguraux copient-ils à merveille notre nature désirante ; pour autant j'imagine mal nos ancêtres se précipiter avidement sur le monde avec une soif inextinguible de connaissance. Avec appétit sans doute ; peur, je ne puis l'imaginer autrement.

L'enfant qui s'aventure à marcher met autant d'intrépidité à faire ses premiers pas qu'à revenir d'un même tenant dans les jambes de sa mère ou de son père et je ne saurais oublier ces enfants gambadant dans la forêt s'avançant, courant, puis revenant, incessamment comme s'il n'était pas d'audace qui ne se dût compenser de quelque réconfort. J'imagine assez les aubes de la pensée s'arpenter de tels allers et retours où le regard porté sur le monde tantôt sonnait comme un défi tantôt résonnait comme un aveu de défaite.

Je crois bien que chez Thalès comme chez Anaximandre cette audace frissonna tout autant que l'effroi devant cette étendue qu'ils ne parvinrent à saisir que négativement : infini, apeiron, indéterminé ; l'excitation devant l'immensité de l'effort à accomplir qui ne serait jamais achevé tout autant que le tremblement inquiet devant doigts si gourds … Sans doute alternativement le regard sur soi et celui sur le monde ; la présomption un peu sotte d'une puissance à aguerrir et l'aveu honteux d'une défaite irrécusable. Alternativement ou bien en même temps.

la croisée des fondations

Ce qui rend si émouvants, mais si mystérieux, ces moments de grands commencements : ils contiennent, rassemblé en quelque anse bientôt bouchée, tout ce qui peut résumer nos contradictions. Celles d'abord qui nous fait toiser le monde avec l'insolence du freluquet et bientôt vouloir bâtir tour qui permît de tutoyer les étoiles ; voire, pis encore, braver les dieux

Oui, décidément, il faut quitter les textes qui ne nous renvoient jamais qu'aux textes ; les commentaires qui ne répondent jamais qu'aux commentaires qui les précédèrent pour demain annoncer les critiques qui devraient invariablement suivre. Ce n'est pas d'histoire dont nous avons besoin - pas même de celle des idées ; encore moins de la grande avec un H majuscule puisqu'elle est déjà écrite si souvent, si systématiquement contradictoire en ses versions successives. Non ce ne sont que d'histoires dont nous avons besoin.

Je cherche seulement, au milieu de ces ruines, le lointain écho d'un frémissement ; le rythme scandé, presque encore hésitant mais déjà décisif de ceux-là qui augurèrent ce sillon dont ils ne pouvaient deviner qu'il les mènerait si loin ; si près de nous.

S'attarder ainsi, en ces lieux, en ces fragments échappés de l'oubli, c'est remonter le temps, c'est creuser, là, au plus près des fondations jusqu'à ces tombes oubliées ou ces rituels mythiques pour anthropologues affairés. C'est oui, au plus près des murailles, retrouver cet instant où tout est encore possible, où l'histoire pourrait encore fuser par ici plutôt que par là. Milet est un lieu blanc, regardons bien, il n'y a plus rien à voir : tout à deviner, tout à imaginer. Yahvé créa peut-être le monde ex nihilo ; la philosophie construisit son histoire, dès Platon ou Aristote, à partir de rien … ou de presque rien, elle aussi : ces quelques lignes supposées d'Anaximandre ou de Thalès. C'est tout un. Remarquons bien l'histoire aime à reconstruire son passé : les barbares ne le furent que pour les latins ; les païens que pour les chrétiens ; l'Age ne fut Moyen que pour l'autoproclamée Renaissance … et ainsi de suite. Non, il n'est pas d'histoire qui ne fabrique sa pré-histoire ; ni de science qui n'affirme son idéologie ; ni de religion qui n'exclut ses hérésies. Les ruptures épistémologiques sont de géniaux éléments de récits cachant sans doute autant de continuités que de doutes, qui de toute manière ne seront repérées et comprises que bien plus tard. A posteriori.

En ce point inaugural, tout demeurait possible. L'un et son contraire. A peu près au même moment, là-bas, s'écrivit le Deutéronome et l'affirmation d'un Dieu unique. Israël allait naître, avec son propre récit, de son propre récit sans doute puisqu'il est le peuple du Livre et entreprendre cette histoire si particulière qui est la sienne. Juste à côté, ces grecs installés à Milet …Milet qui aurait pu prendre ce chemin. Ne le fit pas. Beaucoup plus loin Elée, pas même une génération plus tard prit elle aussi le chemin de la pensée mais plutôt que de s'enquérir de la physique s'interrogea sur la pensée elle-même, sur la possibilité même de la pensée de la nature. C'était là l'autre chemin possible - à moins qu'il n'y en eût un troisième, entre les deux - qu'eût emprunté Athènes. C'est en tout cas ce qu'écrit Proclus :

L'école ionienne s'occupe de la physique, l'italienne des intelligibles, l'attique tient le milieu

Écoutons bien ce qui se dit ici, qui est le premier regard des premiers commentateurs - Proclus est du Ve siècle après JC : une évidente volonté de tout rassembler en un tout cohérent. L'histoire est en train de se construire et elle assure sa propre légende : tout, dès le départ, aura été tenté, pensé, essayé. Rien de nouveau sous le soleil. Il suffit de tout rassembler et l'on verra bien que ces histoires successives, apparemment contradictoires, forment un tout cohérent … une marche ou une démarche harmonieuse.

Platon en réalité nous l'avait déjà enseigné : pour que l'histoire puisse véritablement commencer, il faut d'abord se retourner - quitte à en être ébloui.

Le moment des fondations, celui où tout s'augure, est toujours celui de la sortie de l'incertitude. Il suit immédiatement celui des compossibles, eût écrit Leibniz, celui où tout est encore confus et vague, mélange, incertitude. Au commencement était le tohu-bohu ; le chaos ; au commencement le pari du divin ou de la solitude radicale de l'homme ; au commencement la foule qui hurle Barabbas mais eût pu crier Jésus ; au commencement les Milésiens ; c'eût pu être les Eléates … Il suffit de se tourner, de prendre l'affaire par l'autre bout, de la saisir à revers et l'on entendra une toute autre histoire. Voire ! ce serait peut-être la même.

Ceux-ci, des grecs, prirent le parti du monde ; ceux-ci - pourquoi donc ? - ne crurent pas à l'harmonie préétablie ; ceux-ci, on l'a vu, ne crurent pas même que le monde fût pour eux un asile, ni même qu'il fût totalement compréhensible. Il l'auraient pu ; ne le firent pas. Mais cherchèrent pourtant à le comprendre : ils étaient trop hommes pour renoncer aussi aisément. D'autres ainsi prirent ou prendront d'autres chemins.

L'instant des fondations est cette croisée-ci où frémissent tous les possibles.

J'ai longtemps été fasciné par la richesse de la philosophie grecque qui m'aura semblé avoir expérimenté à peu près toutes les combinaisons logiques possibles de la pensée, de l'empirisme au rationalisme, de l'idéalisme au matérialisme … On peut voir dans Démocrite ou dans Lucrèce des intuitions fulgurantes de ce que diront bien plus tard nos théories scientifiques et s'amuser ou s'agacer de ce que rien qu'on aura pensé depuis et qu'on crut original ou nouveau ne le fut vraiment … Oui les grecs semblent avoir tout tenté. Peut-être n'est-ce ici qu'une nouvelle illusion rétrospective de l'histoire. Car, oui, il fallait écouter le mot : rétrospectif dit bien ce regard en arrière, ce retournement. Peut-être au contraire n'est-ce ici qu'une des formes revêtue par notre enfermement dans le cercle étroit de l'éternel retour. L'espace portant la marque de l'extériorité, raconter ces moments de fondation donne sans doute l'impression d'une successivité qui n'existe peut-être que dans notre esprit. Tout ceci, en même temps, a été possible. L'est devenu. Raison comme langage nous contraignent à cette successivité et à ex-pliquer chacun des termes, les uns après les autres. Quoi, du monde ou de mon esprit, renvoie l'image de l'autre ?

Alors, oui, prendre aussi le parti des sens ; de l'ouïe comme de la vue : tenter dans ces quelques lignes d'entendre le chant du bouc que l'on mène au sacrifice.

Tragédie ? Vraiment ?

La tragédie grecque n'admet aucune diversion. La mort - celle de l'individu - y conserve tout son poids. Meurtre, suicide, enterrement et tombeau, tout est là, exemplaire, nu et sans embellissement; même la plainte funèbre (éliminée chez nous); même la douleur des coupables. E Canetti, Le livre contre la mort, p 337

J'aime assez que voisinent cette certitude irréfragable que la tragédie fut d'invention grecque et l'impuissance où nous demeurons de lui donner un sens clair - pas plus d'ailleurs que de donner au terme une origine assurée. Le chant du bouc est bien son sens ; à moins que ce ne soit une ode à l'épeautre ?

E Canetti dit juste mais trop fasciné par la mort, il ne voit plus qu'elle. Il est demeuré dans la caverne, ébloui. Il y a bien, dans le tragique, cette idée d'un cours nécessaire, inéluctable ; implacable qu'aucun effort humain ne pourra jamais contre-carrer. Mais, ce qu'avait vu Nietzsche, cette volonté, non pas rageuse mais héroïque, d'affronter nonobstant le monde, le destin, l'autre … l'objet : tout ce qui en face de moi m'est jeté et qui d'un seul tenant à la fois me nie et me confirme. Cette confrontation, qui nous fait et, nous le savons désormais, décide aussi de l'avenir du monde, cette confrontation dont Héraclite dira qu'elle est origine de toute chose - Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι πάντων δὲ βασιλεύς frag 53 - cette confrontation rien ne nous garantit que nous l'emportions; Tout au contraire. Cette confrontation, le grec semble l'assumer, la vouloir presque. Pour la beauté du geste.

Il se sait devoir perdre mais se dresse malgré tout. Il se sait ne devoir jamais parvenir à tout entendre mais entreprend néanmoins l'Odyssée du savoir. Il se sait devoir ne jamais tout pouvoir mais le tente néanmoins ; mais surtout sait que d'y parvenir serait la catastrophe absolue.

Voici qui est proprement grec ; purement tragique. Leur échec est notre réussite. Il n'est pas d'autre voie, pour éviter la démesure, pour éviter l'injustice.

Voici qui nous est proprement étranger, nous qui fûmes nourris depuis si longtemps par ce qu'il faudrait bien appeler la théologie du progrès, nous qui fûmes, même qu'en nous nous en écartions, biberonnés par la certitude chrétienne de la rédemption, d'une fin heureuse faite de pardon et d'alliance.

Je me suis toujours efforcé d’échapper au préjugé proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus précieux que nous puissions acquérir; et que ses progrès nous élèveront nécessairement à un degré insoupçonné de perfection...
La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi: le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction? A ce point de vue l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Freud Malaise dans la civilisation

Freud déjà s'étonnait de la chose mais il est vrai qu'il écrivit ceci en 1929 et sent la montée des périls. Comment ne pas voir dans le devenir comme maître et possesseur de la nature de Descartes les prodromes des grands cataclysmes à venir, des démesures infernales du XXe siècle ?

J'aime assez que les grecs comprissent si vite que leur faillite politique, si rapidement après les heures de gloire, s'interprétât nécessairement comme sanction d'une insupportable ὕϐρις. Ce que les grecs ont vu, ce qu'Anaximandre, dès le tout début écrit, est que le monde est flux indéterminé, infini qui s'appuie sur une béance ; que le peu d'ordre qui s'y repère ou s'y peut construire dessus est fragile, provisoire et dangereux.

Il y a un chemin néanmoins - celui qu' Aristote plus tard nommera tempérance - qui se situe quelque part entre la veule soumission et la démesure insolente ; entre la prière pieuse et l'action résolue. Nul ne prétend qu'il soit droit ! ni d'ailleurs qu'il mène quelque part ; nul n'oserait affirmer qu'il fût de tout repos.

Il est bien un chemin qui cherche à échapper au cri de désespoir parce que, en réalité, si tout en nous clame la difficulté d'être, la probabilité du désastre, proclame l'absurdité de l'être, rien en vérité ne parvient véritablement à nous le faire admettre, à nous y soumettre. Nous ne parvenons pas à nous résoudre au pire. Et même les nuits nous sont enceintes. Telle est peut-être l'ambivalence de l'être ; telles sont en vérité nos contradictions.

Ce sont celles des grecs dès le début, nous l'avons écrit ! sans quoi il n'y aurait eu ni philosophie ni cité démocratique. Ce sont celles, sans doute conscientes, d'Anaximandre lui-même : on ne peut écrire sur le chaos sans présumer qu'un peu de lui fût rationalisable. On ne peut fonder une école sans croire qu'un peu d'ordre, dans la cité, soit ménageable - au moins provisoirement.

On ne peut parler sans se contredire ; agir sans défaire parfois ce qu'on entreprit.

La réponse dit Castoriadis est peut-être à chercher chez Périclès :

Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l'énergie.
φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ' εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας·

Ce qui fit que, selon Périclès, Athènes fut l'école de toute la Grèce, tient à ceci : d'avoir su tenir à part égale l'amour du beau et l'amour des études ; de n'avoir pas placé art et connaissance en quelque îlot protégé, pour ainsi dire pour faire joli, comme caution ou prétexte, comme consolation ou excuse, mais d'avoir fait de la connaissance et de l'esthétique, à part égale avec l'action les lignes force même de l'existence humaine. Car c'est bien à ceci que le sans mollesse, ou le avec énergie veut dire.

Cet équilibre, forcément instable, entre la pensée et l'action ; entre le politique et le philosophique pourrait bien résumer ce qu'on appela miracle grec.

Une affaire de retournement derechef …

Se retourner, ai-je dit, songeant au mythe de la caverne. Pas seulement. Celui-ci prie qui, au moment le plus dramatique de sa liturgie, l'office des Ténèbres , entonne Jerusalem convertere … Comme si de pensée ou de prière il n'était question que de tours, détours, conversions et parfois diversions.

Je ne puis pas ne pas songer que cet univers où nous rêvons d'entendre le cosmos et qui nous fit entendre autant le souffle de l'universel que l'appel à créer des temples du savoir, n'est jamais d'abord qu'une manière de tourner son point de vue en sorte que ce qui se voit ou s'entend se donne de manière unifiée, cohérente.

Cet univers, Thalès sans doute le vit mieux tombant dans son puits ; Anaximandre en tournant autour de cet infini qu'il devina plus qu'il ne saisit … dont il perçut bien vite qu'il n'en ferait jamais le tour. Il venait d'inventer le monde - simplement en se retournant ; il venait d'inventer la philosophie - simplement en rappelant qu'elle aussi reviendrait à ses origines ; il venait d'inventer le sacrifice - simplement en rappelant l'incontournable injustice.

Ceux-ci ne dirent pas la vérité ; ne pourfendirent pas les sentences des autres. Ils auront débattu sans doute ; dialogué, assurément ! Mais aucun, ils étaient trop sages pour cela, ne prétendit jamais qu'il détînt la vérité contre tous, contre tous les autres. Aucun n'affirma que le salut fût dans la pensée plutôt que dans l'action. Ils surent seulement que le seul effort qu'il faille maintenir était d'éviter au mieux possible cette injustice qui de toute manière guette, vous épie et prend.

On se trouve à cet instant précis où rien de décisif encore n'a été commis ; choisi ; tranché. Ce le sera demain. Pour le moment, aucune arme n'aura été fourbie … tout s'emmêle encore.

Pour quelques instants seulement.

Un philosophe austère, et né dans la Scythie ,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile ,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d'un jardin.
Le Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l'inutile,
Ebranchait, émondait , ôtait ceci, cela,
               Corrigeant partout la nature,
Excessive à payer ses soins avec usure .
               Le Scythe alors lui demanda
Pourquoi cette ruine ? Etait-il d'homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
               Laissez agir la faux du temps :
Ils iront assez tôt border le noir rivage .
J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
               Le reste en profite d'autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure,
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
               Un universel abattis .
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
               Sans observer temps ni saison,
               Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
               Un indiscret stoïcien ;
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
               Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort :
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
Comment ne pas penser au philosophe scythe de la fable : tous, au fond, successivement, et parfois avec des armes qui contredirent souvent leur noble titre de sage, s'époumonèrent à sentencieusement proclamer qu'il valait mieux vivre avant que de philosopher - Primum vivere deinde philosophari - ou mieux au contraire se retirer du monde, renoncer au superflu et se contenter de ce qui seul pesait.

La Fontaine s'amuse à croquer une démarche où l'on eût cessé de vivre avant même que d'être mort ! cette acerbe ironie contre le stoïcisme n'est pas si éloignée du reproche que Nietzsche fera au christianisme : une revanche du faible contre le monde et ses contradictions.

Autre manière de dire que la pensée peut être à la fois issue et problème ; incursion et excursion ; conversion et diversion.

J'aime à penser que ceci Anaximandre le sut ! et qu'il n'est sans doute pas si hasardeux qu'il se penchât plutôt sur le monde que sur les hommes.

J'aime à penser qu'il sut ce que d'audace était outrageusement nécessaire pour écrire ou même parler : qui es-tu, toi qui écris, pour oser ainsi prescrire à l'autre comment il se doit penser et vivre ? Qui suis-je moi pour estimer avoir à dire quelque chose qui vaille, plus ou mieux que ta parole à toi ? ou que ton silence ? Qui es-tu pour dire bien et mal ? J'aime à penser que ceci également se peut retourner et qu'Anaximandre lui-même l'y autorise : c'est, après tout, que l'injustice, ici relevée, guette tout aussi bien celui qui parle que celui qui se tait ; qui agit que celui qui se retire. Dis oui, dis non le reste vient du Malin !

Faut-il plus de sagesse à ne rien dire ou écrire et tout, de ses méditations, conserver par devers soi ? Plus d'impudeur et rogue outrecuidance à philosopher que se taire ? (cf Camus)

Je n'ai pas de réponse à ceci sinon qu'il est consolant avec Anaximandre de penser qu'il n'est pas de voie meilleure que d'autres ; que, pour autant qu'il nous en appartient, et à la force de notre volonté, la seule chose que nous puissions réussir demeure bien de ne pas trop empeser le monde de nos injustices ; de ne pas trop enlaidir le monde de notre démesure.

A l'écart maximal de l'absolu, à l'ombre de ce soleil qui de toute manière ébloui ; dans la pénombre du puits … tenter de s'y retrouver. Le moins mal possible.

Dans sa préface à la Vie de Rancé, Chateaubriand fait un rapide portrait de l'abbé Séguin. Une analyse restée célèbre de R Barthes fait du chat jaune du confesseur l'essence même de la littérature pour ce qu'à la fois il dirait plus qu'il ne semble (pauvreté, pureté, bonté) mais bien moins en sorte, précisément, que nul texte ne puisse jamais se résumer à une interprétation ; ne soit jamais entièrement déchiffrable. Pas plus donc que le monde ; que l'univers ; que le cosmos.

J'y retiens pour ma part cette robe de prêtre qui ne saurait être brodée d'avarice.

Mais sans doute est-ce ici même idée.

Je veux croire qu'il n'est de philosophie souhaitable, je veux écrire supportable, que généreuse. Elle ne peut l'être que pour cette part qui résiste, qui fait l'objet nous résister et empêcher ainsi le monde de nous être trop disponible ; trop aisément disposé à être saccagé. Elle ne peut l'être que pour ces terres qu'à la fois elle ouvre et couvre.

Pour le chemin qu'elle emprunte, certes, mais surtout pour ceux qu'elle nous désigne.

Oui, la philosophie est ode. Mais nous le savions depuis Orphée. Et Pythagore le mesurera.

 

à l'écoute : Schlage doch gewünschte stunde BWV 53
Schlage doch, gewünschte Stunde,
Brich doch an, du schöner Tag!
Kommt, ihr Engel, auf mich zu,
Öffnet mir die Himmelsauen,
Meinen Jesum bald zu schauen
In vergnügter Seelenruh'!
Ich begehr' von Herzensgrunde
Nur den letzten Zeigerschlag!

Sonne donc, heure désirée,
Apparais donc, jour adorable !
Venez vers moi, anges,
Ouvrez-moi les prairies du ciel,
Pour que je voie bientôt mon Jésus
Dans la paix joyeuse de l'âme !
Je demande du fond de mon cœur
Seulement le dernier coup de l'horloge !

 

 

 


 


1) Chateaubriand, La vie de Rancé, Préface

Je n’ai fait que deux dédicaces dans ma vie : l’une à Napoléon, l’autre à l’abbé Séguin. J’admire autant le prêtre obscur qui donnait sa bénédiction aux victimes qui mouraient à l’échafaud, que l’homme qui gagnait des victoires. Lorsque j’allais voir, il y a plus de vingt ans, Mlles d’Acosta (cousines de Mme de Chateaubriand, alors au nombre de quatre, et qui ne sont plus que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, un prêtre vêtu d’une soutane relevée dans ses poches : une calotte noire à l’italienne lui couvrait la tête ; il s’appuyait sur une canne, et allait, en marmottant son bréviaire, confesser, dans le faubourg Saint-Honoré, Mme de Montboissier, fille de M. de Malesherbes. Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ; il avait peine à se défendre d’une troupe de mendiantes qui portaient dans leurs bras des enfants empruntés. Je ne tardai pas à connaître plus intimement cette proie des pauvres, et je le visitais dans sa maison, rue Servandoni, no 16. J’entrais dans une petite cour mal pavée ; le concierge, allemand, ne se dérangeait pas pour moi. L’escalier s’ouvrait à gauche, au fond de la cour ; les marches en étaient rompues. Je montais au second étage ; je frappais : une vieille bonne, vêtue de noir, venait m’ouvrir : elle m’introduisait dans une anti-chambre meublée, où il n’y avait qu’un chat jaune, qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais dans un cabinet, orné d’un grand crucifix de bois noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé de moi par un paravent, me reconnaissait à la voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa bénédiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me racontait que sa mère lui disait souvent, dans le langage figuré de son pays: « Rappelez-vous que la robe des prêtres ne doit jamais être brodée d’avarice. » La sienne était brodée de pauvreté. Il avait eu trois frères, prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la messe ensemble dans l’église paroissiale de Sainte-Maure. Ils allèrent aussi se prosterner à Carpentras sur le tombeau de leur mère. L’abbé Séguin refusa de prêter le serment : poursuivi pendant la révolution, il traversa un jour en courant le jardin du Luxembourg, et se sauva chez M. de Jussieu, rue Saint-Dominique-d’Enfer. En quittant le Luxembourg pour la dernière fois, en 1830, je passai de même à travers le jardin solitaire, avec mon ami M. Hyde de Neuville. De tristes échos se réveillent dans les cœurs qui ont retenu le bruit des révolutions.

L’abbé Séguin rassemblait dans les lieux cachés les chrétiens persécutés. L’abbé Antoine, son frère, fut arrêté, mis aux Carmes et massacré le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint à Jean-Marie, il entonna le Te Deum. Il allait déguisé, de faubourg en faubourg, administrer des secours aux fidèles. Il était souvent accompagné de femmes pieuses et dévouées : Mme Choque passait pour sa fille ; elle faisait le guet, et était chargée d’avertir le confesseur. Comme il était grand et fort, on l’enrôla dans la garde nationale. Dès le lendemain de cet enrôlement, il fut envoyé avec quatre hommes visiter une maison, rue Cassette. Le ciel lui apprit ce qu’il avait à faire : il demande avec fracas que les appartements lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau placé contre un mur et qui cachait ce qu’il ne voulait pas trouver. Il en approche, soulève avec sa baïon- nette un coin de ce tableau et s’aperçoit qu’il bouche une porte. Aussitôt, changeant de ton, il reproche à ses camarades leur inactivité, leur donne l’ordre d’aller visiter les chambres en face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant que la religion inspirait ainsi l’héroïsme à des femmes et à des prêtres, l’héroïsme était sur le champ de bataille avec nos armées : jamais les Français ne furent si courageux et si infortunés. Dans la suite l’abbé Séguin, ayant vu quel parti on pouvait tirer de la garde nationale, était toujours prêt à s’y présenter. Le mensonge était sublime, mais il n’en offensait pas moins l’abbé Séguin, parce qu’il était mensonge. Au milieu de ses violents sacrifices, il tombait dans un silence consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré de ses tourments par suite du changement des choses humaines. On passa du crime à la gloire, de la république à l’empire.

C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce travail, et j’y avais un répugnance naturelle. J’étudiai néanmoins, je lus, et c’est le résultat de ces lectures qui compose aujourd’hui la Vie de Rancé.

2) R Barthes Préface de la Vie de Rancé

Dans sa Préface, Chateaubriand nous parle de son confesseur, l'abbé Séguin, sur l'ordre duquel, par pénitence, il a écrit la Vie de Rancé. L'abbé Séguin avait un chat jaune. Peut-être ce chat jaune est-il toute la littérature ; car si la notation renvoie sans doute à l'idée qu'un chat jaune est un chat disgrâcié, perdu, donc trouvé et rejoint ainsi d'autres détails de la vie de l'abbé, attestant tous sa bonté et sa pauvreté, ce jaune est aussi tout simplement jaune, il ne conduit pas seulement un sens sublime, bref intellectuel, il reste entêté, au niveau des couleurs (s'opposant par exemple au noir de la vieille bonne, à celui du crucifix) : dire un chat jaune et non un chat perdu, c'est d'une certaine façon l'acte qui sépare l'écrivain de l'écrivant, non parce que le jaune "fait image", mais parce qu'il frappe d'enchantement le sens intentionnel, retourne la parole vers une sorte d'en-deçà du sens ; le chat jaune dit la bonté de l'abbé séguin, mais aussi il dit moins, et c'est ici qu'apparaît le scandale de la parole littéraire. Cette parole est en quelque sorte douée d'une double longueur d'ondes ; la plus longue est celle du sens (l'abbé Séguin est un saint homme, il vit pauvrement en compagnie d'un chat perdu) ; la plus courte ne transmet aucune information, sinon la littérature elle-même : c'est la plus mystérieuse, car, à cause d'elle, nous ne pouvons réduire la littérature à un système entièrement déchiffrable : la lecture, la critique ne sont pas de pures herméneutiques.