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Athènes

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

On a pu dire, non sans justice, que la philosophie était née avec Socrate (02), et cet admirable personnage tient en effet une telle place qu'on a pu lui faire cet honneur insigne d'associer son nom à ce grand événement. Mais Socrate, modeste comme il l'était, n'eût pas accepté cette gloire ; il savait mieux que personne qu'avant lui il y avait déjà près de deux siècles que la philosophie s'essayait, quand il lui donna la force et le charme qui depuis lors ne l'ont plus quittée. Ce n'est pas à Athènes que la philosophie est née ; c'est dans l'Asie-Mineure ; car à moins de rayer de l'histoire les premiers des grands noms que je viens de rappeler, il faut reculer cet événement de deux cents ans environ ; le progrès inauguré par Socrate était une continuation ; ce n'était pas une initiative. J Barthelemy Saint Hilaire

 

Elle pourrait paraître la source de la philosophie. Elle ne le fut pas. St Hilaire a raison : c'est en Asie Mineure qu'il faut l'aller chercher. A Milet, où sont nés Anaximandre, Anaximène, Leucippe, Thalès ; Héraclite est d'Ephèse ; Démocrite d'Abdère ; Anaxagore de Clazomènes et si Pythagore et Anaxagore sont de Samos …

Mais si l'histoire ne commence pas à Athènes, elle y prend son définitif essor : avec la démocratie qui s'y installe (Solon, Périclès y sont nés) Socrate et Platon aussi et Aristote viendra s'y installer. Paradoxalement - Socrate n'aimait pas l'écriture - c'est avec Platon et Aristote que commence l'histoire écrite de la philosophie car eux laissèrent œuvre sinon complète en tout cas volumineuse.

École d'Athènes, fresque mal nommée ? Oui si l'on s'en tient aux données historiques ; non si l'on envisage comme il arrive souvent les symboles qui en disent plus et font penser encore mieux !

Il y va ici, ironiquement, comme des sources du Danube que l'on se dispute - ce qui n'a aucune importance ; dont l'une serait à chercher dans les caves d'une ferme - ce qui donne à réfléchir. Oui les origines sont toujours troubles, confuses et ceux qui en sont les acteurs ou même seulement les spectateurs ignorent évidemment tout de la singularité du moment.

L'origine est toujours un ê réalité a posteriori. Ce qu'on ne voit ni ne comprend mais qui enclenche tout ce qui suit.

Mais si la ville est une des stations essentielles de ce chemin que nous avons décidé de parcourir c'est au moins autant pour la philosophie que pour l'invention de la démocratie ; c'est surtout pour la croisée d'entre les deux.

Aristote en faisait un symbole de la civilisation : l'agora - ἀγορά - est au centre de la cité ; est surtout au cœur même de la conception du politique. Tous les citoyens de la ville se rendent en cet espace où ils sont égaux dès lors qu'ils sont citoyens ; où la parole d'aucun ne peut prévaloir sur celle d'un autre. L'incroyable en cette affaire est que, ce faisant, les athéniens inventèrent autant la démocratie qu'ils n'agissaient en fin mathématiciens. Leur agora était comme un cercle où une infinité de points demeuraient à équidistance d'un autre : ainsi étaient les citoyens. Il fallait, incontestablement, pour entendre l'égalité politique l'entendre more geometrico. Le miracle, s'il en est un, l'incroyable en tout cas, est que cette invention fut celle d'un peuple fondamentalement pessimiste qui était convaincu que le chaos dominait tout et que s'il était possible à l'homme de tenter quoique ce soit, c'était tout au mieux, de se préserver un espace, fragile, provisoire, où il pût se protéger, se développer au risque majeur cependant de l'injustice et de la démesure.

Qu'une telle culture qui aura conjugué toutes les nuances d'un tragique à quoi elle ne s'estimait ni en droit ni en possibilité de s'extirper ait néanmoins pu soutenir une pensée tant physique que métaphysique et imaginer un système politique qui aujourd'hui encore demeure un exemple est effectivement magnifique exception.

En réalité, il n'est pas de cité sans conception de l'homme, du monde ; sans philosophie implicite. Dans le cas des athéniens on pourrait presque parler d'une métaphysique en creux : elle entend la cité comme un cocon protecteur, même si fragile et temporaire, comme une frontière mais comportant au moins les trois couches qu'avec M Serres, nous avons déjà relevées, mais qui, loin de n'être que défensive, révèle en même temps une affirmation originale de l'homme où les finalités de la cité et celles de l'homme ne seraient pas séparées de par et d'autre d'une ligne qui distinguât le collectif de l'individuel, où action et pensée non plus ne seraient pas présentées comme des finalités séparées voire contradictoires.

Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l'énergie dit Périclès : comment dire mieux que l'effort grec visa d'un même tenant la connaissance, l'action et ce que nous nommons aujourd'hui création dans les arts ; qu'il ne s'agissait pas pour eux d'actes opposés voire contradictoires mais que, dans leurs logiques propres, chacune d'entre elle fît partie du bagage de tous ; que chacune d'entre elle dût atténuer ce que l'autre eût de rugueux, ou de trop éthéré …Comment dire mieux que la finalité de la cité n'est pas le pouvoir en tant que tel mais ce mixte de sagesse et de beauté où se réconcilient les devoirs du citoyens et le souci de l'individu ?

En réalité, ce qu'Arendt 1 avait bien vu, on est ici au cœur même de la représentation grecque du monde : on l'a rappelé à plusieurs reprises, l’œuvre humaine est perçue comme une guerre contre des dieux qui leur auront mené la vie dure. L'âge d'or est fini depuis longtemps et quoiqu'on y fasse, travailler, la terre ou les objets, revient toujours à arracher aux dieux et à la nature ce qu'elle ne donne pas spontanément. Alors oui, qu'on l'entende sous l'aune d'Héraclite ou que tout simplement d'un point de vue anthropologique, c'est sous l'aune de la guerre que se pensent tout à la fois l'agriculture et la cité - une guerre des hommes contre les dieux, un rapport de force en tout cas où ruse, prudence certes, mais détermination résolue avaient la part belle. Rien n'est plus faux que l'image classique que l'on reproduit souvent de grecs plus soucieux de contemplation que d'action et qui pour cette raison aient si vite cédé le pas devant le pragmatisme romain : le champ d'action athénien est bel et bien ce monde-ci, un monde qui n'est pas fait pour lui, où il n'a d'autre place que celle qu'il parviendrait à arracher, un monde où règne une nécessité implacable qu'il peut tout au plus, avec quelque ruse et sagace manœuvre, utiliser à son profit tout en n'ignorant pas combien l'ordre ainsi ménagé à son profit demeure fragile et dangereux.

Autant dire qu'il n'est pas d'angélisme grec, non plus que d'irénisme.

Néanmoins, même s'il est exact que l'humanisme, au sens où nous l'entendons encore, est plutôt un héritage romain, c'est pourtant bien de l'affirmation de l'homme dont il s'agit ici, avec tous les risques de démesure qu'une telle affirmation, Castoriadis écrirait auto-institution, que ceci implique. Dès lors la phrase prend tout son sens : goût du beau que vient tempérer la simplicité ; goût des études que vient tempérer l'énergie. Autant dire que la quête de la sagesse signifie le contraire d'un retrait mais au contraire l'implication pleine dans l'action ; que celle du beau mais donc aussi du bien est présentée comme devant être simple, au sens d'ordinaire, de bon marché.

Tout ici réside dans le nous savons concilier initial et sans doute est-ce ainsi qu'il faut entendre cette phrase étonnante qui fait d'Athènes l'école de la Grèce : la cité ne se réduit pas à une organisation des rapports sociaux ou économiques ; ne régit pas seulement par la loi les droits des uns et des autres. En réalité, la finalité de la cité est pédagogique, pour le moins ; métaphysique...

Le politique commence très exactement au moment où un groupe humain essaie de penser son action collective, essaie de se penser comme société et d'organiser la cité en fonction de cela ; la démocratie commence au moment où, plutôt que de simplement recevoir cette organisation de l'extérieur - que ce soit une Révélation, une simple coutume ou encore un rapport de force à quoi on se soumet - on tente de lui substituer un ordre qui lui soit propre, qu'il ait lui-même conçu et décidé. On ne dira jamais assez combien ce qui fonda la πόλις grecque tint à la fois à l'antagonisme d'avec les dieux et à l'absence d'une vérité qu'on fût assuré de détenir.

Il suffit de lire l'Exode et le Deutéronome pour le comprendre : si le Décalogue peut encore passer pour une déclaration de principes, comment ne pas voir que lui succèdent une série incroyable de prescriptions et de proscriptions, de lois et d'interdits qui, avant même que la cité ne fût fondée, allait en régir l'ordonnancement. La loi vient ici d'en haut, donnée une fois pour toute, à quoi il convient de se soumettre. Et s'il n'est pas faux de dire que ce sera son observance parfois stricte et littérale qui assura la cohérence du peuple juif durant les deux millénaires de sa diaspora, on ne peut pas non plus ne pas constater combien rigidité, dogmatisme en furent parfois le prix à payer ; combien aussi ceci éloigne au maximum de l'approche grecque.

Pour autant que la démocratie soit d'abord cette affirmation de l'autonomie c'est-à-dire, avant même le sens moderne de l'indépendance, cette volonté de se fixer à soi-même ses propres normes plutôt que de les recevoir de l'extérieur, il y aurait bien entre démocratie et révélation une incompatibilité qui ressemble à s'y méprendre à celle que Conche avait entrevue entre métaphysique et théologie.

Et pourtant, par ailleurs que de points communs ! De part et d'autre une identique révolte contre le divin même si Jérusalem l'entendra à l'aune de la culpabilité ; une même recherche de sens qui fît de l'existence humaine un parcours qui ne se réduise en tout cas pas à la seule entrave matérielle (2) une semblable volonté de substituer à l'implacable actuel un ordre humain plus viable, plus sensé, maîtrisé.

Nous sommes assurément les héritiers de ces deux quêtes conjuguées qui ensemble se voulurent sortie de la caverne. Est-ce pour cela que nous boitons ?

Jérusalem comme Athènes cherchèrent à sortir de la caverne, du noir épais de l'objet ; toutes deux cherchèrent ce soleil qui ne se peut regarder en face. C'est tellement évident pour Platon - qui fut si peu démocrate ; mais ce l'est éminemment pour Périclès qui le fut tant. Voici toute l’ambiguïté de notre projet qui tente de se frayer un chemin d'entre la métaphysique et la théologie qui éviterait le dogmatisme ; voici toute l'ambivalence de ce chemin vers Dieu mais sans dieu qu'évoque M Conche ; toute la Rome chrétienne et la théologie médiévale après elle tenta de concilier ces deux souches n'oubliant ni que la sagesse des uns ne les conduisit pas vers dieu, ni que les signes des autres ne leur permirent de le reconnaître. Voici toute la question, terrible si l'on y songe, d'un désir de liberté qui s'épuise irrémédiablement à choisir seulement la rive où accoster, le quai où s'arrimer, le maître à qui se soumettre.

Tout est dans cet αὐτός qui constitue les trois termes du projet grec : autonomos, autodikos - qui a son propre pouvoir judiciaire - ; autotelès - qui se gouverne. A défaut d'une grille absolue de lecture, autant se déterminer par soi-même ... Mais derechef, c'est dire combien le projet politique d'Athènes serait un projet en creux, par défaut, s'il ne s'était pas donné comme objectif celui étonnant d'être l'école de la Grèce - ce qui dans l'esprit de Périclès doit bien pouvoir signifier un peu du monde. C'est bien pour cela que cette phrase, jetée presque par mégarde, dans un éloge aux morts, sonne à la fois si juste et si ambitieuse : faire de la quête du beau et du vrai le sens même de l'action, la dynamique même de l'action politique c'est ceci très exactement sortir démocratiquement de la caverne. Non pas fuir le monde, pour un quelconque arrière-refuge consolateur ; non pas délaisser l'action pour une vie à l'écart de l'autre tout entière consacrée au loisir studieux pas plus évidemment que de ne se consacrer qu'aux tâches banausiques de production des conditions matérielles de survie mais bien au contraire s'engager pleinement dans la vie publique, c'est-à-dire faire exister la cité comme une réalité vivante, par son action. L'idiot - ιδιωτης - avant d'être l'homme sans éducation et sans culture, est celui qui ne s'occuperait que de ses intérêts particuliers et ne s'impliquerait aucunement dans les affaires publiques. C'est cette boucle qui permet autant à la cité de faire le citoyen qu'au citoyen de faire la cité, mais qui donne d'abord au politique ses lettres de noblesse : sous la cité, il y a un désir, celui de devenir pleinement homme.

Bien sûr, Athènes rejette hors du politique tout ce que nous nommons aujourd'hui économie et social, en le maintenant dans cette sphère privée du banal - ce qui est une autre manière de rappeler combien le rapport de force est au centre de la pensée grecque : il ne s'agit pas ici de bouleverser une inégalité de fait. Il s'agit de rendre plus libre ceux qui le sont déjà, assurément pas de libérer ceux qui ne le sont pas. La question des esclaves ou des femmes - qui n'entrent aucunement dans la visée démocratique - demeure l'objection classique que l'on oppose à l'idéal démocratique grec. Mais, outre que notre propos n'est pas ici politique mais bien métaphysique - comprendre ce qu'il y a de métaphysique dans les présupposés athéniens de la πόλις - encore faut-il se prémunir contre les illusions rétrospectives et ne pas juger la démocratie grecque avec les canons de la nôtre.

Mais, après tout fûmes nous si glorieux, nous qui dûmes attendre 1848 - pas même 89 - pour abolir définitivement l'esclavage ? 1946, pour accorder le droit de vote aux femmes ? mais après tout est-ce si différent du Rendez à César du christianisme ? Non, dans les deux cas je lis un projet - celui de la réalisation de sa propre humanité ; non parce que la chrétienté la verra plutôt dans une vie intérieure qui dût s'accommoder de la vie sociale et politique comme une épreuve à subir ou une faute à racheter quand Athènes la construira dans l'espace même de la cité.

Athènes, en inventant la démocratie invente d'abord la dignité du politique. Invente un espace - l'agora - un acteur - le démos - invente un objectif : faire de la quête du beau, du bien et du sage non pas une figure exceptionnelle mais la forme simple de la vie sociale.

 


 


 1) Arendt La crise de la culture, p 777

La raison pour laquelle il n'y a pas d'équivalent grec au concept romain de culture réside en la prédominance des arts de fabrication dans la civilisation grecque. Tandis que les Romains tendaient à considérer même l'art comme une espèce d'agriculture, de culture de la nature, les Grecs tendaient à considérer même l'agriculture comme un élément de la fabrication, comme appartenant aux artifices «techniques» ingénieux et adroits par lesquels l'homme, plus terrifiant que tout ce qui est, domestique et domine la nature. Ce que nous considérons, sous l'emprise encore de l'héritage romain, comme la plus naturelle et la plus paisible des activités humaines, labourer la terre, les Grecs le comprenaient comme une entreprise audacieuse, violente dans laquelle, année après année, la terre, inépuisable et infatigable, est dérangée et violée. Les Grecs ne savaient pas ce qu'est la culture parce qu'ils ne cultivaient pas la nature mais plutôt arrachaient aux entrailles de la terre les fruits que les dieux avaient cachés aux hommes (Hésiode); et étroitement lié à cela, le grand respect romain pour le témoignage du passé en tant que tel, auquel nous devons non seulement la conservation de l'héritage grec mais la continuité même de notre tradition, leur était tout à fait étranger.

2) comment ne pas songer au Ex,19,5

Désormais, si vous êtes dociles à Ma voix, si vous gardez Mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuple s! Car toute la terre est à Moi, mais vous, vous serez pour moi une dynastie de pontifes et une nation sainte.