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Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

Promenades

Il y a longtemps que je lus ce très joli livre : pourquoi en aurai-je gardé souvenir vivace ? je ne sais. Délicieux mélange de récits de voyage en tout cas où l'auteur mélangea, à chaque station, histoires réelles ou imaginaires, souvenirs personnels et impressions, mais références culturelles, événements historiques, anecdotes

Dont celle-ci. Il me souvient que l'affaire commença avec la controverse - que j'ignorais - sur la véritable source de ce fleuve mythique. Breg et Brigach forment le Danube à partir de leur confluence à Donauschingen. Chacune des deux villes revendiquant l'origine St. Georgen im Schwarzwald ou Furtwangen im Schwarzwald

J'aime assez, pour tout avouer, que la source de la Breg se situe à peine à 200 m de la ligne de partage des eaux entre Rhin et Danube comme si sources des deux Europe ne tenaient qu'à un fil si ténu qu'imperceptible. J'adore, pour tout dire, que la source de la Brigach se trouve dans la cave d'une ferme, autre manière de concéder que non seulement les origines demeurent indécidables mais que surtout, par nos affairements nous les effacions comme par nos propres illuminations nous finissons par éteindre la lueur des étoiles et rendre muet un ciel qui ne demandait qu'à nous parler. J'aime qu'il tienne à si peu, 200 m à peine, pour que notre destin file là haut vers le Nord et nous entraine vers ces Angles, Saxons et autres fougues nordiques ou bien au contraire plutôt vers cet Est d'où sourd notre passé tout enfoui que nous le voulussions parfois où silence magique des dunes le dispute au miracle des oasis, où d'entre deux fleuves, presque par inadvertance mais avec un fracas dont le lointain écho se laisse encore percevoir pour qui sait tendre l'oreille, l’Être un jour donna sa chance à la lumière. J'aime ces croisées que nous pourrions ne pas suivre mais qui nous enchantent néanmoins ; ce regard subrepticement jeté qui vous extirpe de la foule et vous exhausse en prince de l'être à quoi l'on va répondre et qui vous entraînera si loin au-delà de vos propres rêves ou bien à qui l'on se contentera de sourire par lâcheté ou épuisement ; ce livre que l'on feuillette négligemment pour passer le temps mais que l'on n'abandonnera qu'aux premières lueurs.

Il faut sans doute des oreilles finement exercées et des yeux savamment affûtes pour saisir ce qui dans ces ambivalences s'entrechoque de décisif. Vraisemblablement passons-nous souvent à côté de ces regards sans les voir ; de ces appels sans les entendre ; de ces lueurs sans même être ébloui par elles. Pourtant, sans savoir pourquoi ; sans même y être jamais préparé car il ne servirait de rien de les attendre ou d'en apprendre les prémices, pourtant, oui, parfois, un craquèlement presque inaudible ; un bruissement immense …

Les textes le disent : d'avoir - presque - vu Dieu, et dialogué avec lui, il revint les Tables dans la main mais la peau éblouie :

Moïse descendit de la montagne de Sinaï, ayant les deux tables du témoignage dans sa main, en descendant de la montagne; et il ne savait pas que la peau de son visage rayonnait, parce qu'il avait parlé avec l’Éternel.
Aaron et tous les enfants d'Israël regardèrent Moïse, et voici la peau de son visage rayonnait ; et ils craignaient de s'approcher de lui.…Ex 34, 29

Peu importent, décidément, ces lignes droites, ces avenues trop sages, ces plaines trop sages et tellement ennuyeuses : rien ne vaut mieux que ces butées imprévisibles, ces rocailles qu'on franchira pourtant, ces collines noires de promesses. Paradoxe du crétois : il est assis là, au carrefour. Mais quelle question lui poser pour ne pas s'égarer ? N'errerons-nous pas de toute manière quelque soit sa réponse ?

Vers où se tourner ?

Mais que ferions-nous si la voie était indiquée ? Supporterions-nous de vivre si nous savions d'avance ce qui devait nous échoir ? le moment de nos amours ? les délices de nos atermoiements ? les affres de notre mort ? Evidemment non ! c'est en ceci que nous nous écartons le plus dangereusement des grecs qui eux savaient - à l'instar du laboureur de la fable ! Il n'est pas une seconde où nous n'attendions, presque inconsciemment, sûrement par habitude, sinon un miracle, au moins de l'inopiné qui détourne notre route et l'exalte. Nous nous rêvons au gré, ardents aventuriers et audacieux découvreurs ou humbles prophètes qu'une voix venue d'on ne sait où, par un insolite après-midi torride détournerait de son paisible ordinaire pour une rencontre qui briserait l'histoire en deux pans tellement tranchés que cet instant ferait figure de symphonie céleste. Nous ne nous rêvons jamais simples bergers : c'est pourtant parmi eux que les dieux choisissent leurs prophètes.

J'aime ceux qui savent, intrépides, se baisser et saisir entre les mains ces éclaboussures de destin ; je ne déteste pas pour autant ceux qui, par fidélité ou crainte, s'arriment à l'élan pas encore épuisé. Tout revient au même disent l'Ecclésiaste autant que le sage grec. Ceux-ci ressemblent aux tisserands de mes songes qui s'épuiseraient à rassembler ce qui invariablement s'effiloche. Eux, sans doute voyagent aussi mais leurs stations ne sont pas d'espace. De temps.

Ces promenades sont de terres parcourues, d'océans traversés, d'obstacles franchis et je devine aisément l'appel du grand large qu'elles lancent. Mais nous ne sommes pas que d'excursions. Non plus que d'espace uniquement pétris.

Je vois bien Ulysse échouer d'escale en escale, d'épreuve en épreuve, comme si le chemin le plus court pour s'en revenir à lui-même, ne pouvait être, décidément une ligne droite. Je devine bien Moïse entraîner son peuple quarante années durant pour en tremper la foi bien plus que l'endurance et le préparer à une promesse qui ne vaut que d' y tendre. Ainsi de notre vie : nous courons, jamais en ligne droite, aussi anxieux que Déméter à la recherche de sa fille Perséphone.

Comment ne pas voir aussi, en ces errances, d'improbables quêtes : nos aventures sont aussi celles de nos pensées ; de nos doutes, de nos pertes autant que de nos trouvailles. Le sage évoquera ses quêtes pour désigner ses prières et j'aimerais parfois savoir deviner en quelles célestes confins son esprit se fut laissé entrainer … L'histoire de la pensée est une Odyssée et c'est bien ainsi que Hegel entendait sa Phénoménologie. D'époque en époque, ce fut comme si l'être apprenait de stases en hypostases, de thèses en hypothèses , de songes en réalités contredites.

Et si Hegel avait raison ? que les théories fussent des moments ; simplement des moments - épisodes arrachés à un cheminement lent, tellement lent qu'on l'eût pu croire sien ? et qu'il n'y eût pas tant de différence entre la maturation saccadée de l'enfant et celle de l'humanité. Et si, les pérégrinations d'Ulysse n'étaient que l'allégorie - poétique, certes, mais métaphorique néanmoins - d'un voyage bien plus amplement incertain encore.

Je le regarde lui en qui la tradition voulut voir Anastase d'Antioche ; en qui Rembrandt voulut peut-être simplement représenter le philosophe. Quel silence, mais quelle solitude aussi. Il n'a d'yeux que pour ce gros livre dans lequel il est plongé ; rien ne parait pouvoir importer plus que lui, pas même la lumière qui ne vaut que pour la lecture qu'elle autorise. Une épure presque totale. Tout aura disparu dans quelques instants : ce lieu presque vide hormis la table ; ces voussures qui laissent à deviner une église ou la bibliothèque d'un couvent. Les couleurs pas même pastel, déjà diaphanes, oui, tout ceci aura disparu dans quelques instants, comme avalé par le livre.

Est-ce en ceci que réside le paradoxe du philosophe ? Lui qui se glorifie de penser notre rapport au monde est tellement abreuvé de questions qu'il s'en désagrège. Lui n'aura eu de cesse de parler de méthode. Mais où est le chemin, où la forêt à traverser ; où la rivière qui l'arrose et lui donne vie ?

La philosophie a commencé en une belle promesse de sagesse : depuis les sciences ont dit beaucoup du monde mais ont perdu l'homme ; la philosophie a fini par perdre le monde et s'égosille de vanter l'homme. Nous n'avons toujours pas parlé véritablement de notre rapport au monde;

Que faisons-nous ici ?

Cette question d'adolescent (Valéry) reste sans réponse. Et rien de leurs discours de méthode ne m'en diront plus. Mais les sciences encore moins. Quel sens pourrait bien, d'ailleurs, avoir ce chemin pour qui ne quitte jamais sa table de travail ? pour qui a désappris méandres de fleuves, noirceur des pierres ou superfluité des lignes ? Qu'il en faudrait, d'aventures et d'excursions, de promenades et d'errances pour donner enfin sa chance au monde ! Et n'avoir, surtout, pas peur ! Car il ne saurait y avoir d'objet sans sujet : cette entrave qui noue l'estomac est pourtant notre chance. Que dire, au reste, de ce misérable sujet qui désapprend si souvent l'humilité et se pique, en fat ministricule, d'occuper toute la place ?

Je suis mal placé pour cette invite au voyage mais je sais qu'il en est d'intérieur. Le travail que fit celui-là autour du fleuve, ne peut-on le mener autour de la pensée et de l'éclosion de l'être ? Le travail que fit Zweig sur le temps des hommes, ne peut-on le mener sur les lieux de la pensée ?

Prendre un lieu, celui où tout commença et et se laisser entraîner par les flux de l'esprit.