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Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

Croisées

Chant d'entrée
Vers où me tournerais-je
Lorsque le chagrin et la peine m'oppressent ? A qui clamer mon bonheur
Lorsque mon coeur tressaille de joie ?
Je viens à toi, ô Père,
Dans la joie et dans la peine,
Car c'est toi qui dispenses toute joie,
C'est toi qui apaises toute peine.

Si je ne te connaissais pas,
Que me seraient le ciel et la terre ?
Des lieux d'exil
Où je vivrais livré au hasard.
Tu as su donner un but
A ma route
Et grâce à toi le ciel et la terre
Ont désormais les douceurs de la patrie.

Oserais-je cependant t'approcher En portant tant de fautes ?
Quel homme ici-bas est assez pur Pour paraître à tes yeux?

Avec la confiance d'un enfant,
Je me précipite dans tes bras, ô Père, Plein de repentir je te supplie :
Aie pitié, ô Seigneur, aie pitié de moi !

Zum Eingang
Wohin soll ich mich wenden,
Wenn Gram und Schmerz mich drücken? Wem künd'ich mein Entzücken,
Wenn freudig pocht mein Herz?
Zu Dir, zu Dir, o Vater.
Komm'ich in Freud' und Leiden,
Du sendest ja die Freuden,
Du heilest jeden Schmerz.

Ach, wenn ich Dich nicht hätte, Was wär' mir Erd' und Himmel? Ein Bannort jede Stätte,
Ich selbst in Zufalls Hand.

Du bist's der meinen Wegen Ein sich'res Ziel verleihet, Der Erd und Himmel weihet Zu süssem Heimatland.

Doch darf ich Dir mich nahen, Mit mancher Schuld beladen? Wer auf der Erde Pfaden
Ist Deinem Auge rein?

Mit kindlichem Vertrauen Eil'ich in Vaters Arme, Fleh' reuerfüllt: Erbarme,
Erbarm', o Herr, Dich mein!

Ce texte commence la Messe Allemande de Schubert - cette messe si différente, si peu classique de celles que ses prédécesseurs purent composer .

J'aime que ce soit ici affaire de tour et de détour, de tournoiement. Il n'y avait décidément que Descartes pour penser que marcher tout droit vous ferait invariablement sortir de la forêt. D'où, diantre, sut-il que la forêt n'était pas infinie ? D'où, fichtre, tint-il cette assurance qu'il marcherait tout droit quand tout laisse à penser que de déclinaisons en déclinaisons il finirait par tourner en rond.

La ligne droite est affaire de raison ; de sections et donc de tranchées ; de dissection et donc aussi d'armes. L'orbe est affaire de vie, d'ambivalence sûrement, d'incertitudes évidemment, mais de recherche et de vie.

Je ne m'étonne pas que dans la caverne, les hommes dussent d'abord se retourner quitte à endurer les souffrances de l'éblouissement. Sortir c'est se retourner, c'est déjà s'écarter.

Où tout ceci commença-t-il ?

Où et quand l'homme se mit-il à penser ? Où la pierre de soutènement de la philosophie ? Ceci n'a assurément aucune importance. Mais Schubert eut raison de commencer sa Messe par ce texte : il sera toujours temps pour les Gloria, les Credo, Sanctus … Oui, avouer d'abord l'angoisse de la croisée et la recherche désespérée d'un repère. Nous avons toujours su qu'il nous fallait aller de l'avant mais quoique cette antique certitude nous fût inculquée comme une évidence ontologique, on n'alla évidemment pas jusqu'à indiquer vers où ni qui se tourner.

Faut-il aller chercher du côté d'Athènes ? ou plutôt de Jérusalem ? du côté de Milet ou du côté d'Ur ? ou bien plus avant encore dans cette Egypte ancienne ? Castoriadis se plaît à opposer tradition juive et grecque en ceci qu'il n'y a pas de texte sacré en Grèce et donc pas de référence ultime que serait un Dieu créateur, pas de Texte premier qu'il n'y eût qu'à interpréter. Soit. Demeure néanmoins l'incertitude sur la justesse de l'interprétation de ce dernier. Le redoublement de toute manière aura lieu. La philosophie est bien cette question - que dois-je penser de ceci ou cela ? - que le croyant effectivement ne pose pas mais aucun des deux ne peut faire l'économie de cette autre question qui, elle, tournera en boucle, indéfiniment - que vaut ce que je pense, que pèse mon interprétation ?

Vers où se tourner ?

Je jette mes yeux vers Milet qui accueillit tant de sages, philosophes et savants dont le premier Thalès. Des sources, enfouies elles aussi, de la philosophie, il n'en est que ces deux-ci : Milet et Elée. Toute deux des colonies ; toutes deux enfouies.

Dont il ne reste rien ; ou presque.

 

 

Écarts

Thalès qui fut le premier, dit-on ; dont on ne sait rien ou presque ; qui n'a pas laissé une ligne écrite mais demeure à ce point célèbre qu'on fit de lui une des origines des sciences et de la philosophie. Milet, ville antique, totalement disparue désormais n'est même plus au bord de la mer, les alluvions du fleuve Méandre ayant comblé depuis longtemps la baie et rejeté loin en arrière la ville dans les terres. Même les mouvements si lents de la terre ont effacé les traces de l'agitation brouillonne des hommes.

Du plus profond à la surface, des trois couches de Braudel, oui s'il fallait tout reprendre - on dit curieusement retracer - on n'aurait pas même marques au sol ou vestiges suffisants. L'archéologue - celui qui nous fait accroire que les principes et fondations parlent - lui non plus ne peut faire autrement qu'interpréter. L'ironie - parce que c'en est une - est que demeurent bien plus vivaces les récits, les histoires, les légendes. La mémoire.

 

SOCRATE 
— Puisque c’est ton avis, à ce que je vois, je vais parler des coryphées ; car à quoi bon faire mention des philosophes médiocres ? Des premiers, il faut dire d’abord que, dès leur jeunesse, ils ne connaissent pas quel chemin conduit à l’agora, ni où se trouvent le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique. Ils n’ont ni yeux, ni oreilles pour les lois et les décrets proclamés ou écrits. Quant aux brigues des hétairies[25] qui disputent les charges, aux réunions, aux festins, aux orgies avec accompagnement de joueuses de flûte, ils n’ont même pas en songe l’idée d’y prendre part. Est-il arrivé quelque bonheur ou quelque malheur à l’Etat ; un particulier a-t-il hérité quelque défaut de ses ancêtres, hommes ou femmes, le philosophe n’en a pas plus connaissance que du nombre des gouttes d’eau de la mer. Il ne sait même pas qu’il ignore tout cela ; car, s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce n’est point par gloriole, c’est que réellement son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela avec dédain comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol, comme dit Pindare[26], sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface, poursuivant les astres par-delà le ciel, scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est près de lui. 
THÉODORE 
Qu’entends-tu par là, Socrate ? 
SOCRATE 
L’exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. Il est certain, en effet, qu’un tel homme ne connaît ni proche, ni voisin ; il ne sait pas ce qu’ils font, sait à peine si ce sont des hommes ou des créatures d’une autre espèce ; mais qu’est-ce que peut être l’homme et qu’est-ce qu’une telle nature doit faire ou supporter qui la distingue des autres êtres, voilà ce qu’il cherche et prend peine à découvrir. Tu comprends, je pense, Théodore ; ne comprends-tu pas ? 
THÉODORE 
Si, et je pense que tu dis vrai.

Bien sûr le théorème mais cette anecdote surtout du Théétète [174a-175a] que reprend Platon et qui aura traversé les siècles : qui peut se lire, pourtant de tellement de manières différentes.

Qu'on le comprenne bien cet écart, cette mise à l'écart plutôt, ou ce petit pas de côté, ne sont pas des afféteries de scientifiques ; ni des lubies ni des ironies glissées par des hommes en sachant plus qu'ils ne voulurent bien avouer ou moins maladroits qu'ils n'acceptèrent de paraître. Ils sont de l'essence même de la pensée et dessinent toutes les figures de la philosophie de Diogène à Socrate ; de Spinoza à Rousseau.

Qu'on le comprenne bien ce tout petit détournement qu'il survienne par accident malencontreux - Thalès - ou par un appel surgi d'on ne sait où - Moïse - dit l'essence de l'homme. Qu'il soit une invite - Écarte toi de mon soleil - un exil - Nietzsche - ou une objurgation intime, il est la forme invariable que prend la pensée naissante.

Surent-ils véritablement ce qu'ils firent ces grecs qui, tout en pensant que l'univers était désordre infini et violence cruelle, inventèrent pourtant, ici, à l'écart, derrière la ligne abstraite de la fondation, cette courbure de l'agora où quelque chose de la vie et de la reconnaissance de l'autre devenait possible, même si subrepticement, même si fragilement ? Tout semble parfois déjà dit par eux, dès les débuts de l'histoire jusqu'au rien de trop qui résumera tous leurs échecs à venir.

Pourtant eux qui se mirent en retrait pour mieux voir, et qui sous le brouhaha ambiant et derrière l'entrelacs désordonné des choses, des bruits et des astres, derrière les cris et les paroles si futiles des hommes, s’entêtèrent à croire pouvoir dénicher sens, eux prirent le risque d'être autre, de n'être plus entendu par les leurs et de voir ce que nul autre qu'eux ne vit jamais. Et ne verra peut-être plus.

Qui mesurera jamais l'étonnant oxymore qui se cache derrière le projet de la connaissance ? Elle est λόγος - recueil, rassemblement - elle est cet effort qui précisément tente de relier les choses entre elles en y voyant répétition d'une même loi, d'une constante, d'une causalité comme si la diversité sous laquelle s'offre la réalité n'était qu'une apparence et le désordre une mal-aimable apparence et pourtant, d'un même tenant, elle vous arrache à la moite épaisseur des choses vous laissant devant elles, bavard peut-être, mais seul à en hurler, incapable désormais de seulement pouvoir se nommer ; impénitent prédateur, orphelin et incertain de tout.

Vers où se tourner ?

Qui veut la gloire ou seulement la trace ferait mieux de choisir le logos, plutôt que le pouvoir et la compétition. Périclès mis à part, peut-être, quel politique aura laissé d'autre trace plus durable que cette toute petite cohorte de penseurs qui firent l'honneur de l'humanité ?

J'aime cette ironie - εἰρωνεία dit ceci si joliment : on s'y interroge feignant l'ignorance - dont Socrate parut l'exemplaire héraut ! La géographie qui aurait pu nous sembler l'écriture même de la stabilité ; le symbole parfait de l'invariant, elle-même y perd ses traces. La terre insensiblement ensevelit et la mer sauvagement engloutit. J'ai beau regarder les cartes : ce ne sont presque déjà plus les mêmes. J'ai beau scruter le croissant fertile, je le trouve tout rabougri ; bien tristement étiolé. Même ceci qui fut le berceau de la culture méditerranéenne s'effondre.

Restent les textes - même fragmentaires. Cette intuition incroyable que tout, à ce moment-là, se pensa et que nous fussions condamnés - mais quelle jolie condamnation - à le répéter mais enrichir inlassablement.

Ce que laissa Thalès - ou qu'on lui suppose avoir laissé - c'est une méthode ; en réalité un principe. Plutôt que d'accumuler des observations disparates, il a tenté de retrouver, sous la diversité du réel, un invariant, un principe. Qu'importe qu'il crût que cet invariant fût l'eau, il devait de créer la possibilité même du savoir en même temps que sa limite. Comte l'a dit à sa manière ; Jacob à la sienne ; Hegel l'aura systématisé mais au fond tous disent que la raison ne peut entendre que le même ; ne peut comprendre la diversité qu'en la ramenant à la répétition de quelques lois, de quelques relations.

Nous savons que la raison ne procède que d'identité en identité, elle ne peut donc tirer d'elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza, l'ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S'il l'était, c'est qu'il y aurait identité complète dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire que la nature n'existerait pas. En d'autres termes, l'existence même de la nature est une preuve péremptoire qu'elle ne peut être entièrement intelligible (…) Aucun phénomène, même le plus insignifiant, n'est complètement explicable. Nous avons beau « ramener » le phénomène à d'autres, lui en substituer de plus en plus simples : chaque réduction est un accroc fait à l'identité, à chacune nous en abandonnons un lambeau, et finalement il reste, des deux côtés de notre explication, ces deux énigmes qui ne sont d'ailleurs que les .deux faces d'une seule : la sensation et l'action transitive . Afin d'expliquer cette double énigme qui constitue apparemment le fin fond de la nature, il nous faudrait comprendre la causalité efficiente, la « communication des substances »; or, nous savons qu’elle est inaccessible à notre entendement, « irrationnelle ». On a affirmé le contraire : c'est qu'on la confondait avec la causalité scientifique, qui est tout autre chose, qui est l'identité et qui constitue au contraire l'essence de notre entendement. On a voulu, d'autre part, exclure cette causalité scientifique même du domaine de la science : c'est que l'on commettait la même méprise eu sens contraire, que l'on assimilait la causalité scientifique à la causalité efficiente. La première erreur est celle de Descartes et de Spinoza, la seconde celle de Berkeley et de Comte. Les premiers ont cru à l'universelle intelligibilité, alors que les derniers, limitant la science à la loi, affirmaient par là que l'intelligibilité ne devait en rien intervenir dans la science ou, en d'autres termes, que rien n'était intelligible. Meyerson, Identité et réalité, Conclusions, p 365

Thalès, qu'il fût ou non tombé dans ce puits, ou qu'il parvînt à lui seul à mesurer, comme on lui en fit défi, la hauteur de la pyramide, aura résumé, à lui tout seul l'aporie tragique de la connaissance qui ne parvient à franchir les obstacles qu'en les niant, à embrasser la réalité qu'en en arasant les différences ; qu'en les réduisant à l'itérative répétition du même. A bien comprendre comment fonctionne notre raison, il y a bien à craindre que ce soit l'acte même de vouloir connaître qui en rende l'achèvement impossible. Même le plus modeste phénomène ne saurait être entièrement explicable.

J'aime ceci et qu'il ne se puisse être de sages mais seulement des amateurs de sagesse - philosophes.

Je vois bien la réalité se donner à nous ; bien plus souvent qu'à son tour, avec une étonnante générosité mais avec cette méticuleuse prudence de ne jamais tout concéder. Curieux chemin décidément, curieuse méthode assurément, que ceci qui s'efface à mesure que l'on avance ; que cette certitude qui s'amenuise tant à mesure que l'on trouve qu'on en viendrait presque à redouter avoir parcouru la route à rebrousse-patience.

Le voici Thalès : il vient de tomber ! Echec ! et la servante de rire ! mais peut-être la servante est-elle moins sotte qu'elle ne veut bien paraître pour satisfaire le récit de Platon. Sans doute est-elle ironique elle-aussi. Elle sait bien, et fait mine du contraire. Elle ne peut pas ne pas savoir que nos réussites sont le fruit de tous nos petits essais, échecs et erreurs. Qu’est seul malin celui qui sait en tirer parti.

Le voici Thalès, il est au fond du trou. Mais soudainement il voit ce qu'à plein jour, l'éclat du soleil l'empêchait de voir. La voûte céleste se dévoile pour lui en plein jour et apparaissent ainsi toutes les étoiles : le puits en son long déroulé avait produit le même effet que le tuyau d'un télescope - « la nuit du puits reconstitue l'ombre du monde » (Serres)

La leçon ne vaut pas que pour la servante qui eût mieux fait de s'abstenir ni pour la supposée maladresse du savant ; elle ne vaut pas que pour cet écart supposé nécessaire au savant dont il se doit assumer les conséquences à la fois néfastes et ridicules. Elle vaut pour la connaissance elle-même. Qu'il en fallut d'ombre et de grisailles pour que la Lumière soit !

J'admire les anciens pour avoir su constamment retenir l'essentiel et parfois même le méconnu par leurs historiettes apparemment aimables mais sans grande consistance autre qu'anecdotique. En celle de Platon, je lis la première leçon grecque de la connaissance. On peut toujours, à l'instar de Jérusalem chercher sens, vérité et chemin dans le ciel : on ne le cherchera d'ailleurs jamais. Mais pour y bien voir, parfois il faut savoir s'enterrer ; poser son regard d'un petit peu plus profond, éloigné. Que la Lumière ne se donne pas, mais se trouve et que dans cette torsion de trouvaille il peut y avoir autant d'ombres que de souffrances, d'hésitations que d'errances. Puisque c'est même mot.

M Serres dans l'introduction de Rome, compare l'ensemencement des villes et colonies antiques sur le pourtour méditerranéen à la construction d'une termitière obéissant à la simple loi démocritéenne de l'éparpillement et, bien sûr, malheureusement, à celle de la haine. Délicieux éparpillement d'abord, à la fois sporadique et hasardeux, qui laisse à observer comment d'un apparent désordre naît non pas progressivement mais par saccades, parfois brusquerie, rythmes lents puis effréné ensuite, naît, oui, ce que l'on pourrait appeler un ordre. Tout commence dans cet éparpillement ; tout finit dans l'ordre, dans cet ordre curieux qui n'est lisible qu'a posteriori, qui demeure une authentique construction intellectuelle jusqu'à nous faire croire que tout avait été entamé en vue de cet unique but ordonné.

Il n'est pas un scientifique, pas un chercheur, pas un philosophe qui se laisserait prendre au piège de ce finalisme qui n'est qu'illusion rétrospective - et s'il s'en trouvait, il serait bien sot. C'est une des formes que revêt l'impossible achèvement de la connaissance. Mais aussi le signe que toute théorie - mais le mot grec ne le dit-il pas déjà - est aussi une histoire que l'on se raconte - même si l'effort de la preuve et l'obsession mathématisante confèrent bientôt à cette narration des allures démonstratives tellement plus sérieuses que les récits d'Ovide ?

Qu'y puis-je si je préfère montrer que démontrer ?

Alors oui, raconter l'histoire de la pensée comme cet éparpillement de lieux [3] ! pas forcément dans l'ordre - il est illusoire - pas nécessairement dans la fidélité présomptueuse de l'objectivité … Non simplement comme cela pour donner envie.

Envie de penser d'abord.


 


1)

Je m’en vais seul à présent, mes disciples. Vous aussi, allez-vous-en loin d’ici et partez seuls. Telle est ma volonté. En vérité, c’est moi qui vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous contre Zarathoustra. Et encore mieux, ayez honte de lui. Peut-être vous a-t-il trompés. […] Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ? Vous croyez en moi ? Mais qu’importent tous les croyants ! Vous ne vous étiez pas encore cherchée quand vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants, c’est pourquoi toute croyance importe si peu. Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; et quand vous m’aurez tous renié, alors seulement je reviendrai parmi vous. Nietzsche Zarathoustra I, De la vertu qui donne, § 3

 

2) Serres Introduction, Rome

Ensemencement : les sites de géographie ne sont pas soumis à des raisons simples. Iles, ports ou anses, détroits, profil des côtes, plaines, vallées, relief sont distribués sans ordre apparent. Capricieuse est la rive de la mer Méditerranée, nul ne saurait en prédire les retraits.

Les villes antiques sont ensemencées sporadiquement sur ladite côte, Tyr, Ephèse, Agrigente, Pergame, Alexandrie, non loin de la côte, Troie ou Sparte, dans une bande longue et peu large, selon les circonstances de la géographie. Je me donne au départ l'ensemencement des villes antiques, dans l'espace et, pour le moment, hors le temps. Je suppose que j'ignore en ce moment ce qu'il en est du temps. L'Antiquité fait voir un ensemble de cités assez dense devant la mer, en désordre comme les Sporades en mer, plus rare quand on s'éloigne de la mer. Villes hittites ou sémites, villes étrusques ou ioniennes, sicules, grecques, massiliotes. La cité antique fut longtemps un concept, elle fut un type et même un idéal, il est temps de la voir simplement comme ensemble.

Considérons une colonie de termites, dont le mouvement, apparemment brownien, maintenant, va paraître, longtemps après, ordonné à la construction d'une termitière. Celle-ci est une oeuvre géante par rapport à la dimension des individus, elle est une oeuvre assez régulière par rapport au désordre de leur va-et-vient.

Chaque termite, ou à peu près, se trouve porteur d'une boule de glaise, disons. Il ne l'apporte pas quelque part, il la pose, dans l'espace considéré. L'espace dit n'est que l'ensemble des boules posées. Les termites se retirent et reviennent à la carrière. Les boules posées là sont distribuées sporadiquement. Elles forment un ensemencement.

Les villes antiques sont ainsi ensemencées dans ou par la géographie.

Leur ensemble est une multiplicité non étalonnée. Chaque ville est très différente, et nous savons mal où s'arrête cet ensemble. Du côté des Parthes, des Germains, de la Mauritanie, de la Dacie ? Qu'importe.

Il arrive, il peut arriver, par quelle circonstance, je ne sais, que deux termites aient posé leur boule de glaise dans le même voisinage, peut-être sur le même lieu. Cela fait un effet, on dirait une boule deux fois plus haute, plus grosse. Il peut même arriver, plus rarement encore, la même circonstance à trois termites, à quatre.

Les termites sont partis et reviennent chargés d'une nouvelle boule de glaise. Ils ne l'apportent pas quelque part, ils la posent. Ils vont la poser, de préférence, sur la première boule plus haute, plus grosse. L'effet de celle-ci est d'attraction.

Le rêve de notre raison est de réconcilier Démocrite et Newton. De tisser ensemble l'ensemencement stochastique et la loi d'harmonie, le hasard noir et la nécessité claire, l'ordre et la dissémination.

La deuxième vague de termites pose la boule n'importe où, mais un nombre assez raisonnable forme de doubles boules, des triples et, parfois, des quadruples. L'ensemble est désormais fait de monades, mais apparaissent un sous-ensemble de dyades, un sous-ensemble aussi, encore moins puissant, de triades, et ainsi de suite.

Les vagues de termites ne cessent pas. Ils vont quérir des boules et reviennent les déposer. La densité de glaise croît dans cette étendue, croît aussi la probabilité d'apparition des doubles, triples, quadruples boules. Les amas croissent d'autant plus qu'ils sont déjà volumineux : effet d'attraction. Il se forme, à mesure des vagues d'apport, des grands centres, comme des pôles, il se forme des sous-centres, toute une constellation de boules naines, de moyennes, de supergéantes.

Le modèle, je le répète, est démocritéen, il se forme par ensemble et par éléments, chaque individu, termite porteur ou boule roulée, paraît suivre son propre caprice, est soumis aux chocs, aux rencontres, et par rapport à l'oeuvre globale de la termitière, il semble fluctuer au hasard. Mouvement brownien du local dans un monde soumis à quelque forte loi globale. Mais le modèle, encore, est quasi newtonien, puisqu'une boule forte paraît attirer les porteurs, et qu'elle a plus de chances de croître qu'une boule plus exiguë. Le modèle, au total, est un nuage, au sens que j'ai donné jadis à ce mot, mais ce nuage ensemencé dans un espace a tendance à s'organiser sous la poussée de ladite loi newtonienne. Comme une mayonnaise qui prend.

Il peut donc arriver qu'une boule géante attire à un moment un ensemble de boules déjà grosses et qu'au total, ce puits aspire d'un coup tous les travailleurs : la termitière, alors, commence.

Je suis sûr que çà et là, autour, quelques individus continuent, toujours, de déposer des boules au sol, pendant que s'élève la tour de Babel. Ces termites- là sont les gardiens du possible. Ils sèment du temps d'attente pendant que le cristal, à côté, solidifie les lois et le répétitif.

Les villes antiques sont disséminées, non étalonnées, sur les bords de la mer Méditerranée. Une seule loi, elles s'entrebattent. Une seule loi d'ordre, la haine. Une seule règle d'attraction, la tuerie. Destruction, absorption. Rome rase Albe, elle amène toute une population dans ses murs. Elle sait aussi passer au fil de l'épée la totalité des vaincus. La géographie donne l'ensemencement, c'est la donne démocritéenne, le nuage qui ne cesse pas, qui n'a jamais, peut-être, commencé, qui, je dois l'espérer, ne cessera jamais ; il n'est besoin, deuxièmement, que d'une loi, cette loi sans origine, la haine qui ne cesse pas, toujours là, inoubliable, peut-être, hélas, inéradicable. Rome, donc, détruit Albe et s'accroît.

Une boule s'élargit, cela se nommait guerre ou conquête, tuerie simple, boucherie collective, sanctionnées, sanctifiées par les textes de l'histoire, la boule absorbe sa voisine, et ces grossissements fluctuent par le temps. Voici le nuage de villes petites, et le sous-nuage des villes qui fabriquent un empire, et le sous-nuage encore des grandes confédérations, à vie rapide ou longue, voyez le parallèle avec ce que tantôt je nommai dyade, triade, tétrade, et ainsi comme on voudra, pentacle. L'attirance, la puissance varient avec le volume. Cette puissance est bien une capacité d'attirer, d'absorber, oui, de subsumer le multiple. La terre alors connue de nous est un ciel constellé de boules, naines, moyennes, grandes, supergéantes, dans un semis ténu de tout petits villages. Les fluctuations de ce champ font le temps de l'histoire. On dirait l'histoire du ciel.

Considérons maintenant une boule, une seule, une ville, et le lieu où elle est posée. Elle est petite, elle meurt, dévorée, Albe vient de s'éteindre, Albe disparaît dans la poussière. Une autre était étroite, elle croît, elle dure, stable, indépendante un certain temps, confédérée, satellisée, parfois, changeant de centre d'où vient la violence, elle est morte, un jour, moyenne. Véies a disparu, avec sa langue et sa culture inimitables, !'Etrurie entière s'effondre. On a vu cent mille villes petites, on a vu mille villes de taille médiocre, à chaque fois distribuées de manière différente et instable, il y en a cent maintenant, pendant que les mille autres s'efforcent de durer, cent qui croissent vers la puissance, rien ne paraît les arrêter, elles répandent leur violence sur une partie de l'espace accessible, et rencontrent assez vite leur équivalente, face à face. Continue le jeu de l'hégémonie.

Vous voyez se former comme une cascade assez irrégulière de seuils assez labiles, comme une échelle molle de sous-ensembles flous. La rondeur mal définie, variable, de la boule-ville garantit son attraction sur un espace assez indécis, épousant aussi les contraintes du lieu, du climat, du relief, étendue singulière pour chacun des sites, jusqu'aux arêtes du réseau de l'entr'empêchement. Il se peut que les échanges passent aussi sur le réseau. Ils ne changent pas grand-chose à l'affaire, car ils définissent très vite un type analogue d'entr'empêchement. L'état du réseau fluctuant paraît complexe, il est cependant sous loi simple, invariante, par quelques avatars, l'économie est la continuation de la guerre par d'autres moyens. Dans le réseau global ou la distribution de l'ensemble des villes, on peut lire successivement les sous-réseaux des grandes et des supergéantes, etc. Au bout de la cascade ou de la série des seuils de grandeur, on peut concevoir un seuil unique, décisif celui-là, au-delà duquel il n'y a plus, dans le réseau, d'entr'empêchement pour qui le franchit. La boule a pris trop de rondeur pour qu'elle puisse rencontrer, dans l'espace de jeu, un seul volume qui l'empêche. La boule latine absorbe la Grèce et ne rencontre plus que l'immense puissance africaine. Il faut alors détruire Carthage. Celle-ci réduite en poudre, tout bascule, et la termitière est fondée. Elle n'aura plus affaire qu'aux marches de l'espace de jeu, Parthes, Celtes, Barbares, Huns, Turcs, Goths et les autres. Rien ne résiste plus à l'attraction de son volume. La boule est devenue ce en comparaison de quoi nulle boule n'a de poids.

Si le temps peut être très long d'un état petit à un état quasi aussi petit, si long qu'il paraît définir un état d'équilibre, il peut être évidemment bref, foudroyant, passé ledit seuil de grandeur, il peut être quasi nul de l'état géant à l'occupation exclusive de l'étendue considérée. Soudain, inattendue, la termitière est là, tout le monde y travaille. Quasi imprévisible, oui, puisque l'espace était saturé de bruits, de mouvements browniens singuliers très désordonnés, en tout cas non coordonnés. Ni prédictible à partir de l'état initial, ni lisible complètement par le mouvement rétrograde du vrai. Brusquement, comme par miracle, la forme émerge de l'informe, elle monte vite, maintenant, simple, totale, elle a tout recruté. D'un coup, l'empire de Rome se fonde. D'un coup: dans le temps presque nul où tout bascule après le seuil. D'un coup : ce temps n'est pas tout à fait assez long pour que l'observateur, comme ébloui par ce qui lui paraît miracle, ait bien saisi la prise en masse de la dissémination d'origine. On dirait Aphrodite debout, née des vagues. Le mythe en dit toujours un peu plus long, du bon côté de la raison: Vénus première était assez exacte.

Nous n'avons eu besoin, pour comprendre la formation de la Rome maîtresse du monde, que des circonstances, somme toute naturelles, dites géographiques : le bord de notre mer et son occupation en cités disséminées. Une multiplicité non étalonnée, un nuage. Plus la règle martiale de haine, loi simple et monotone, à travail trivial. J'admets que cette règle peut prendre d'autres apparences, comme celle des échanges, il faudra y penser. Nous n'avons eu d'autres besoins que ceux de la distribution démocritéenne et d'un ordre dit rationnel. Nous n'avons eu d'autre besoin que celui de leur mélange. Apparaît une autre raison, ancienne et nouvelle. La raison n'est pas une loi qui s'impose à un illégal, elle n'est pas un ordre à qui le désordre doit être soumis, cette raison-là est la haine pure. Son vrai nom est la haine et son ultime production est le dieu monstrueux, éclatant, de la haine. Raison pure, haine pure. Voici le travail commun à l'unité de redondance et à la multiplicité non étalonnée. J'ai dit, dans Genèse, que leur première rencontre produisait le temps. La raison est dans cette rencontre et dans ce travail, et l'unité peut se noyer dans le nuage, comme le multiple risque de se raidir dans la répétition. La raison que j'invoque, ancienne et nouvelle, est donc triple : elle est harmonie, elle est bruit, elle est leur amalgame, leur alliance, leur fusion moirée, leur croisement ou métissage, leur tempérament musical. Un certain rationalisme de jadis jouissait d'éliminer, de filtrer le multiple et la confusion, il tenait un peu moins d'un tiers de ce qu'il appelait la vérité.

La croissance multiple, folle, et la formation de la forme au-dessus de ce buissonnement nombreux sont décrites formellement dans la chaîne de Genèse. Il ne s'agit ici que d'une application.

Voyez mille algues molles au fond de l'eau. Quelques-unes croissent vite et meurent aussitôt, dès l'enfance de ]eur temps. D'autres montent à l'adolescence, pendant qu'encore d'autres croissent et meurent enfants. Les grandes meurent jeunes, aussi. Et tout à coup l'une d'elles, parfois, croît brusquement, follement, et recrute tout. L'essentiel me paraît que dure la diaspora ou la distribution tout autour de la tour qui recrute. L'essentiel me paraît que la tour soit découronnée, que la termitière perde.

Le texte qui suit est, sauf exceptions, une lecture continue et libre du premier livre de Tite-Live. Quelques références sont posées, en cas de besoin, au bas de la page, sans appel de note, de peur d'enlaidir la suite des mots par des chiffres.

3en relisant l'introduction des Présocratiques, je découvre que l'auteur en eut la même idée !