index précédent suivant

 

 

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

Abdère la mal aimée

Troisième ville à voir progressivement son port envasé et à se retrouver à l'intérieur des terres au point qu'il fallut la reconstruire, Abdère n'est pas en Ionie mais en Thrace. Fut néanmoins fondée par des Ioniens venus de Clazomènes fuyant eux aussi les Perses. Est-ce à cause de son éloignement ou à cause de l'image que Démocrite eut tout au long de son existence, mais image relayée depuis de demi-fou développant des thèses invraisemblables, toujours est-il qu'Abdère a mauvaise presse. Platon ne daigna pas en parler et effectivement il ne le cita jamais :

Aristoxène (Souvenirs historiques) dit que Platon voulut brûler tous les ouvrages de Démocrite qu’il pouvait trouver, mais qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias, disciples de Pythagore, qui lui dirent que ce serait un acte inutile, puisque quantité de gens possédaient déjà ces livres. Cette tradition est exacte, car Platon, qui a cité tous les philosophes anciens, n’a parlé nulle part de Démocrite, même là où il aurait eu occasion de le contredire, car il savait bien qu’il s’attaquerait alors au meilleur de tous les philosophes. Diogène Laerce

et Aristote ne le cite que pour le critiquer, préférant à la théorie des atomes celle des quatre éléments.

ce qui est curieux c'est que ce discrédit durera : on s'amusera ainsi à observer que si l'Encyclopédie consacre une large entrée à l'Héraclitisme, nulle mention ne sera faite de Démocrite. L'image du philosophe rieur, sarcastique sied moins aux Lumières que le sage retrait désespéré de l'Obscur !

Chose d'autant plus étrange que les périodes antérieures eurent plutôt une prédilection inverse :

 

Démocrite et Héraclite ont été deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine. et ridicule l'humaine condition, ne sortait en public qu'avec un visage moqueur et riant ; Héraclite ayant pitié et compassion de cette même condition nôtre, en portait le visage continuellement attristé, et les yeux chargés de larmes, “ L'un riait dés qu'il avait mis le pied hors du seuil ; l'autre pleurait au contraire. ” J'aime mieux la première humeur, non parce qu'il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu'elle est plus dédaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'autre ; et il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. La plainte et la commisération sont mêlées à quelque estimation de la chose qu'on plaint ; les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu'il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal comme d'inanité ; nous ne sommes pas si misérables comme nous sommes vils.
Montaigne Essais L

L'idée d'un philosophe capable de se moquer de tout, de tourner tout en dérision jusque et y compris le peuple n'avait rien pour satisfaire ces messieurs de l'Encyclopédie ! Dommage ! Ils passèrent tout comme le Stagirite d'ailleurs, à côté de l'esprit le plus affûté de l'époque et d'une révolution physique qui éclaterait un siècle plus tard.

Voyageur, bien plus que Platon qui se contenta de Syracuse, il alla en Egypte, Perse et poussa jusqu'en Inde grâce à l'héritage de son père. La légende veut que rentré, on l'accusa d'avoir dilapidé sa fortune. Il se défendit en lisant quelques pages de son ouvrage et s'en sortit innocenté. L'anecdote est-elle vraie ? Qu’importe ! elle suggère en tout cas ce que la connaissance doit à la découverte du monde, aux voyages ; à la découverte de l'autre …

La légende veut qu'il ne fut pas pour autant bien compris et admis par les siens. Nul n'est prophète en son pays dit-on. Les abdéritains eux-mêmes endurèrent les affres d'une mauvaise réputation : supposée grande pourvoyeuse de crétins et de fous Abdère souffrit sans doute elle-même de son éloignement …

J'y vois comme une marque qui constitue comme la destinée de la pensée.

Il n'est pas de philosophe ou de scientifique d'ailleurs, qui n'éprouve le besoin, mais un besoin qui n'a rien de psychologique, de s'éloigner - de l'apparence, de l'habitude, du sens commun ou tout simplement du bruit - Voici bien la grande différence entre philosophie et politique : celle-ci s'exerce sur la place publique, au cœur de la cité, au milieu des autres qui vous sont égaux ; celle-là se tente, pas toujours avec réussite, dans le silence, d'une bibliothèque, d'une librairie, d'un poêle ; dans le désert ; dans la forêt … partout en tout cas où règne le silence. Les scientifiques appellent cela un laboratoire : oui, pourquoi pas il s'agit effectivement d'un lieu où travaillent les idées un peu comme on dit d'un bois qu'il travaille.

Le risque de cet écart est immense : ne pas être compris par les siens ; ne pas les comprendre.

Je ne sais lequel des deux pénalise le plus. Plus rares sont aujourd'hui les cas de penseurs poursuivis pour leurs idées encore que ceci ne soit vrai que pour les démocraties. Pour des régimes moins regardants, il demeure mille et une manière d'isoler un penseur. Ce qui accompagne souvent cet isolement c'est, insidieusement parfois, brutalement quelque fois quand on vous l'impose, l'impuissance à agir. Donnerait-on le pouvoir à quelqu’un qui passe son temps à douter ? Confierait-on seulement une responsabilité, autre que symbolique, à quelqu'un qui paraît si souvent chercher sous les choses, un monde qui n'appartient qu'à lui et que personne en tout cas ne voit.

Je comprends mieux encore l'obsession qu'eut Serres d'un savoir encyclopédique et de la confrontation avec les autres cultures : c'est la seule voie possible qui évite suffisance ; intolérance. Or, même si l'homme ne dédaigna jamais paraître sur les écrans et ne rechigna à aucun honneur - petite vanité quand tu nous tiens - il resta toujours sagement éloigné de toute responsabilité. Le philosophe est homme à poser des problème. Et même si l'avoir correctement posé est à moitié le résoudre, jamais aucun philosophe n'aura rien résolu qui concernât les affaires humaines.

H Arendt n'a pas tout à fait tort quand elle énonce que depuis Platon les philosophes ne peuvent parler de politique en toute objectivité. Il tenta de s'en mêler en se faisant conseiller : on ne peut pas dire que ce fût une réussite. Je demeure néanmoins convaincu de l'antinomie totale entre les deux : certes, pas de politique sans représentation du monde et donc philosophie implicite mais le politique implique des décisions à prendre et non des problèmes à repenser. L'un est dans l'urgence de l'immédiat, l'autre dans le recul nécessaire. L'un ne peut se passer de l'autre mais l'un est définitivement incompatible avec l'autre

Sans compter le piège dans lequel le philosophe s'enferme lui-même avec ses constructions intellectuelles sophistiquées qui l'éblouissent lui-même.

Je crois comprendre dès lors le rire de Démocrite : c'est celui du recul lui-même que l'on adopte devant deux solutions également impossibles.

 

Même dans la solitude, ne dis ni ne fais rien de blâmable. Apprends à te respecter beaucoup plus devant ta propre conscience que devant autrui. Fragments

Alors, oui, l'aimable fable reprise par La Fontaine, même si elle donne le beau rôle à Démocrite et fait l'homme de médecine lui rendre hommage, dessine avec une tristesse à peine cachée, le fossé que la pensée creuse qui vous interdit à jamais d'être homme ordinaire.

Reste alors l'impérieuse voie morale : ne tenter jamais que ce sa conscience édicte. Où curieusement l'on retrouve Socrate.