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L'obsession de l'empire

 

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

Cette histoire est en réalité la même que celle de la présence de Paul à Athènes : racontée simplement de l'autre côté. C'est l'histoire de Rome face à son passé ; ses origines. C'est l'histoire d'une Rome qui se veut empire universel et le fut véritablement … à ses propres conditions.

En inventant un monde qui n'eût pas existé sans elle. Hors d'elle.

On peut la raconter à partir de la seconde fresque que peignit Raphaël et qui fait le pendant de l'école d'Athènes : `La Dispute du Saint-Sacrement

La fresque est supposée consacrer la victoire de la théologie sur la philosophie : au delà de l'anecdote, ce qui veut se régler ici, après le concile de Trente, c'est la question de l'eucharistie et de la présence réelle du divin face à la Réforme qui la contestait. Ceci ne concerne au mieux que la partie basse du tableau, il y a, posée comme une évidence, au-dessus, le sage ordonnancement céleste qui réunit autour du Christ, les apôtres et les évangélistes Jean et Matthieu, mais aussi Adam ; Moïse mais aussi Abraham ou le roi David. Ordre serein qui contraste évidemment avec l'agitation brouillonne de la partie basse où l'on reconnaît à peu près tout ce qui autour des débats théologiques engageait l'époque : Jules II, Innocent III mais St Augustin et St Thomas d'Aquin, Dante mais Savonarole …

Ce n'est pas aux temps de calme étale que se reconnaît la vigueur du bateau mais aux bourrasques tumultueuses. Rome a résisté a de multiples schismes : elle s'est même construite à partir d'eux.

Je me suis longtemps moqué de Rome : qu'est-ce que cette culture qui est allée chercher sa substance, sa forme, ses idées sa philosophie chez les grecs ; et ses dieux aussi avant que d'aller chercher celui des juifs ? Culture de pilleurs ; culture de mercenaires ; culture de paysans sans foi ni loi. Oui, mais c'est eux qui survécurent ! Eux qui fondèrent un empire millénaire ! eux qui, même dans la défaite, finirent par gagner : ils avaient tant insufflé la leur à leurs ennemis avant même qu'ils ne se devinssent que ceux-ci n'eurent qu'à la perpétuer ! Non pas malgré leur vacuité … à cause d'elle. Rome est une ville ouverte, sangsue qui se nourrit de tout ce qui l'approche, même de ce qui la menace ; surtout.

Rome n'est pas de la palabre infinie qui ravit tant les convives de Socrate ; elle n'est pas dans la méditation autour du Livre qu'indéfiniment on interprétera. Rome n'a pas le temps pour cela parce qu'elle est le temps ; Rome fonde ; est dans la pierre ; elle n'a pas d'origine : elle les a toutes. Elle sait bien, le devine, qu'elle doit tout aux rescapés de Troie ; elle le raconte, et l'oublie. Rome enterre sa mère. On ne la verra plus. Rome a compris que les principes sont hors jeu ; hors d'atteinte ! Elle le sait, les suppose ; les enterre et parle d'autre chose. Quand elle sent que s'effritent les fondations, elle passe à l'ennemi : ainsi deviendra-t-elle chrétienne et demeurera universelle.

Athènes avait été trop entichée de son enracinement : elle connut, certes, son heure de gloire mais ce ne fut qu'une heure. A trop pointer qui était athénien ou ne l'était pas, elle s'est retrouvée avoir bien plus d'ennemis contre elle que d’amis ou d'alliés qui la soutinssent. La cité antique était un vase clos. Il ne se brisa pas mais fut emporté. D'autres le remplirent à sa place : Rome.

Ce que raconte cette fresque de Raphaël est en réalité la même histoire. De schisme en schisme, d'exclusions en anathèmes, Rome a défini son dogme : pour la seconde fois elle aura tracé son sillon.

J'aime assez que figure sur la toile Thomas d'Aquin, juste à droite d'Augustin. Pourtant, tout au long de sa carrière on lui instruisit procès en hérésie. Mais voilà : reconnu Père et docteur de l’Église. il en devint incontournable. Or que suppose, pose et défend l'œuvre de Thomas d'Aquin sinon la complémentarité entre Révélation et philosophie ; entre foi et raison ? Qu'il y ait une limite à la raison qu'elle ne peut dépasser, il le sent ; Kant, bien plus tard, la définira. Il a raison et ne s'essaie pas une seconde à s'y égarer. Mais à l'inverse, il n'est pas possible que le contenu de la Révélation soit illogique, irrationnel ; absurde. Il doit bien être un espace où se recoupent les deux cercles. Ici le cœur de son œuvre.

Thomas d'Aquin c'est tout le contraire de Paul qui, à la fin rejette à la fois les juifs qui continuent à attendre des signes et les grecs à qui leur raisonneuse philosophie n'a pas même permis de découvrir Dieu. Paul casse, brise ; ferme la porte derrière lui ; tourne le dos à l'Orient, à sa culture ; à l'histoire. D'où cet incroyable discours sur folie et sagesse :

Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes.

Thomas fait l'inverse : il récupère tout et l'assimile. A partir de celui qui paraissait pourtant le plus éloigné du christianisme : Aristote. Un pont était jeté, à nouveau. Pas amical pour autant mais réel. Voici Aristote annexé comme précurseur du christianisme et avec lui, toute l'histoire antique.

Tous les chemins mènent à Rome ? Pardi ! Evidemment : hors Rome, il n'y a rien. Rome est tout.

Est-il beaucoup de cités, beaucoup de cultures qui à l'instar de Rome, connurent deux apogées distinctes ?

Je ne crois pas.

Car Rome c'est aussi cette étonnante Renaissance qui fait grâce à elle entrer l'Europe dans la modernité et lui offre un renouveau des arts incomparable. Même en ceci Rome est restée en Rome : cette renaissance n'en était pas véritablement une : on alla chercher dans l'antiquité, héros, sujets tragiques ou même comiques, modèles de sculpture et peinture . La méditerranée se réconciliait avec elle et sembla même un instant pouvoir s'entendre avec l'islam. Venise devenait une ville-monde : l'espace de l'Empire était rétabli. Comme réunifié.

Rome n'est Rome que grande mais qu'on s'entende bien : jamais elle ne pourrait être une terre d'ensemencement ; elle n'entamera jamais rien. Elle ne le peut. Rome est un point d'arrivée. De destination.

Destinal.