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Etudier face à la vie, face à la mort

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

Il est temps de quitter Milet. Peut-être y reviendrai-je. J'aime trop les lieux ou moments décisifs. Moins les décisions. Bientôt telle pente sera prise, telle inclinaison poursuivie. Bien sûr, il y aura encore d'autres bifurcations, tellement de courbes, tant d'impasses mais quand même ici et là sera-t-on contraint de rebrousser chemin, pour autant les premiers choix sont irréversibles. Ceux-là qui choisirent d'étudier la nature n'y reviendront pas.

Anaximène succède à Anaximandre. Et si peu nombreux sont les textes qu'il laissa, et infime l'innovation qu'il apporta, il offre néanmoins l'occasion d'un approfondissement des réflexions sur la nature.

Ce n'est pas pour cela qu'il m'intéresse mais pour une lettre qu'il aurait adressée à Pythagore où il aurait demandé :

Vous avez été plus avisé que nous en quittant Samos pour Crotone, où vous vivez en paix ; car les Éacides se conduisent en barbares, les tyrans tien­nent jusqu’à Milet, et le roi des Mèdes nous menace, si nous ne consentons pas à lui payer tribut. Les Ioniens vont partir en guerre contre les Mèdes, pour la libération générale. La guerre commencée, il n’y aura plus pour nous aucun espoir de salut. Comment donc Anaximène aurait-il le goût d’étudier les astres, quand il lui faut craindre à tout instant la mort ou l’esclavage ? Comme vous avez de la chance, vous qui êtes bien vu des Crotoniates et des autres Italiotes, on vient s’entretenir avec vous, même de Sicile.

Pour cette remarque que Montaigne reprend dans le chapitre 26 De l'institution des enfants :

De quelle mentalité puis-je faire preuve pour mobiliser mon attention au secret des étoiles quand j'ai toujours la mort ou l'esclavage devant mes yeux ?

Celui qui planta le nez dans les étoiles au risque de tomber ne désapprenait-il pas un peu vite le monde ordinaire au risque de devenir étranger parmi les siens ?

Les sciences, par nécessité, fondent depuis longtemps leur gloire sur leur singularité et l'écart pris dans le silence de leur laboratoire comme s'il n'avait su qu'imiter la prière des cloitres. . Certes, elles collaborent, discutent, dialoguent … colloquent mais entre elles surtout, si rarement avec le vulgaire, au point d'avoir donner naissance à ces figures étranges dont on se moque ou abstruses que l'on méprise.

Philosopher peut-il servir de vivre quand on se plante ainsi à l'écart ? sert-il véritablement à mourir quand on s'embarrasse de problèmes qui échappent tant à notre portée et si cruellement à notre ordinaire qu'on les prendrait aisémet pour des jeux à peine plus sérieux que ceux des enfants.

Cette remarque d'Anaximène m'émeut : elle dit l'inanité de nos existences ; la vanité de nos ambitions ; l'impuissance de notre pensée. Elle avoue le fossé immense entre être et pensée que la distance entre Milet et Elée dit bien mieux, à flots essuyés, à tempêtes endurées. Mais ceci, après tout, on le pourrait dire tout aussi bien de nos existences, déchirées qu'elles demeurent, d'entre naissance et mort, par toute l'immensité féroce des vanités humaines. Nos existences sont-elles plus que

éloïse dans le cours infini d'une nuict éternelle Montaigne 1

au point de ne parvenir jamais à nous soucier de l'autre au moment même où nous nous prévalons de produire de la connaissance pour lui ?

Qu'on m'entende bien : je ne gémis pas de la fugacité de nos existences ;encore moins de l'imminence de la mort qui rendraient un peu sottes nos usuelles préoccupations. Je m'inquiète de nos impuissances à trouver équilibre, même instable, entre pensée et action.

Où pourtant se joue ce que nous nommons sagesse.

D'entre nos savoirs et nos arts, choisir, dit Montaigne, ce qui est véritablement utile à l'âme. Soit ! Quoique je goûte si peu l'utilité.

Je ne connais pas de philosophe qui, s'étant enquis des choses de la cité, n'en eût pas fini par cautionner le pire. L'expérience de Platon n'est pas glorieuse. Celles de Voltaire ou Diderot s'entichant de despotes présumés éclairés, non plus. L'impuissance à reconnaître en celui-ci ou celui-là d'authentiques tyrans, à justifier ou à taire les exactions de tel autre pour prétexte de ne pas désespérer la base ouvrière, encore moins. Quelque chose dans l'ouvrage du philosophe le rend impropre à toute direction. Est-ce le chemin où il s'oblige de douter de tout ou bien l’intarissable marais d’irrationalité où patauge l'ordinaire humain ? Certains, pourtant, prirent la glaise à pleine main et parfois en périrent. Je ne puis oublier ni les Marc Bloch ni les JP Vernant qui surent être au milieu de la mêlée quand il le fallut même si je peux comprendre un M Serres qui se tint tout au long de sa vie universitaire à -très- longue distance du politique. C'est avouer que le politique perturbe toute recherche quand cette dernière empêche le plus souvent tout engagement.

Il n'est pas vrai qu'on philosophe en suspension dans l'air comme si rien, jamais, ne pouvait nous atteindre. Il n'est pas vrai que l'on puisse prier, à l'écart, dans le silence des cloîtres et l'étroitesse des cellules. On n'échappe jamais tout-à-fait à son temps ; aux troubles de son époque. Einstein eut beau être effrayé par les conséquences de la bombe, être troublé de ce que la presse associât son nom à la bombe, il n'en demeurait pas moins un de ses pères - même indirects d'autant qu'il avait eu alerté très tôt Roosevelt des avancées allemandes en ce domaine. Et tôt ou tard, ceux qui, aux heures graves, demeurèrent sur leur quant-à-soi, par lâcheté ou impuissance, finirent bien par être désavoués.

Ceux de ma génération auront connu cette chance incroyable de n'avoir jamais connu la guerre et échappèrent même, parce que trop jeunes, aux ultimes soubresauts et cas de conscience de la décolonisation. Ceux de la suivante connurent à peu près toutes les désillusions. Ils s'évitèrent assurément de couvrir les illusions mortifères du stalinismes mais, cyniques comme seuls peuvent l'être ceux qui se crurent revenus de tout, adoubèrent au nom du pragmatisme l'iniquité faite système et se vautrèrent dans les spasmes de la performance. Non ! décidément, on n'échappe à rien. Leur pragmatisme est le nom moderne de la mécréance ! Leurs idéologies l'autre nom du dogmatisme.

Comment tenir son rang sans trahir ? Se tromper est déjà risque connu ; trahir, envisagé. Mais l'intempérance de la rage ou de la pleutrerie …quelle pesanteur obscène. Il faut parfois se tenir bien loin, bien haut dans la sphère éthérée des idées pour ne plus entendre ces cris horribles, ces vices stupides ; ces vanités putrides.

J'aime à constater que ces écueils furent envisagés dès le début de l'histoire de la philosophie ; ils doivent bien être éternels. Ils tiennent moins de notre nature que de notre posture : nous être à un moment donné piqués de penser le monde nous aura si insidieusement projetés en face de lui, comme de vulgaires intrus condamnés désormais à quêter une place dont l'assise demeurera instable …

Gaucher boiteux disait M Serres ! je puis me consoler que cette maladresse n'est pas le fait exclusif du philosophe : après tout, l'homme d'action hésite lui aussi ; toujours, tout le temps. L'ordre vient de nos hésitations ; nos intuitions aussi. Il n'est pas un ordre qui ne surgisse du désordre ; pas une pensée qui ne sourde de nos troubles. Hélas ou tant mieux ?

Pour notre malheur, les malheurs nous sont nécessaires.


 


1) Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine. Michel de Montaigne,
Essais II, 12, Apologie de Raimond Sebond.