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Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

Ephèse Ἔφεσος

Peut-on échapper à Éphèse ? Où naquit Héraclite. Où moururent autant Jean l’Évangéliste que Marie mère du Christ, réunissant en un espace restreint toute la richesse de l'histoire et de la pensée : grand centre culturel grec ; ville romaine érigée en quasi capitale ; communauté chrétienne où résida Paul qui lui adressa une lettre.

Ce n'est pas qu'ici s'entrechoquent des cultures différentes : elle s'y rejoignent plutôt et se prolongent. Terres sinon miraculeuses au moins prodigues d'événements, de rencontres ; de pensées différentes et contradictoires ; d'impasses qui ne mèneront à rien ; d'avenues sévères comme l'avenir qui mèneront tout droit à Rome …

Éphèse, d'abord, est un port à qui arrivera la même chose qu'à Milet : l'envasement de la baie repoussera loin dans les terres cette ville qui connut gloire et richesse et la condamna bientôt aux pestilences des marais.

Éphèse passa, alternativement, de la domination des Cimmériens, des lydiens - avec son roi Crésus, puis les perses avant de tomber dans l'escarcelle des macédoniens avec Alexandre puis bientôt après un intermède des rois de Pergame dans celle des romains qui en firent la capitale de l'Anatolie. Éphèse eut un goût prononcé pour sa liberté et, notamment avec les perses, sut conserver de suffisantes marges de manœuvre tant politiques qu'idéologiques pour n'être pas indisposé par leur domination.

 

J'aime assez ce grand écart qui fait qu'on y eut pensé d'abord, avec Héraclite, que la guerre fût père de toute chose avant que de professer charité et amour du prochain avec Jean.

Quoi de plus opposé que ces deux hommes que tout sépare hormis le lieu où il vécurent et moururent.

Tout ? Pas si certain ?

Diogène Laërce rapporte qu'il avait ainsi éconduit l'empereur perse qui l'avait fait mander pour l'éclairer sur sa philosophie : ne cherchant ni honneur ni richesse

Darius souhaita le fréquenter et lui écrivit la lettre suivante :
Le roi Darius, fils d’Hystaspis, salue Héraclite d’Éphèse le sage.
« Vous avez écrit un livre de la nature difficile à comprendre et à expliquer. Si on l’explique mot à mot, il semble contenir une étude du monde, de l’univers et des phénomènes qui se produisent en lui, phénomènes qui s’expliquent par un mouvement divin. Mais la plupart des passages sont interrompus, si bien que ceux-là mêmes qui ont une parfaite connaissance du grec, sont dans le doute sur la véritable et juste interprétation de ce que vous avez écrit. C’est pourquoi le roi Darius, fils d’Hystaspis, désire vous entendre et avoir sa part de l’éducation grecque. Venez donc au plus tôt me voir en mon palais. Car les Grecs, avec leur habitude de ne pas respecter suffisamment les philosophes, méprisent les belles doctrines qu’ils leur enseignent, et qu’ils proposent à leur attention et à leur étude zélée. Mais chez moi, vous aurez le premier rang, et chaque jour, vous trouverez une attention zélée, une conversation attentive, et une vie digne de vos maximes. »
Voici la lettre qu’Héraclite lui envoya en réponse : Héraclite d’Éphèse salue le roi Darius, fils d’Hystaspis. « Tous les gens qui vivent sur la terre s’écartent, autant qu’ils sont, de la vérité et de la justice : ils ne sont attentifs qu’à la cupidité et à la vanité, tant leur âme est sotte et méchante. Mais moi qui ignore ce que peut être la méchanceté, et qui évite le faste toujours suivi de l’envie, et qui veux éviter aussi l’orgueil, je ne saurais aller en Perse, et je me contente du peu qui satisfait mes goûts. » Diogène Laërce

Est-ce si éloigné que cela du Mon Royaume n'est pas de ce monde ; du Rendez à César ce qui appartient à César ? Il faudra attendre Platon et Aristote, précepteur d'Alexandre, pour être séduit par les lieux du pouvoir … il y avait bien, même dans la philosophie grecque quelque chose du Aime le travail, hais les honneurs et ne te fais pas connaître du pouvoir de la tradition hébraïque. Que l'on retrouve dans cette remarque de Serres proclamant qu'à avoir parfois déjeuné à la table des grands de ce monde il en gardait au moins une certitude c'était que dieu n'était pas là !

« Quant aux sages, Héraclite et Démocrite, ils combattaient la colère, l'un en pleurant, l'autre en riant. »
Stobée, Florilège, III, XX, 53.

On oppose souvent le rire de Démocrite et les pleurs d'Héraclite : la formule vient de Stobée et prétendait rendre compte de deux manières différentes - mais était-ce véritablement le cas ? - de réagir à l'absurdité du monde et des hommes : le monde lui semblait désespérément tragique et sans espoir. Il avait compris combien l'homme ne pouvait s'affirmer qu'en niant soi, le monde et les autres et qu'en tout état de cause tout ceci déboucherait invariablement sur la démesure. Héraclite voit le monde rouler imperturbablement de contradictions en contradictions, de guerres en guerres, vers son épuisement

. J'aime à penser que celui-ci fut un des premiers à faire œuvre écrite et à la penser non sous forme de poésie mais de prose. Son livre, dont on a conservé jusqu'au plan avait été déposé dans le temple d'Artémis - pour plus de sécurité. Il fut détruit avec lui !

Il fut dès sa jeunesse un objet d’étonnement. Étant jeune, il disait ne rien savoir, mais quand il fut un homme, il déclarait tout savoir. Il ne fut le disciple de personne, il fit ses recherches et apprit tout par lui-même. Sotion rapporte toutefois une tradition selon laquelle il aurait été disciple de Xénophane, et ajoute qu’Ariston (sur Héraclite) dit qu’il guérit de son hydropisie et mourut d’une autre maladie. Hippobotos dit la même chose. Le livre qu’on attribue à Héraclite parle de la nature d’un bout à l’autre, mais se divise en trois parties, sur le tout, sur la politique, sur la théologie. Il le déposa en offrande sur l’autel d’Artémis, après l’avoir écrit en termes obscurs à dessein, dit-on, afin que seuls des gens capables pussent le lire, et qu’il ne devînt pas méprisable pour avoir été vulgarisé.
Diogène Laërce

Ce n'est pas lieu, ici, pour disserter à l'infini sur la philosophie d'Héraclite qu'on oppose presque terme à terme à celle de Parménide. Ce sera tout le mérite de ces présocratiques, mérite à coup sûr involontaire pour certains, d'offrir la voie à d'infinies interprétations et dans le cas d'Héraclite d'avoir à coup sûr inventé une forme d'écriture qui aura un bel avenir.

Ce n'est pas le lieu mais comment oublier qu'on l'appela l'Obscur ? comme s'il eût été inconvenant d'être compris de tous. Je ne veux pas omettre l'opposition qu'on établit de longue date d'entre lui et Démocrite : mais lui non plus n'était pas compris du grand nombre tant et si bien que les Abdéritains firent appel à Hippocrate qui, le voyant assidu devant tant de livres, observa plutôt la sagesse chez cet homme et bien peu de jugement dans le peuple.

Savait-il tout comme le rapporte Diogène Laërce ? Sûrement non et certainement ne le crut-il pas lui-même. En revanche qu'il eût tout pensé, je veux dire, tenté de penser sur tout, certainement. Il n'a peut-être pas inventé le mot, mais philosophe, il le fut éminemment ; bien plus que physicien.

Voici tout le dilemme du sage et de l'apôtre. Celui-ci vient au devant de l'autre et lui porte la Parole. Il sait bien que tous ne l'entendront pas mais quitte à en porter trace en son corps, - qui est le sens du mot martyr - il poursuivra ce qu'il entend comme mission. Le philosophe, lui, devine combien la rigueur de sa pensée l'éloignera inexorablement du peuple. Deux cheminement apparemment inverses qui pourtant les conduisent identiquement à l'écart ; dans le désert ; en retrait pour mieux se faire entendre.

Héraclite finit misanthrope, dit-on ; St Jean allait offrir de grands textes à une humanité qu'il voulut aimer. On ne touche pas aux questions de l'être sans incontinent troubler son regard sur l'homme ; sur l'autre. Puisque décidément pensée et action font mauvais ménage et que l'affairement constant auquel se croit réduit le commun convient tellement mal à l'éclosion de la pensée.

Je ne suis pas certain qu'on puisse vouloir ainsi écrire et ne pas aimer l'humain qui demain épuisera ses yeux et son âme à tenter de le déchiffrer et comprendre. Jean accompagnera Marie jusqu'à la mort mais il lui resta, exilé, à rédiger l'Apocalypse. Qu'importe d'ailleurs que son auteur fût l’Évangéliste ou non : j'aime à considérer que cette grotte, autant que cette maison où Marie s'était retirée valaient bien le désert où s'était retiré le Christ, mais Héraclite aussi ; ou bien l’ombre du platane où Démocrite pensait.

Il y eut bien quelque chose d'exceptionnel sur cette côte ionienne qui apprit à penser et assuma tant que faire se peut la liaison entre Athènes et la Grande Grèce, et donc bientôt Rome ; entre Rome et Jérusalem presque par dessus la tête d'Athènes.

 

Peut-être n'est-il pas inutile de raconter la légende des sept dormants, commune à la tradition chrétienne et à l'islam : elle suggère combien de savoir et de traces, bientôt la mémoire s'enroule de récits, bientôt de légendes, vite hérités en mythe. Nul ne sait plus exactement qui a écrit les Évangiles, ni même si Jean est bien enterré là alors même que périodiquement un souffle balayerait sa tombe de poussière comme s'il n'attendait qu'un signe pour ressusciter à son tour.

Sept jeunes gens persécutés pour leur foi chrétienne, se réfugient dans une grotte. Ils s'y endorment. Leurs poursuivants les emmurent. Et les oublient. Ils se réveilleront deux siècles plus tard et attirent l'attention en utilisant une monnaie dès lors totalement périmée. Devant le miracle ainsi avéré l'empereur Théodose II se rend sur les lieux et fait de ce miracle une preuve de la résurrection des morts.

J'aime ces histoires : elles disent autant que les vestiges, les ruines ou les textes ; autant que les musiques, les statues ou les monuments encore debout, ce qui se trouve à l'exacte intersection de nos passé et avenir ; de nos certitudes et de nos croyances.

Je crois bien que ce promener en ces lieux c'est faire revivre tout ceci ensemble, les hommes et les idées ; les espoirs et les superstitions : toute cette épaisseur d'humanité qui nous évite de n'être que des ratiocineurs.