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Parménide

 

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

Allons, je vais te dire et tu vas entendre 
quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence; 
l’une, que l’être est, que le non-être n’est pas, 
chemin de la certitude, qui accompagne la vérité;  

[5] l’autre, que 1’être n’est pas: et que le non-être est forcément,  
route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. 
Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer;



car le pensé et l’être sont une même chose.
 Un poème donc mais en est-ce un véritablement ? Un poème qui trace des chemins. Un seul en vérité puisque l'autre sera rejeté. Je connais peu de textes qui, en quelques lignes, proclament d'aussi décisives pensées, aussi déterminantes pour l'histoire de la philosophie ; pour la pensée en général.

Décidément, en philosophie il n'est jamais affaire que de chemins, de forêts traversées, de méthode …

La raison du monde. — Le monde n’est pas le substratum d’une raison éternelle, c’est ce que l’on peut prouver définitivement par le fait que cette portion du monde que nous connaissons — je veux dire notre raison humaine — n’est pas trop raisonnable. Et si elle n’est pas, en tous temps et complètement, sage et rationnelle, le reste du monde ne le sera pas non plus ; le raisonnement a minori ad majus, a parte ad totum, est applicable ici et avec une force décisive.
Nietzsche, Le voyageur et son ombre 2
Comment être certain que la tradition ne forçât pas un peu le trait en extrapolant de ces vers bien plus qu'ils ne donnèrent ? On ne le peut et c'est d'ailleurs le propre de toute pensée exprimée de donner lieu à interprétations qui invariablement s'entrechoquent ou contredisent. Je ne suis pas certain du tout, que de l'affirmation l'être est, le non-être n'est pas il faille définitivement trancher de l'incapacité de Parménide à penser le mouvement, le devenir.

Le tout premier pari

J'y vois plutôt, qui fut définitivement réglé par Kant, l'impossibilité pour nous d'entendre un radical commencement. L'être est, ne peut pas ne pas avoir été toujours ; il ne saurait donc advenir. Ceci est d'abord une application stricte du principe de contradiction.

Et c'est sans doute dans ces simples quelques mots posant l'équivalence entre pensé et être que s'enclenche et se joue tout un pan de l'histoire de la philosophie. Rien, sinon de la poser, ne peut garantir que la structure de ma pensée épouse celle du monde ; non seulement rien de ce que je perçois mais rien non plus de ce que j'en déduis ne pourrait sans cette accointance prévaloir.

Mais tout me laisse accroire que ce serait plutôt moi qui, projetant mes propres structures mentales sur le monde y verrais causalités, finalités et mêmes volontés toutes puissantes. Ce qu'affirme Spinoza puis démontrera Kant dans la Critique. Il y a quelque chose d'émouvant à saisir que, oui, dès le début, la question centrale eût été vue, posée et … finalement résolue. Des perceptions me sont données : que valent-elles ? dois-je simplement les prendre pour argent comptant ou au contraire les mettre à la question ? Des idées me viennent qu'elles me soient données ou que je les forme de mon propre chef : que valent-elles ? Puis-je me fier à leur seule cohérence interne, à leur logique ? C'est ici dans cette étonnante liberté que débute véritablement la philosophie qui redouble l'ensemble de ses interrogations : +que dois-je penser ? s'accompagne alors d'un que dois-je penser de ce que je pense ?

Marx l'avait deviné : se pose-t-on d'abord la question et invariablement on sombrera dans l'idéalisme parce que rien, effectivement, ne peut garantir qu'être et pensée coïncident sinon un Dieu - ce qui n'est que déplacer le problème. Il n'est pas d'autres voies, affirmait-il, que de la poser et donc la détermination de la pensée par la matière.

J'aime à supposer qu'il eut à la fois raison et tort. Raison parce qu'il n'est effectivement pas d'autre chemin ni d'autre ressource que d'enfermer notre pensée dans une logique axiomatique dont elle ne sortira pas. Tort parce que la question demeure lancinante comme une angoisse chronique. Quoi pourrait-il bien me garantir que les représentations que je me forme ne fussent d'aimables chimères ? Rien sinon un dieu - qui d'ailleurs ne ferait que déplacer sur sa personne le mystère de cette coïncidence. Quoi pourrait ainsi me sortir de cette forteresse où je le suis laissé enfermer. La question ne doit pas être sotte puisque l'impossibilité que pose Kant de connaitre le noumène, la chose en soi, nous enferme bien dans une phénoménologie indépassable.

Rien ne peut me garantir que cette réalité qui s'oppose à moi avec la rugosité des pierres et la noirceur des tempêtes soit seulement réelle et pas uniquement l'effluve pathologique de mes divagations ; rien en tout cas ne pourra jamais me prouver péremptoirement qu'elle est telle que je la perçois, imagine ou pense. Je ne puis sortir ni de mon corps, ni de mon esprit pour m'ajuster à un autre promontoire, un meilleur point de vue. Descartes le signalait pour en écarter l'éventualité : non le réel ne se donne pas à moi autrement à l'état de veille ou en rêve.

Où je retrouve ce qui fait le propre de l'humain qui toujours force le trait, n'imagine pas une seconde devoir se résigner. On fera comme si … Ecrire l'équivalence entre être et pensé n'a pas d'autre signification. De la rationalité d'un phénomène, je dois bien pouvoir en déduire la réalité.

C'est bien après tout ce que conteste Nietzsche mais, à sa façon, Démocrite qui s'amusait de l'absurdité des hommes. S'il fallait de notre rationalité déduire celle du monde, force serait d'en conclure qu'elle serait sinon nulle, en tout cas partielle et bien souvent instable. Va pour un réel rationnel mais totalement, assurément non ! Il y a bien ici ou là des îlots qui nous échapperont toujours ne serait ce que celui, immense et troublant de la qualité et de la sensation qu'on ne pourra tenir longtemps pour donnée négligeable. Non, le réel fuit, nous échappe.

Alors oui, dire le monde se peut envisager, à l'instar des ioniens, du côté du dur, du conflit, de l'apeiron voire du chaos mais on voit bien qu'on n'en aura dit que la moitié - celle qui désespère - l'autre étant cette rage à inventer un îlot d'ordre même provisoire, même fragile où se poser et repaître qui fit philosophie et démocratie naître à peu près en même temps et sans doute l'une de l'autre en une aimable boucle de rétroaction qui fait le monde irrémédiablement instillé d'humain. Il se peut aussi envisager du côté du doux : de la parole et de la pensée.

Car oui, il est bien un point commun entre Jérusalem et Athènes, ou Elée : le pari tenté sur le souffle, la parole ; le message et non pas, justement, sur le dur.

Ce qu'il faut célébrer.

Le second tout aussi déterminant sur la prééminence de l'ordre

Il est bien un peu la conséquence du premier. Dire que l'être est, ne signifie pas véritablement que le devenir ou le mouvement ne soient pas. Il est facile de prouver le contraire. Et les arguments de Zénon que citera plus tard Aristote (Achille et la tortue, la flèche …) ne peuvent pas véritablement viser leur impossibilité mais signifie plutôt la difficulté à le penser : en réalité voici plutôt, à l'inverse d'Anaximandre, une représentation du monde où tout ce qui serait devenir mais donc aussi désordre ne serait qu'une apparence, dégradée et fallacieuse comme les ombres projetées dans la caverne, de l'ordre et de la permanence. Ceux-là chercheront la substance - ce qui en dessous se tient immédiatement présent à soi réalisant totalement sa nature. De ceux-là cette idée qui hantera tout l'Occident selon quoi ce qui dure vaut mieux et plus que ce qui bouge qui, au reste, ne ferait que s'altérer et à quoi le dualisme chrétien donnera toute sa puissance. Dès lors, matière, temps, physique et histoire demeureront à jamais s manifestations de la dégradation de l'être ; des hypostases n'accomplissant jamais qu'une toute petite partie - et encore malaisément - de leur être.

Dès lors, ne se joue qu'une alternative simple, entre bien et mal, vie et mort, croissance ou décrépitude où le devenir se révèle une manifestation provisoire d'un être en train de se former, de s'accomplir ; de se parachever ; ou bien au contraire le signe même de la dégradation, de la faute. L'expression intermédiaire d'entre un péché déjà commis ou une perfection pas encore atteinte ?. D'où ces deux mondes dont l'un seulement serait grevé de devenir et donc de souffrances, de mort mais aussi d'illusions, d'erreurs - d'errance. Entre stase et hypostase ; thèses et hypothèse.

Tout notre système d'évaluation tient de là : de nos amours que nous rêvons éternelles, à nos réalisations que nous espérons nous survivre au point qu'il y a peu encore matérialiste dans le langage courant vous avait de telles allures avaricieuses et jouissives qu'on eût largement préféré qu'on fustigeât notre idéalisme ! Les anciens, patriarches ou non, primaient et dirigeaient les jeunes et tout ce qui pesait d'années ou de siècles, monuments, immeubles, idées, habitudes pesait évidemment plus que tout ce qui avait le défaut d'être neuf. Même l'idéologie du progrès, avec son cortège d'avancées politiques, scientifiques et techniques ne suffira pas à miner l'empire de l'ancien : il y faudra le développement incroyable d'une économie productiviste et l'obligation d'organiser, par l'usure, l'exaltation du nouveau.

Alors, oui, ce qui se joue c'est dès le départ ce passage. Car cette représentation de l'essence prévalant sur ce qui se meut et devient et par trop compatible avec le christianisme pour ne pas devenir la voie qui rendra, tout ou partie de la philosophie grecque compatible avec le christianisme. Que ceci de surcroît prit place sur le péninsule italienne ne fait que renforcer l'idée d'un biais fort utile qui permettra de déplacer le centre de gravité de la nouvelle religion de l'Orient ionien puis athénien vers l'Occident latin.

Comme si, dès le départ, tout s'était déjà joué et que les règles avec quoi penser avaient été fixées …

 

 


1) Spinoza Éthique I, Appendice

Il me suffit pour le moment de poser ce principe dont tout le monde doit convenir, savoir que tous les hommes naissent dans l'ignorance des causes, et qu'un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile. Une première conséquence de ce principe, c'est que les hommes croient être libres, par la raison qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent nullement aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir. Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, savoir, leur utilité propre, objet naturel de leur désir ; et de là vient que pour toute les actions possibles ils ne demandent jamais à en connaître que les causes finales, et dès qu'ils les connaissent, ils restent en repos, n'ayant plus dans l'esprit aucun motif d'incertitude ; que s'il arrive qu'ils ne puissent acquérir cette connaissance à l'aide d'autrui, il ne leur reste plus d'autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d'ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu'ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère. Or, les hommes venant à rencontrer hors d'eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d'un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage ; et sachant bien d'ailleurs qu'ils ont rencontré, mais non préparé ces moyens, c'est pour eux une raison de croire qu'il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur.

 2) sur la question :