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Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

D'entre s'écarter et tourner

La terre avance et repousse Milet loin en arrière des rives de la Méditerranée. Et lentement, avec la précision d'une horloge, envase les baies et bouche les anses. Que de travaux et de frais pour préserver au Mont St Michel son statut de presque île ! Mais cette terre a aussi ce talent rare de nous servir de repère ; d'où les bornes que nous plantons ici et là, à intervalle régulier parce qu'il n'est pas d'espace qui eussent direction ou signification sans elles.

Judaïsme comme christianisme s'enorgueillirent de ce temps linéaire qu'ils crurent inventer quand ce fut seulement la création divine, pour inédite qu'elle devait être, qui les y contraignit. Oui c'est vrai, tout à coup, au lieu de sottement tourner en rond, de se répéter inlassablement, et de ramener tristement au même, le temps sembla pouvoir couler, d'une origine glorieuse et magnifique vers un accomplissement peut-être douloureux mais victorieux une fois passées les étapes de la faute, de l'alliance, de la faute encore, de la croix, de la rédemption ; des travaux et des jours.

Christ venait d'inventer la philosophie de l'histoire ! Hegel n'avait plus qu'à la laïciser et Marx en faire le champ de bataille d'un prolétariat à l'accouchement besogneux. Mais ce dernier ne cessera d'être exploité et finira, exsangue, sous la chape de ses gémissements de loin en loin inaudibles.

Mais si tout ceci n'était que vaste leurre ou gigantesque stratagème ? Comme une ruse que nous jouerait une raison plus ironique qu'on ne l'admet usuellement.

Les choses ne sont jamais aussi simples. Il faudra du temps - et les géométries non euclidiennes - pour comprendre que les surfaces planes peuvent n'être que les illusions microscopiques d'orbes irréfutables : nous savons désormais que nos vastes plaines n'interdisent en rien la sphère. Et nos échecs constants, et les guerres faisant interminablement se succéder les horreurs aux meurtres pour nous interdire de seulement rêver un progrès quelconque ; et notre superbe présomption à devenir maître en détruisant tout alentour qui ne porterait pas notre marque pour comprendre enfin que nos lignes se referment. Sur nous. Si souvent. Presque toujours.

Nous avons ici, superbement illustré, le moment pas si rare qu'on l'imagine où cercle et ligne s'entremêlent au point de se confondre.

Les choses ne sont jamais si simples … non vraiment : l'avènement du prolétariat accouchera d'un mort-né et de l'apothéose insolente et destructrice de ce capitalisme dont tout laissait à prévoir l'épuisement. Et la morne répétition de nos malheurs, de nos guerres et destructions en tout genre nous interdisent d'espérer un monde propulsé le long d'une ligne progressiste. Il est, désormais, cerné de cercles étouffants.

La scène est célèbre qui appartient à l'album Au pays de l'or Noir. Lui marche et tente de s'extirper de ce désert où tout semble identique. Il suit d'abord les traces que le brigand a laissées : elles mènent nécessairement quelque part. Celui-là ne se sera pas lancé à l'aventure sans boussole : il suffit donc de suivre. Mais voici qu'il rencontre traces de pneus et rien qu'à la marque laissée il est capable de déduire le modèle du véhicule ; et au côté où sont projetés les cailloux, la direction empruntée par celui-ci.

Toute la ruse humaine est ici concentrée : la capacité à repérer des signes dans un environnement tellement hostile et homogène que nul d'ordinaire n'y verrait rien. L'homme mauvais sait où il va et les traces que laisse son cheval mènent bien quelque part, du côté de la ville où l'entraînent ses troubles affaires. Il vient de faire sauter un pipe-Line - moyen de pression pour obtenir signature d'un contrat à quoi l'émir jusqu'alors s'était refusé. Une affaire d'argent, de trafics divers et variés ; il n'est pas d'histoire d'amour chez Hergé. Hormis la Castafiore, qui n'est pas aimable, il n'est pas de femmes ici.

A l'opposé ! L'homme de bien, ou même les hommes de l'ordre - les deux inénarrables Dupont - eux vont dans tous les sens. Voici qu'il hésite entre la trace des sabots laissés par le mauvais et les traces de la machine laissées par l'ordre : pourquoi donc ce choix d'abandonner celle-là pour celles-ci ? quel raisonnement peut bien justifier le choix que fait ici le héros. Mais est-ce bien un raisonnement ou bien seulement la fascination devant la technique - en tout cas la confiance spontanément accordée à l'ingéniosité humaine ? Mais ce choix ne sera pas le bon. Belle métaphore que celle-ci : les hommes de bien ne quittent pas le droit chemin malheureusement pour eux, ce chemin qui pourtant a toutes les allures de la rectitude, se retourne sur lui-même, se retourne contre eux. Les entraîne en une spirale presque fatale.

Même provisoirement Tintin cesse de suivre la trace du mal ; il suivra celle des forces de l'ordre : mal lui en prit. Est-il plus brillant paradoxe ?

Paradoxe pas nécessairement mais leçons de philosophie assurément !

Leçon première

Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination; Par exemple, on peut regarder la foudre comme l’expression de la colère divine, ou comme une différence de potentiel entre les nuages et la Terre; on peut regarder une maladie comme le résultat d’un sort jeté à une personne, ou comme le résultat d’une infection virale, mais, dans tous les cas, ce qu’on invoque comme cause ou système d’explication, ce sont des forces invisibles qui sont sensées régir le monde. Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une théorie scientifique, tout système d’explication est le produit de l’imagination humaine. La grande différence entre mythe et théorie scientifique, c’est que le mythe de fige. 
F Jacob, le darwinisme aujourd'hui

Leçon de prudence au premier rang, bien sûr : ni les choses ni les êtres ne sont tels qu'ils paraissent. Quand même dussent-ils briller d'évidence, il s'en faudrait néanmoins méfier pour cela même. La leçon est cartésienne mais fut dispensée bien avant même si de manière moins systématique, croit-on. Constante de nos conformations mentales peut-être, de cette démarche dont on prétend qu'elle commença justement avec Thalès : aller chercher dans ce qui se voit, des raisons, un principe qui ne se voit pas. Le vrai grand pari, réussi, celui-ci, qui fit le miracle grec, aura bien été de projeter sur le monde ce qui n'est finalement que l'architecture intime de notre cerveau : nous avons besoin d'une représentation unifiée et cohérente et nous, la construisant pour entendre quelque chose au monde, nous découvrons que cette construction mentale nous permet d'avancer même si elle ne débouche pas exclusivement sur le vrai mais parfois, aussi sur l'erreur, l'errance ou la chimère.

Tintin ici suppose ; imagine une piste ; suppute que le conducteur de la machine sait où il va - et pourquoi en douterait-il puisque les traces s'en vont tout droit vers l'horizon ? Pourtant il se trompe. L'erreur se paiera d'errance. Mais c'est le même mot.

Mais parfois l'image est juste ou bien au moins conduit hors de la caverne. Ce miracle se donna - ce jour-là où Thalès mesura la pyramide, ou bien tout autre où il tomba dans le puits - mais il avait revêtu la forme d'une coïncidence. Mais voilà ! ce n'est qu'une coïncidence dont le raisonnement pourra rétrécir l'aléatoire mais pas l'incertitude. Car le chemin n'est jamais assuré qui mène du local au global. Cette représentation peut être fausse toute séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord. Hypothèse ou rêverie, tout n'est jamais qu'imagination en œuvre ou à la manœuvre.

J'aime qu'il soit une oasis où peintre, poète et philosophe s'abreuvent en même temps que le savant.

D'où les leçons de méthode ; d'où celle de prudence. J'aime ces croisées : elles disent tant de nos faiblesses, de nos empiétements ; de nos naïvetés.

Pourquoi diantre Tintin abandonne-t-il la piste du malandrin au profit de l'autre ? Sont-ce les paillettes de la machine qui séduisirent ce héros sans âge ? Attestant que le meilleur de nous-mêmes n'échappe jamais totalement à l'anthropocentrisme qui n'est qu'une forme pas même élégante de narcissisme. Ou le piège seulement d'une extrapolation ? Si piste, comment imaginer qu'elle ne mène nulle part : devrait bien ici, là, un peu plus loin, se dessiner une piste réelle ; une route pourquoi pas ? et à l'horizon une ville ! Il en va de la pensée comme de l'action qui ne naissent qu'opposée à l'objet … devant l'incertitude. A l'opposé de cet âne imaginé par Buridan, nous n'hésitons jamais d'entre boire et manger quand même les contraintes et les pulsions y fussent égales : illustration, pensait Descartes, de la liberté de notre volonté capable de faire pencher la balance même en cas d'incertitude ou d'ignorance. Mais d'où se déduisait en même temps la possibilité de l'erreur : une volonté plus puissante que la froide raison inclinera plus souvent qu'à son tour à juger trop vite ou à paresseusement se contenter d'une évidence rassurante.

Oui, mais voilà ! Descartes a tort ! son chemin - car la méthode n'est rien d'autre - n'est pas nécessairement droit et rien n'indique, puisque nous manquons si cruellement de balises, qu'à l'instar des deux policiers, nous ne tournions en rond conférant au bel ordonnancement initial les allures angoissantes du cercle vicieux ou de l'aléatoire pur. Car l'ironie voudra que ce fut au moment même où les policiers, s'endormant, cessant ainsi de plus rien maîtriser, qu'ils aboutirent à leur fin même si de manière sinueuse en payant leur écot à la contingence. La raison impérieuse, impériale et assez spontanément tyrannique ne donne ni ne se donne comme femme de petite vertu : il faut la séduire, certes, donner des gages mais même cela ne sera pas suffisant.

Prudence, dit le grec, φρόνησις, n'est pas que médiocre quant à soi optant par peur du danger le juste milieu qui ne choquerait personne et ne trancherait rien ; mais sagesse pratique. La vertu par excellence de l'action qui, contrairement à la théorie n'a pas affaire à l'universel mais à la contingence qui est le domaine des actions humaines. Je ne me pose des questions sur la valeur morale de mon action que lorsqu'elle est incertaine ; sur ce que je pense et la direction que je prend qu'aux croisées.

Descartes supposait que l'erreur surgissait de nos jugements précipités et d'une volonté bien souvent intempestive. Il avait oublié que la raison elle-même, sans pour autant mentir, ne peut tout dire, tout embrasser ; ne procède qu'en tronquant. Nous voici doté d'un bel outil ! Poreux.

J'aime ces croisées pour l'automatisme paresseux qu'elles nous interdisent.

Seconde leçon

Existât-il un hasard radical que la raison serait incapable de le penser autrement qu'en le nommant. C'est si vrai que Cournot ne l'envisageât que comme la rencontre inopinée de chaînes causales. C'est qu'elle n'entend que le même et ce qu'elle ramène au même ; ce pourquoi elle aime tant le nombre. La mathesis universalis demeure son refrain obsessionnel ! C'est qu'elle n'entend que ce qui se répète où elle croit entendre raisons, causes, déterminisme. Imaginons quelque événement qui en fût réellement un, je veux dire qui ne se reproduirait jamais ; imaginons une multiplicité où nul élément, jamais, ne se répéterait. La raison n'y verrait que désordre, confusion. Au mieux y supputerait un ordre qu'on n'eût pas encore décelé. Ainsi va l'histoire plus entendue comme un récit plein de bruit et de fureur où l'on n'envisagera bientôt quelque intelligibilité qu'à condition d'y voir répétitions à l'œuvre.

Ne pas s'étonner alors que la philosophie commençât avec la contemplation des astres ; que les premiers sages, s'éloignant des bouillonnements empiriques, eussent d'abord traqué le cycle.

Ce que cette délicieuse leçon nous apprend est bien peut-être que lignes et orbes en réalité se confondent ; ne seraient que les deux voiles de la même illusion tout comme les deux faces indissolubles de cette pièce d'argent, pourtant bien abstraite en vérité. Nous nous acharnons à réconcilier le bel ordonnancement de Newton avec le bouillonnement de Démocrite. Il fallait l'entêtement du rigoureux XVIIe, la piété quasi-religieuse du XVIIIe et l'espérance passionnée du XIXe pour nous faire croire que l'absurdité du monde n'était qu'apparence et qu'il dût bien y avoir en-dessous un ordre sinon caché, un ordonnancement en tout cas qu'on n'eût pas encore découvert. Nous sommes sans doute demeurés prisonniers de cette révélation toujours en attente où un Messie travesti en savant viendrait nous révéler les choses cachées depuis la fondation du monde.

En réalité c'est l'inverse - ce qu'en tout cas les sciences modernes tendent à nous faire comprendre : ce n'est jamais le désordre qui corrompt un ordre établi ; l'ordre n'est qu'une configuration, fragile, exceptionnelle, fugace d'un désordre qui en son agitation produit le bruit de fond de l'être, du monde. Sa mélodie en quelque sorte. L'harmonie est le sens que nous mettons aux choses, le sens humain que nous plaquons sur les pierres tant nous en redoutons l'absurdité.

Au fond, tout au fond, rien … un ensemencement désordonné, aléatoire ; absurde. Qui de manière aléatoire, stochastique constitue un peu d'ordre, un moment d'ordre, des espaces élimés d'ordre. L'harmonie de l'être que Pythagore crut entendre tient à ces rencontres, ces imprévisibles entrelacements d'autant plus émouvants et beaux qu'ils sont rares mais décisifs. Ils sont cette parure des femmes que dit cosmos, ne l'oublions pas. Cette parure qui nous rend monde, efforts et existence supportables. Sans laquelle nous hurlerions de désespoir ou d'angoisse.

Tout ici dit la pauvreté de l'ordre qui n'a d'intérêt que d'être compris mais d'où, chose étonnante, rien ne sort jamais. Les policiers sont délicieusement stupides qui ne comprennent rien, ne sachant pas même faire la différence entre mirage et cri ; qui ne réussissent jamais rien ou alors par hasard ; qui vont au but quand ils dessinent des sinusoïdes ; tournent en rond quand ils roulent tout droit.

Tout ici est inversé : c'est au moment même où les moindres repères s'effacent dans la tempête, que s'esquisse la sortie comme si la vue avait été ce qui empêchait de bien avancer. Je ne connais pas de plus belle leçon d'épistémologie que celle-ci, administrée avec maestria et humour : c'est quand les choses sont claires et évidentes, dans la luminosité étincelante des cieux bleus, des dunes sagement alignées dans les courbures esquissées par le vent et la gravité évidente des traces de pneus laissés sur le sable, c'est précisément alors que tout le monde se trompe et s'égare. On sait qu'en latin errer et se tromper sont même verbe. C'est à l'inverse quand tout devient flou, confus ; quand repères et certitudes explosent que salut, issue et réponse redeviennent possibles. Quand rien ne se voit, vient le temps de l'imagination ; de la représentation ; de l'hypothèse.

Décidément Descartes doit bien un peu se tromper : les sens ne sont pas si fallacieux que cela. Ils ne mentent jamais ; mais donnent si peu ; de si étroit angles morts. Prendre leur relais c'est penser, certes, mais donner sa chance au récit, à l'imaginaire ; à tout ce que l'esprit roide récuse habituellement.

 

Troisième leçon

Elle tient tout entière dans ce morceau de bravoure que représente l'épisode du bidon : nous avions appris de J Lachelier que l'espace était la forme de notre puissance quand le temps au contraire était celui de notre impuissance. On comprend bien pourquoi : l'espace est traversable en toute direction et je puis même rebrousser chemin si je l'estime nécessaire sans contrevenir à aucune règle, ni loi.

Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'Univers à ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. Mais l'ignorance des différentes causes à l'origine des événements et leurs complexités nous empêchent d'atteindre la même certitude dans la plupart des phénomènes. Ainsi il y a des choses qui sont incertaines pour nous, des choses qui sont plus ou moins probables, et nous cherchons à compenser notre impossibilité de les connaître en déterminant leurs différents degrés de vraisemblance. C'est ainsi que nous devons à la faiblesse de l'esprit humain l'une des plus délicates et des plus ingénieuses théories mathématiques, les probabilités. 
Laplace  Essai philosophique sur les probabilités

Au contraire le temps, lui, est irréversible. Pas uniquement insaisissable tant l'instant présent, si fugace, file déjà vers le passé, que pourtant nous espérâmes si longtemps. Impensable encore, ce temps qui ne se laisse entendre ni comme grandeur continue ni comme grandeur discontinue. Temps infernal qui seul nous aide à comprendre le mouvement, qui nous parait évident, mais résiste tellement à l'analyse qu'un Kant finira par en déduire qu'il n'est qu'une forme de notre sensibilité. Tout sauf réel.

Depuis que nous nous savons mortels, depuis que nous entendîmes la Parole originelle et créatrice, nous sentons bien que le temps fuit, s'écoule, dans un sens fatal pour nous. Que rien ne reviendra jamais que nous aimâmes tant.

Qu'il est crise.

Pourtant, la vérité que produit la raison échappant totalement au temps éclot comme un espace qu'elle put parcourir en tout sens. Ce que Laplace avait parfaitement compris ; que cette planche répète ici. L'avenir comme le présent sont également présents.

Est-ce pour cela que nous optons pour la pensée et fuyons, en bon intello, la rugosité du monde ?

Ce bidon, perdu il y a quelques instants, est à la fois devant et derrière eux et, pour eux, avancer, consiste à revenir sur leurs pas. Les événements se répètent indéfiniment. Il n'est en réalité qu'un seul moment où ils reviennent en arrière et le font véritablement c'est pour aller chercher Tintin. Comme si, l'homme seul, avec la terrible certitude qu'il a de sa mortalité, avait su introduire de l'irréversibilité dans le monde.

Il n'est pas de temps dans les sciences où, pour être exact, il faudra Carnot d'abord, le second principe de l'entropie ensuite pour l'y introduire - et l'irréversibilité dans la matière. Tout d'un coup même si tout se transforme, quelque chose se perd. On ne reviendra plus jamais en arrière.

Il ne peut y avoir, stricto sensu, d'éternel retour du même. Pourtant, les choses invariablement, mettent en jeu les mêmes lois, les mêmes causalités. Les lignes cachent des orbes ; les orbes dessinent d'amples lignes droites qui s'égarent à l'horizon. Tout n'est pas même mais à la fin tout revient peu ou prou au même. Et l'être résulte, oui, de cette délicieuse combinatoire démocritéenne où, tout bouillonnant, échafaude, fugace mais persistant, un paysage, une ligne de mire ; un sens.

Cet homme qui se meurt sait-il qu'il se sera levé quelques trente mille fois ; se sera rendu plus de dix mille fois sur son lieu de travail ; aura regardé plus de mille fois le soleil se lever tout en se disant qu'il l'eût préféré regarder poindre d'entre les pics rocheux qu'il aimait tant ; sait-il que de jour en jour, de saison en saison, d'année en année où ses enfants grandirent, puis le quittèrent, ses amis de loin en loin disparurent, sait-il qu'en réalité il ne sera jamais véritablement déplacé, que ses voyages ne l'auront conduit nulle part ailleurs qu'en ses lieux de départ ; qu'il n'est pas une ligne qu'il crut tracer de sa règle méthodique qui, à la fin, ne le ramenât à l'origine. Qu'il n'était pas même nécessaire qu'on lui enjoignît de redevenir comme un enfant … parce que cet enfant il n'aura jamais cessé de l'être.

Que temps cyclique et temps linéaire ne soient en fin de compte que les deux versants d'une même réalité signifie tellement que suggère cette planche.

Que sans doute la création n'est pas un moment, Descartes l'avait deviné, mais un processus continu, de grâce et de pesanteur entremêlé, où quelque chose de la pierre engoncée de racines vous entrave quand tout au contraire vous appelle à traverser enfin la ligne d'horizon et rêver de calme, de beauté ; de sens. Que c'est vivre que d'être ainsi déchiré entre orbe et ligne ; que c'est exister que d'hésiter.

Que c'est ordre suprême que cette parure d'orbes, de voussures et d'ondes qui de féminité enrobe, émousse mais exalte ce que la ligne sinon produirait d'outrageuse percée ou de vulgaire rodomontade. Combien seule la ligne demeure mortifère à qui la patience des orbes enseigne prudence, retenue …

Homme, aime ce qui dans la ligne offre de silence, de soupirs, de points de suspension ; adore les revirements et regarde les cercles où t'engonce le destin comme autant de chances de n'être pas vulgaire.