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Intello

Remarque entendue l'autre jour à propos d'un tiers qui se réfugierait dans une intellectualisation confortable plutôt que d'affronter les contradictions de la réalité. La remarque sur laquelle, en soi, je n'ai rien à dire ni redire m'a néanmoins fait sourire au moins pour les souvenirs qu'elle laissa remonter de si loin, là où avait fusé cet intello comme une insulte contre tout élève trop appliqué, souvent binoclard et boutonneux, trop assidu et pas assez braillard ! Insulte de garçon, me semble-t-il, où l'on tançait en même temps, à côté de résultats scolaires trop bons, une virilité naissante pas assez tapageuse ou rodomonte ! Epoque sotte de l'adolescence, certes, où il importe de s'affirmer plutôt que de réussir mais où cette légitime aspiration à être prend invariablement les formes les plus rustres, les moins habilement dégrossies.

Les souvenirs qui m'en resurgissent sont mitigés : certes il ne faisait pas bon, alors comme aujourd'hui, paraître trop bon élève, ni trop sage, même si j'étais alors protégé à la fois par mon statut de fils d'instit qui m'avait déjà remisé dans le groupe des intellos mais aussi par cette certitude encore vivace que l'école fût le seul ascenseur social possible. En ces terres de l'Est charbonneux, la frontière des classes se dessinait en noir et blanc tant était prégnante la houille mais s'entendait encore au patois que l'on parlait … on non. Quel ado fus-je alors ? Oh certainement trop tendre et timide j'avais trouvé dans la parole et les récits et contes que je distribuais autour de moi de quoi étancher la quête des autres. Le souvenir m'en revint, là, à l'instant : oui je crois avoir toujours écrit et si rien ne reste de ces pages données, m'en remonte la certitude qu'en devenait moins gourde la main que je tremblais de tendre. Oui, j'étais timide et entravé comme on peut l'être en ces prémices turbulentes de vie. Trop maladroit pour envisager que mes mains pussent servir à autre chose qu'écrire, trop craintif sûrement pour ne pas trouver dans les mots chant qui tempère hésitations et angoisse ; trop soucieux de l'autre que je cherchais bien au-delà des ardeurs tempétueuses de l'âge … oui je crois avoir toujours écrit et cherché à en transmettre les éclisses. Non par vanité pourtant …

Mais sous ce fugace souvenir, le rappel de ces longues réflexions, et parfois ces débats rugueux, sur le rôle des intellectuels dans la cité qui commencèrent dès Platon et qui fournirent - en tout cas - de belles figures - Zola, Voltaire …d'autres moins.

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Avant Propos

Mais encore cet avant propos moqueur de Par delà le bien et le Mal où Nietzsche pointa l'impuissance des philosophes…

Mais surtout cette cruelle évidence qu'on ne peut en même temps penser et agir ; que notre action repose toujours sur une représentation préalable, implicite ou explicite qui la justifie ; que les résultats de notre action parviennent parfois à modifier notre représentation - c'est d'ailleurs cette boucle entre pensée et action que l'on appelle, en science comme dans le langage courant, faire une expérience ou avoir de l'expérience.

Cette autre cruelle certitude qu'il est bien des cas, qu'ils sont au reste bien trop nombreux car ce sont tous ceux de l'affairement ordinaire des métiers, des contraintes quotidiennes ou de ces vastes ambitions que l'opinion ou l'idéologie nous vantent pour immarcescibles telle la compétitivité, l'efficacité, la rigoureuse ambition, l'ordonnancement sage de nos rêves à la raisonnable réalité, certitude oui que trop souvent l'action est l'inverse de l'action ; quelque chose comme une passion en quoi on se fût laissé enfermer, un cercle vicieux qui même de loin ne parut jamais vertueux … un enchaînement infernal où l'on eût perdu son âme.

C'est à tout ceci que je songeais … à cette si délicate difficulté à être dès lors que l'on se pique d'exacerber la conscience jusqu'à la pensée ; le regard jusqu'à l'aveuglement ; jusqu'à ce moment si particulier où sa présence au monde cesse d'être une évidence … devient sinon un problème en tout cas une question.

Car enfin ! dois-je cesser de penser, de m'interroger sur la valeur et le sens de mes actes et dès lors me laisser propulser telle une bête mal dégrossie de conséquences en effets, d'enchaînemenst en machineries infernales et réaliser à la fin n'avoir plus même réussi à demeurer l'auteur de mes actes ; encore moins à obtenir l'effet au préalable souhaité ? dois-je au contraire me réfugier, tel l'ombrageux ermite, en quelque caverne cerné par le désert, récuser presque totalement le monde et refuser le commerce des hommes ?

C'est n'être pas un homme que de ne pas dire non, de ne pas vouloir substituer au réel une réalité qui correspondît mieux à notre volonté ou nos projets et donc à nos représentations. C'est ne l'être déjà plus que de se croire dispensé de devoir se mesurer à la noire dureté des pierres.

Non ce n'est pas vrai ! il n'est aucunement aisé d'être humain ! d'être un honnête homme comme on l'eût écrit autrefois. Toujours nous sommes guettés par le trop ou le trop peu qui nous conduisent trop aisément à la légèreté obscène ou à la balourdise vulgaire ! Non ce n'est certainement pas aisé d'être un intello car s'il y entre incontestablement une part d'impuissance, ce n'est certainement pas lâcheté toujours que de se refuser à un acte qu'on se sait ne pas pouvoir réussir. Non ce n'est certainement pas aisé d'être homme d'action, entrepreneur ou seulement esprit pragmatique car, au delà des échecs qui menacent même le plus habile, il n'est pas d'épuisement qui à la fin ne sourcille nos jours ni n'écornifle nos nuits.

Je ne veux pas croire qu'il n'y ait que lâcheté ou impuissance à choisir la pensée ! je n'y vois pour autant nulle gloire dont se vanter. Il faut bien de la patience et bien un peu de courage pour accepter l'isolement qu'elle impose, l'éloignement surtout des préoccupations des autres et le si douloureux étrangement qui s'insinue. Je ne sais toujours pas ce qui peut pousser celui-ci plutôt vers l'action que l'abstraction ; celui-là plutôt vers les idées que les choses. Devrais-je croire Freud, j'inclinerais aisément à considérer plus de féminité dans la pensée que dans l'acte et plus de tapageuse virilité dans cette obsession à faire preuve et épreuve de tout. Est-ce pour la part de création c'est-à-dire de vie ?

Je sais que cela a affaire avec le souci de ne pas empeser le monde. Je crois assez peu à l'entêtement de laisser des traces : les éternités ne sont pas fruit d'efforts mais de souffle. Que m'importerait, au reste, que demain l'on parlât encore de moi sinon à un orgueil aussi fâcheux que futile ? Je ne sais pas plus pourquoi l'on fait des enfants, pourquoi l'on peint ou écrit ; pourquoi l'on s'astreint à vouloir penser l'ordre du monde. Mais les romans que l'on écrit ; les tableaux que l'on peint, les dessins qui émeuvent ou les petits récits qui font rire sont autant d'émotions, de soucis ou de plaisir qui permettent au monde de ne pas s'écrouler sous le poids de sa propre pesanteur. Je sais la grâce résider en ceci : ce petit sourire que l'on arrache à l'enfant ; ce plaisir du texte ; cette subite bourrasque qui fait l'âme trembler et les larmes furtivement s'écraser sont autant de présents que la légèreté fait à l'être ; autant de respirations qui font la vie supportable.

Il est bien une croisée - je la devine presque magique - où la pensée rejoint l'acte : elle est territoire de générosité. Ce n'est jamais l'acte qui souille mais l'intention qui le détourne de l'autre pour ne vouloir cerner que son propre intérêt. Ce n'est jamais la pensée elle-même qui meurtrit mais son désintérêt à se soucier de l'autre. Je ne sais si cette croisée est équilibre ou seulement point de fuite : je sais seulement que c'est de l'avoir trouvé que l'on se peut légitimement nommer sage.

Pythagore, dit-on, non sans modestie dont il était pourtant peu coutumier, s'attribua le titre d'ami de la sagesse estimant que sage eût été présomptueux. Philosophie était née de cette humilité-ci.

C'est de ceci dont je rêvais quand adolescent je choisis la piste de la pensée ; c'est encore de cette humilité à quoi j'aspire au soir de ma vie en m'étonnant que la chose soit désirable encore … l'époque a tellement tout bouleversé. C'est en ces terres, au'aujourd'hui encore, je me sens chez moi, aussi apaisé qu'il se peut.

Je n'arrive pas tout à fait à oublier que les temps de ma formation furent ceux, passionnants et passionnés, où la croissance qu'ont crue indéfinie éveillait les rêves d'une société plus juste que tous imaginaient possible : d'entre socialisme un peu ripoliné ou exacerbé et progrès technique. Il n'est qu'à voir les spécialités que nous choisîmes : ce n'était pas encore l'heure sacro-sainte du management et de la gestion mais déjà du droit, de l'économie - il fallait bien préparer les prodromes du socialisme - et même ceux qui optèrent pour les humanités, cherchèrent plutôt du côté des langues, de l'histoire ou en philosophie ; du côté de la sociologie ou de la psychologie ! Bref il fallait se parer, préparer et retrousser les manches. En bons ou mauvais marxistes, nous avions appris la leçon de la XIe Thèse :

Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer - Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kömmt drauf an, sie zu verändern).

et n'avions embrassé nous-mêmes la philosophie que pour mieux la renverser. Notre étroite culture autant que nos engouements, notre candeur autant que nos préventions nous empêchèrent de comprendre qu'en deçà de toute illusion marxiste, l'époque était seulement faustienne. Il y entrait une part non négligeable de présomption romantique mais échappe-t-on véritablement à son époque. J'y résistais quelque peu mais fut atteint comme tous par l'enthousiasme niais des grands convertis. Ce n'est que plus tard que je renonçai aux choses du politique pour m'intéresser à la morale et plus encore à la métaphysique. Je n'avais pas tout-à-fait déserté l'acte mais enfin m'étais décidément mis à l'abri. Au soir d'une vie, et de ses invariables turbulences, après les grandes agitations professionnelles et les effritements familiaux, comment ne pas voir que tout dans nos existences conspire à nous écarter de la pensée hormis durant les aurores adolescentes où nous ne pouvons rien encore et les inquiétudes sénescentes, où nous ne pouvons plus rien, déjà. Serait-ce vraiment l'Ecclésiaste qui eût raison - Il y a un temps pour tout - et que tout revenant finalement au même, il ne soit pas pas chemin, même fou même sage, qui ne s'achève en même impuissance ou en identique offense ?

Mais peut-être m'égare-je en forçant le trait : être un intello et penser n'est pas totalement identique. Voire ! Heidegger autrefois avait écrit un texte Qu'appelle-t-on penser ? Savons-nous seulement sur quels sentiers ronceux nous nous hasardons ainsi ? J'aime assez, en tout cas, cette aporie qui, de la pensée peut faire à la fois la pire des lâchetés et la plus insolente des offenses. Il n'est pas un geste, pas une pensée qui ne tourne vite à l’empiétement et au blasphème : en se ménageant une place, invariablement l'homme réduit celle du divin quand il ne l'expulse pas du monde. A l'instar de Faust nous n'eûmes de cesse de retraduire les textes comme si en détricotant le récit de la Genèse nous parvenions enfin à lever une malédiction. Nous sommes, oui, devenus comme maîtres et possesseurs de la nature - mais c'est une autre malédiction dont désormais nous endurons les prémices. Parallèlement, il n'est pas de pensée qui meurtrisse véritablement. Rend-on vraiment compte de ses pensées ? Ces Céline, Rebatet et autre pisse-copies n'avaient à charge que leur haine recuite et leur médiocrité suintant de chacune de leurs lignes. Ils furent parfois accusés mais tous s'en remirent … Paisiblement. Aucun acte à se reprocher sinon cette petite vanité à paraître et leur pernicieuse couardise. L'acte faisait encourir bien d'autres dangers, immédiats ou à venir. Oui, il n'est pas faux que se hisser sur le promontoire de la pensée revient souvent à se réfugier paresseusement en un asile d'immunité. Aux antipodes, un Laval qui eut beau se défendre, rien de ses paroles ou de ses actes ne le pouvait défendre. On lui fit mauvais procès ! misérable exécution …

Suffit-il pour s'assurer une telle place où fonctionne en votre faveur ledit redresseur, suffit-il de transformer la chose en signe, le matériel en logiciel ? Le mot qui dit le mal n'est pas un plus mauvais mot que celui qui dit la chance, le mot chaud n'est pas plus chaud que le mot froid n'est froid. Le mot bleu n'est pas très bleu. Dites que tel a péri dans les flammes, le texte ne vous brûlera pas et vous passionnerez les populations. Tel pourtant a eu le malheur de périr dans les flammes. Ainsi la raison la meilleure n'est pas toujours tenue par le plus fort, mais qui a trouvé cette place dans l'espace où changent les ordres de choses. Où les choses du monde font signe. La stratégie gagnante change d'ordre. Elle refuse la bataille où elle fait rage, elle change de niveau. Elle passe au métalangage. Au niveau du métalangage, au niveau amont du niveau donné, les coups sont redressés d'où qu'ils viennent. Les morts de la bataille renforcent l'intérêt du récit, en appellent au sauveteur de la patrie, crient vengeance ou pardon aux dieux tutélaires, rendent profonde la philosophie qui en parle et qui, par eux, conquiert tout l'espace.
Si tu n'as aucun talent, passe à la critique. Si tu n'as aucun talent critique, établis les textes, prends-les simplement comme objets. Si tu ne sais rien construire, passe au commentaire, la destruction même travaille en ta faveur et pour ton illustration. Si tu ne peux inventer de vérité, passe vite à l'épistémologie. Si ta philosophie ne vaut rien, passe au métalangage, où tu pourras dire qu'elle vaut. Si tu ne sais rien faire, fais de la publicité. Change d'ordre : le semi-conducteur travaille pour toi. Les stratégies incontournables passent par ces tricheries-là. Si tu es nul, fais-toi roi, fais-toi dieu, parle, en tout cas.
Serres, Rome

Oui décidément penser c'est parfois ne pas agir. Oui les deux ne se peuvent en même temps et même si la pensée n'empêche pas l'action future voire même promet de l'ajuster, elle est aussi la forme que prennent la lâcheté, l'impuissance ou le renoncement. Heidegger eut l'habileté de ne pas trop se faire voir au milieu des foules et des croix gammées : rien, pas même les controverses les plus acerbes et troublantes ne parvint à ruiner sa réputation de grand philosophe. Et pourtant comment pardonner cette vérité interne et grandeur du mouvement que jamais il ne retira - comme par bravade ?

Oui, et c'est parfois ruse ; oui, et c'est parfois martingale insolente ; oui, il est peut-être un côté obscur de la pensée. Il est des habiletés rhétoriques ; des ruses de la raison ; des jésuitismes infernaux ou des dialectiques bien trop byzantines pour être honnêtes. Oui, la sophistication même d'un raisonnement peut vous être rets fatals ( réentendre ce que disait Arendt de ces intellectuels qui se laissaient prendre au piège de leurs propres théories). Nous ne pouvons pas ne pas nous former représentations et théories sur le réel et nos comportements : il faut bien avouer que, parfois, nos représentations sont plus belles que l'ordinaire maussade de la réalité !

Pourquoi donc serait répréhensible ce repli dans la représentation quand seraient non seulement estimables mais tellement nécessaires nos excursions artistiques ?

Qu'il est difficile de demeurer sur la ligne de crête sans sombrer ni de ce côté-ci ; ni de ce côté-là ! J'aime à me souvenir que les jumeaux chacun sur sa colline, crurent voir dans le ciel la preuve de leur élection : c'était entre le premier et le plus grand nombre, affaire d'interprétation. Kant nous avait appris que nous n'avions accès jamais qu'à une réalité déjà filtrée ; à l'en-soi, jamais. En vérité nous tombons toujours du même côté de la ligne ; l'autre aveugle. Comment oublier que se nommait temple, cette portion de ciel que l'augure traçait de son bâton sans nœud pour distinguer l'espace où parleraient les dieux. Nous demeurons enfermés dans cet espace ; nous ne quittons jamais le temple. Et restons devant le monde.

C'est pour ceci qu'il est si difficile d'être à hauteur d'humanité ; et plus encore d'y demeurer ! Ne parvenir jamais à être du monde ; irrémédiablement rester devant, comme un étranger ; un intrus - un empêcheur de tourner en rond. Souffrir mais se réjouir aussi de ne pouvoir être ni d'ici ni de là ; de se voir interdire la ligne d'horizon autant que la noire épaisseur des pierres. C'est pour cela qu'il y a gloire à le tenter nonobstant.

Pour la beauté du geste.