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Clichés

Je goûte peu les procès en inquisition à quoi l'on se prête ici ou là, s'agissant aujourd'hui de la cause féminine, hier des racismes divers et variés ; des inégalités, usuelles et si douloureusement persistantes. Qu'on ne se méprenne pas ! Je ne cautionne rien ni surtout pas ces ségrégations-ci. M'insupportent seulement ces campagnes, souvent douteuses, où l'on s'acharne à pointer les manquements de celui-ci ou celui-là comme pour mieux, parfois, masquer les siens propres. Les concours de pureté - en intention ou acte - couvrent bien mal d'inavouables remugles.

Ainsi en alla-t-il en son temps pour Hergé dont il n'était pas bien difficile de pointer les planches bien douteuses de son Tintin au Congo. ou d'autres - celles-ci plus tardives de l'Etoile mystérieuse.

C'était ne pas compter sur ces belles planches du Lotus Bleu ou bien encore du Tintin au Tibet qui retracent en pointillé une indéniable ouverture idéologique. Pourquoi donc ces armes sorties de leurs fourreaux ? pourquoi cette hargne vengeresse sinon par mesquinerie de petit censeur médiocre ?

Je n'y reviens pas à mon tour pour reprendre le procès mais plutôt pour ce petit passage trouvé dans un documentaire consacré à Hergé où on le voit évoquer cette période et reconnaître la pression de l'idéologie dominante.

Echappe-t-on jamais à son époque ? A son idéologie - fût ce en s'y opposant - à ses évidences - fût-ce en y résistant - à ses dérives fût ce en en désespérant ?

Jolie question pour sociologue, finalement, puisqu'elle touche cette enfourchure où le collectif pourfend l'individuel. Au point de n'avoir point vu autrefois malice où désormais on verrait offense.

Je n'aime décidément pas les donneurs de leçon.

Qui se fut offensé en son temps de ces planches ? Qui, même, se serait détourné de l'auteur, pour les avoir alors commises ? Qui s'enquit jamais que l'illustrateur collaborait à un journal confessionnel plutôt d'extrême-droite de l'époque ? Qui, par ailleurs, fut gêné par tel ou tel produit au point de cesser de le consommer parce que son icône autant que son slogan fleurait bon le colonialisme de papa ?

Décidément la vérité ne sort pas toute nue du puits ! elle est toujours ce qu'on auraoit du voir, ce qu'on aurait du penser … mais qui sur le moment fut obscurci par les évidences, les représentatons usuelles.

Entre nous et le monde, un univers de clichés, de représentations, de certitudes, de désirs. Un voile bien opaque.

Tout y est pourtant : le nègre indolent, vaniteux ; volontiers bagarreur mais crédule au point d'être stupide. Protestant volontiers du mauvais sort qui lui est fait mais rétif à prendre son destin en main. En face le bon blanc qui trouve des solutions, sauve, guérit …

Et que dire de la grosse dame en manteau de fourrure qui résume à elle seule la vanité ?

Si le grand homme, à lire Hegel, est celui qui va dans le sens de l'histoire et sait saisir les occasions qui se présentent parmi toutes les contradictions pour réaliser non son intérêt particulier mais les visées de l'Esprit, alors Hergé est tout sauf un grand acteur. Un chroniqueur de son époque sans doute, capable de changer de perspective, assurément, son évolution du Congo au Tibet le montre assez bien, mais tellement rétif à toute prise de position politique que parfois il est pris à son propre piège ou aux ruses d'une époque trop cruelle pour cette âme de scout mal dégrossi.

Hergé sent bien l'air du temps qu'il croque avec malice, humour et intelligence. Mais il ne changera rien à rien. Après tout ce n'est peut-être pas le rôle d'une BD que d'y parvenir.

Encore que ! D'aucuns y réussirent. Ce qui est poser la question de l'engagement.

En tout état de cause, rien n'est plus éloigné de cette figure d'un Hergé, prudemment à l'écart de toute prise de position politique - même quand il eût semblé qu'elle allât de soi - que l'image qu'un Serres veut bien en donner. Philosophe, Hergé ?

Il est vrai que Serres lui-même se refusa toujours à l'engagement politique estimant que c'était là affaire de guerre, de mort, de destruction à quoi la philosophie devait impérativement se soustraire. Il n'est pas faux que l'on puisse faire de la philosophie à partir de tout et donc du plus anodin au plus futile. Il n'est pas faux que l'audience universelle de Tintin - et ce sur plusieurs générations - doit bien révéler quelque chose de profondément humain pour que si longtemps après, et dans un monde si différent, de telles planches nous parlent encore.

Non décidément ce n'est pas ici mon affaire de regretter que Hergé fût un auteur différent de celui que j'eusse souhaité ou bien qu'il eût du être selon des canon moraux qui m'échappent. Non ce n'est pas mon affaire d'intenter un procès en sorcellerie à un auteur qui n'eut pas toujours la prudence - surtout au début - d'interroger les canons de son époque.

C'est bien plus mon affaire que de comprendre pourquoi nous résistons si mal aux pressions du temps ; pourquoi notre besace de raison, de bon sens et de moralité ne suffit jamais à esquiver les pièges les plus grossiers que nous tendent la sottise, la paresse … l'air du temps.

Il me suffit de réentendre ces incroyables présomptueux pourfendeurs de l'erreur des autres, prompts à la prochaine inquisition … si vite oublieux de leurs propres erreurs pour comprendre que ces erratiques orgueils ne ménagent personne et qu'il n'est peut-être de saine philosophie que celle qui ne se préoccupe que d'elle-même sans céder à la tentation de fustiger celle du voisin.

Diogène s'agace tant de voir le jeune enfant boire l'eau de la fontaine à même les mains qu'il en brise son écuelle de rage d'avoir compris qu'il avait trouvé plus fort que lui. Diogène cache mal que pour lui, même la pensée est encore affaire de concurrence.

C'est bien pour cela qu'il dérange. Qu'il me dérange.

Rien n'est plus habituel ni plus naturel, chez ceux qui prétendent révéler au monde quelque chose de nouveau en philosophie et dans les sciences, que de faire discrètement les louanges de leur propre système en décriant tous ceux qui ont été avancés avant eux. (…) Dans ce remue-ménage, ce n'est pas la raison, mais l'éloquence, qui remporte le prix ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l'hypothèse la plus extravagante s'il a assez d'habileté pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n'est pas gagnée par les hommes en armes qui manient la pique et l'épée, mais par les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée. Introduction du Traité

C'est Hume qui avait raison : dans toute controverse, sous les nobles aspirations à la maïeutique, on entend le cliquetis des armes. L'horrible feulement des ambitions humaines.

Je ne sais que deux choses auxquelles je veux me tenir et qui suffiront bien à nourrir mes jours.

Qu'il est décidément bien difficile de rester à hauteur d'homme et de pensée. Il serait stupide d'imaginer qu'on puisse ne jamais errer ; il n'est pas absurde de tenter au moins de ne pas penser contre les autres. Contre la pensée des autres. Et si Spinoza avait raison et si la vérité s'indiquait elle-même ? Nul n'est besoin de ferrailler.

Il n'est de vérité que créatrice.

Je ne sais d'autres pesées qu'humaines. Rien ne vaut qui s'enticherait d'ériger la pâte humaine en biais d'une compétitivité imbécile. Le passé nous a appris ce qu'il en coûte d'instrumentaliser l'homme. Qu'il nous faille demain exhausser ensemble homme et monde est une évidence ; que nous ignorions comment y parvenir, notre plus grand problème.

Il n'est de vérité qu'humaniste.