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A Milet … un instant encore

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

 

Je voudrais m'attarder encore un petit peu à Milet moins pour le lieu qui pourtant fascine en sa capacité d'effacer les traces laissées derrière lui, que pour ces quelques hommes qui firent sa gloire et la font toujours. Qui parlerait encore de Milet n'étaient Thalès, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore ? Qui, au reste, laissent peu de traces eux-même comme s'il se fût agi d'un jeu où chacun s'efforcerait de l'emporter en anonymat.

On emmena la porte du Marché que l'on remonta pierre par pierre à Berlin où elle est exposée au musée Pergame. Que restent-ils de Milet ? rien sinon quelques pierres qui ne sont donc plus toutes sur place. Que reste-t-il de ces hommes qui firent la pensée grecque ? Rien ! Quelques lignes … peut-être seulement des on-dit ! qui demeure quand même la pire des sources de savoir ! bref des fragments comme il est coutume de les nommer. Dans l'édition française, les références à Anaximandre ne comptent qu'une quinzaine de pages - contre une vingtaine pour Thalès !

On ne parvient décidément pas à remonter les origines ! Les antinomies de Kant nous apprirent que le commencement radical - dans le temps comme dans l'espace - conduisait à des contradictions insolubles : autre façon de dire que la raison trouve ici sa limite.

Limite au-delà de quoi l'on ne peut remonter - ce qu'ailleurs on finit par appeler mur de Planck du nom de celui qui en fit l'hypothèse. J'aime que ce mur soit une frontière entre mathématique et physique où rien n'est mesurable, tout en mouvement continu ; infiniment petit, plus même qu'un atome ; infiniment court mais d'où tout découlera pourtant. Dont on ne peut rien dire parce que nous n'avons pas les outils pour le comprendre. L'obstacle absolu. L'Objet.

Ainsi en va-t-il Milet ; ainsi en va-t-il de ses glorieux mais presque anonymes protagonistes.

J'aime ces moments incertains ; ces lieux d'entre chien et loup, où tout, grisé par la pénombre, obscurci par nos ignorances, s'entremêle comme en cette ère de Planck où les quatre interactions fondamentales étaient unifiées … rendant toute approche impossible.

J'aime ce mur contre quoi il ne reste qu'à se heurter ; crier ; … prier.

Tout s'y entremêle : déjà science ? encore philosophie ? déjà plus poète ou aède … Anaximandre serait le premier à n'avoir pas écrit en vers … Un des premiers en tout cas, dit-on, a avoir osé écrire un texte intitulé Sur la Nature ! Commence donc l'écriture - celle que condamne encore Socrate ; celle à quoi se consacre Platon sous forme encore de dialogues ; puis Aristote sous la forme classique d'un texte démonstratif.

Curieuses ces notations d'ailleurs :

Anaximandre de Milet, élève de Thalès, eut le premier l'audace de dessiner sur une planche la partie habitée de la Terre indique Agathémère. Thémithios souligne quant à lui : C'est lui qui, le premier des Grecs que nous connaissons, osa composer et publier un ouvrage Sur la nature.

Comme s'il était audace à écrire ; outrecuidance à tenter de dire le monde.

Quelque chose commence avec lui, qui succède à Thalès : à lire les commentateurs c'est bien de l'ensemencement de la philosophie dont il s'agit mais aussi de ce que bien plus tard on nommera l'esprit scientifique. Quelque chose commence avec lui et pourtant ne demeure que ce rapide fragment fabuleusement abstrus :

« ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν. »

« D'où les choses prennent naissance (genesis), c'est aussi vers là qu'elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps. »

Paru dans Holzwege, le texte d'une soixantaine de pages, intitulé la Parole d'Anaximandre, a été écrit en 1946 par Heidegger et débute précisément par cette traduction qu'en donna Nietzsche.

Ce n'est pas le lieu ici de porter critique sur la lecture qu'Heidegger fit de ces quelques lignes même si le sentiment vient très vite qu'Heidegger parle plus de lui-même que d'Anaximandre, ou, si l'on préfère, qu'il en fait une lecture très personnelle.

Non ! ce que j'entrevois d'abord dans ces débuts n'est autre que la prééminence de l'arkhè - ἀρχή.

Parcourir le temps de la philosophie n'est ainsi par seulement suivre le lit d'un fleuve comme on le fit pour le Danube, n'est pas seulement parcourir un espace, c'est remonter le temps ; traquer les alluvions posés par les flux ; excaver ce qu'efforts humains, vents ou tremblements auront ensevelis. C'est creuser, épousseter, s'émerveiller de tel tesson ou tel ossement sur quoi patiemment on se penchera, que l'on étudiera avec le même soin qu'on eût apporté à la pierre philosophale pour en déduire tout ou presque - type d'hommes, organisation de la tribu ; rites religieux ; maîtrise technique et même pourquoi pas connaissances … L'archéologie fouille - et trouve : elle creuse.

Regardons bien : un Heidegger ne fait rien d'autre qui extrapole un monde, le sien plus que celui d'Anaximandre d'ailleurs, à partir de deux lignes à peine . Penser, c'est ainsi creuser. Car creuser c'est remonter le temps.

Il y a bien un moment où l'on tombera sur une butée : cette source qui se cache dans une cave … ou ce passage si incompréhensible à quoi l'on s'aventure à donner le sens que l'on voudra. Tout à coup s'effiloche la rigueur du penseur et l'imagination prend le relais - dont l'extrapolation n'est que la version mondaine ou présentable.

Je veux prendre ceci comme fil : cette impossibilité autre qu'en rêveries de remonter aux origines ; cette impuissance à tout expliquer du présent ; cette folie si nécessaire pourtant de vouloir anticiper. Non, ni d'amont ni d'aval, il ne saurait y avoir sentier joliment dessiné et droit. J'y sens déjà les ronces qui écorchent les chairs, les rocailles qui blessent les pieds ; les haltes presque impossibles où, pourtant, fugacement apparaissent ou se laissent entendre des mirages.

 

On ne peut remonter aux origines pas plus sans doute qu'on ne peut saisir ce principe que ces hommes cherchèrent qui organise la diversité et l'histoire de ce qui est. Pourtant nous faisons comme si …comme si ceci était néanmoins possible, que la réalité par négligence ou ruse, finalement se donnât néanmoins à nous, levât un coin du voile et nous fît entrevoir un petit peu de ce qui depuis l'origine du monde avait été escamoté, ou que, la raison, limitée sans doute, pesante dans sa traque aux répétitions incessantes, refusant de se soumettre, trouvât néanmoins un biais, et, contournant l'obstacle par ces incroyables inférences parvînt de ce principe à donner théorie, c'est-à-dire à la fois preuve et représentation ? Pourtant ces hommes-là firent comme si !

Écrivant ceci je réalise subitement que m'est donnée la clé qui distingue Ioniens et Eléates : ceux-là cherchèrent effectivement du côté de la nature ; du côté des choses ; les seconds du côté de la pensée. Seules ces deux voies-ci étaient possibles. A moins qu'un moyen-terme d'entre les deux s'insinuât ? Dès le début, elles furent ainsi empruntées. A des endroits différents, par des hommes différents. Mais le furent résolument. Je comprends mieux l'audace pointée par les commentateurs : elle ne réside pas seulement dans l'acte d'écrire ; déjà dans l'acte de penser. Ne rêvons pas : il n'est pas que notre geste qui soit prométhéen ! Toute notre entêté prétention à exister l'est, depuis le début. Cette recherche d'un ἀρχή, cette certitude que sous le tumulte des éléments, la confusion des choses il y eût une constante, une règle c'est déjà se planter là, pieds campés bien profond dans le sol ; c'est déjà toiser les cieux. ἐπιστήμη ne dit pas autre chose que cette assise solide ! S'il est une différence elle est ici ; si quelque chose se peut nommer miracle c'est en ceci : là-bas, à Jérusalem ou bien, plus loin encore, au Mont Horeb on attendit des cieux un signe pour le moins ; un chemin ; une sortie. Ici on ne l'attend, ni ne l'espère. On la déniche ; l'excave au risque d'aussitôt le regretter.

Dans le monde juif tout n'est question que de sortie : de l’Éden, d’Égypte, puis de diaspora. Tout n'est qu'espérance, attente ; alliance à respecter ou promesse à tenir. Ici à l'inverse, on n'attend pas. On sent, confusément, que les cieux sont trop chaotiques pour répondre jamais, qu'il faudra leur arracher une réponse. Les dieux sont trop préoccupés de leurs affaires … Sans doute le grec est-il plus entreprenant, plus insolent. Moins soumis ? En tout cas, identiquement, ils cherchent la lumière, sortent de la caverne, Athènes comme Jérusalem projettent hors d'eux de la Lumière, du sens. Plus jamais ils ne regarderont le monde comme avant. Qu'importe au fond que ce sens qu'ils trouvèrent, que cet ἀρχή fût effectivement dans le monde ou seulement dans leur imaginaire … Tout à coup le monde n'était pas que chaos, tohu-bohu, tout-à-coup on le pouvait parcourir, fonder là-bas en Grande-Grèce - Italie - des colonies, inventer l'Occident et le nécessaire retour aux sources, à la naissance - ce qu'Orient à proprement parler dit - tout-à-coup nous étaient offerts autant l'espace que le temps. Ceux-là nous donnèrent la géométrie et je ne tiens pas pour rien qu'on relevât qu'Anaximandre fût le premier à dresser une carte des régions habitées. Avec elle, je situe, je repère, je sais où je suis et même je puis fonder et tracer, comme en un cercle, l'espace sacré de la Cité. JP Vernant avait raison : mathématique et démocratie sont contemporaines. Qu'importe qui engendra l'autre : l'une n'est pas pensable sans l'autre. L'espace n'est plus seulement cet assemblage hétéroclite d'objets et d'êtres : il devient nombre ; mesure … lentement il sera forme de ma puissance. Tout à coup l'espace devient le terrain de l'universel : ceux-ci inventèrent l'univers.

Jérusalem, plus intérieure, plus engoncée de spiritualité et sans doute de culpabilité, avait besoin de piété, de fidélité bien plus que d'espace. Bien sûr la Terre leur avait été promise mais comme fruit d'une Alliance à quoi il s'agissait d'emblée d'être fidèle, d'un engagement dont il importait de se montrer digne. Jérusalem a besoin de gages : tant ceux à donner qu'à recevoir. Jérusalem est impatiente : que Moïse vienne à tarder de redescendre de la Montagne et bientôt ils se disperseront en d'odieuses idolâtries. Alors Moïse fera la part du feu comme on dit : il promènera son peuple quarante ans dans le désert - l'erreur se paya d'errance ; mais l'errance fut pédagogique. Édificatrice. Formatrice. Jérusalem doit apprendre la patience. Il n'est pas un geste que Jérusalem n'inscrive dans le temps : oui Jérusalem a inventé l'histoire - cette idée incroyable que dans le temps autant que dans l'espace les choses ne se produisissent jamais n'importe comment ; de manière aléatoire. Eux crurent en un sens de l'histoire. Qu'importe qu’ils crussent que ce fût Dieu qui en imprimât l'allure.

Life's but a walking shadow ; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more : it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing.

La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien.

Ici non plus les choses ne seraient jamais plus chaotiques ; seulement chaotiques. Récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot fait dire le dramaturge à Mac Beth … non justement ! Pas plus que le tohu-bohu initial ne résista à la Parole originaire, pas plus les événements ne courent leurs effets sans qu'une nécessité n'y imposât sa marque. Le grec dira ananké ; le juif Yahvé …le résultat n'est-il pas le même ? l'univers est devenu cosmos !

 

Je le sens depuis longtemps : c'est inepte redondance que d'évoquer nos sources gréco-latines. Nous braconnons depuis toujours sur des terres judéo-grecques. Parfois, bientôt, demain, Athènes et Jérusalem se rencontreront. La rencontre n'est pas aisée : elle rata. Six siècles après Anaximandre, Paul tentera de convertir Athènes : l'affaire finit en quolibets. Rome saura traduire.

Mais ici, avec Anaximandre, il est trop tôt encore.

Il y a bien en tout ceci quelque chose de commun : que l'on peut croire issu seulement de la conformation de notre cerveau ; que l'on peut imaginer être plutôt inscrit dans les plis creux de la matière. Selon, se distribueront les philosophies idéalistes ou matérialistes. C'est l'idée d'un sens ; d'un invariant ; d'un repère.

Nous ne supportons pas l'absurde. Nous récusons au monde le droit de se présenter ainsi. Telle est peut-être notre présomption originaire.

A moins que …

« D'où les choses prennent naissance (genesis), c'est aussi vers là qu'elles doivent toucher à leur fin, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps. »

Ce qu'on peut retenir de cette phrase si ambiguë - mais pas moins que l'interprétation qu'en donnera Heidegger - c'est , au-delà de la nécessité de toute chose d'en revenir à son point de départ, c'est oui cette injustice qu'il faille expier. Comme si le fait même d'être était déjà une injustice. Δίκη outre cette divinité mineure - elle fait partie des trois Heures et désigne la Justice dans son aspect moral, la justice humaine par opposition à Thémis qui incarnait la justice divine - Δίκη dit la nécessité du cercle ; annonce la tragédie ; nous condamne au sublime de l'héroïsme ou, plus vraisemblablement à l'opprobre

Je ne connais pas de phrase plus tragique que celle-ci : non pour le cycle - je crois avoir dit que de ligne en orbe il n'est pas tant de différences qu'on l'imagine - mais pour l'impuissance où nous serions de vivre sans pourfendre les règles, empeser le monde … l'enlaidir. Au point qu'on en viendrait à souhaiter ne pas exister … ou pas trop longtemps.

Tout Milet est ici - en ce refrain presque angoissant qui scande, sitôt advenu, le retrait du monde ; en cette ritournelle détestable qui pointe l'intrus vulgaire que nous sommes qui ensable toutes les espérances. Qui bientôt commettra l'erreur suprême de la démesure.

Mais qui néanmoins franchit le pas, presque en silence : en ne laissant filer qu'une petite phrase. Où gît pourtant toute notre histoire.

Parce que décidément exister n'est pas un fait ; encore moins une évidence. Un chemin tout au plus semé d'embûches. Un projet, pas même

Il faudra revenir sur cet ἄπειρον - apeiron - qui guette et nous constitue


 

 


 1) Actes des Apôtres 17.22-31

22Debout au milieu de l'Aréopage, Paul dit alors : “Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. 23Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j'ai trouvé jusqu'à un autel avec l'inscription : ‘Au dieu inconnu’. Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l'annoncer. 24Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve, lui, le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main d'homme. 25Il n'est pas non plus servi par des mains humaines, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses. 26Si d'un principe unique il a fait tout le genre humain pour qu'il habite sur toute la face de la terre; s'il a fixé des temps déterminés et les limites de l'habitat des hommes, 27c'était afin qu'ils cherchent la divinité pour l'atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver; aussi bien n'est-elle pas loin de chacun de nous. 28C'est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l'être. Ainsi d'ailleurs l'ont dit certains des vôtres : ‘Car nous sommes aussi de sa race’. 29Que si nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à de l'or, de l'argent ou de la pierre, travaillés par l'art et le génie de l'homme. 30Or voici que, fermant les yeux sur les temps de l'ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes d'avoir tous et partout à se repentir, 31parce qu'il a fixé un jour pour juger l'univers avec justice, par un homme qu'il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts.” »