index précédent suivant

 

 

Raconter la pensée comme on raconterait le fleuve dessinant l'espace jusqu'en son embouchure ultime … Confondre espace et temps, creuser au plus profond que possible et y trouver, au choix, un monde, un ordre ; une parure peut-être puisque c'est le même mot … mais jamais vraiment rien qui fût muet. Mais de sources, il en est tant, toutes incertaines presque entièrement envasées dans la légende ; d'embouchure il n'en est point : Rome ne termine jamais rien. Ainsi va la pensée : les fleuves courent à la mer et s'attardent parfois tel le Danube en de somptueux delta. Mais la pensée jamais ne peut s'offrir de fin : c'est grâce à ceci qu'elle est pensée

 

1 - Promenades : Flux 2 - Milet : Tour et détour 3 Milet : Apparences 4. Milet : Oser et expier 5 Milet : Frémissements
6 Milet Etudier face à la mort 7- Ephèse : La belle endormie 8 Elée Vers la grande Grèce 9 Elée Souffle et pierres 10 Parménide
11 Abdère L'écho du rire 12 Athènes Rencontre ratée 13 Athènes Rencontre réussie 14 Rome ou l'obsession de l'empire 15 Rome ; Agir ou prier face à la mort

 

2 Mars 1939

 

Cette question qu'Anaximène se pose et pose à Pythagore, un autre homme se la posera bien plus tard. Comment continuer à être comme avant ? Comment penser ou prier quand sans doute il eût fallu agir ? Comment être face à la mort qui rode ? à la barbarie qui maraude ?

Ce jour de mars 39 est déjà la quatrième fois depuis le début du siècle que la foule assemblée sur la place Saint Pierre attend l'élection d'un pape. Bientôt ce sera la guerre. Tout le monde le sait ; le sent. Et même si peu attendent de cette élection un miracle qui sauverait la paix, tous au moins ressentent ces quelques jours qui séparent la mort et l'enterrement de Pie XI, de cette fumée enfin blanche, comme une sorte de trève qui au moins aura permis de penser à autre chose.

Le Cardinal Pacelli n'était pas un inconnu. Cela faisait longtemps déjà qu'il hantait les couloirs du Vatican et œuvrait dans les hautes sphères de la Curie. Surtout, il passait pour avoir ses amitiés allemandes et on le supposa sinon capable de stopper les menaces de guerre, au moins de protéger les catholiques allemands face à ces nazis qui paraissaient à l'évidence anti-chrétiens sûrement ; assez sacrilèges pour imaginer inventer ine nouvelle religion mais avec qui il avait su négocier en juillet 33 un Concordat.

Quand retentit le traditionnel Habemus Papam, la foule applaudit et le nouvel élu offrir sa bénédiction. Rien que de normal. Rien que de très convenu.

Ce qui le fut moins ce furent les scènes suivantes. Quand, un peu plus tard, il rejoignit les appartements pontificaux, après qu'il se fut attardé quelques instants au chevet du cardinal Marchetti-Salvaggiani - un vieil ami qui se mourait - regarda à peine le gâteau qu'on y avait laissé - il faut dire que ce jour d'élection était aussi celui de son soixantième anniversaire - et s'en alla avec Mgr Ludwig Kaas. Ils en remontèrent tard - bien après 2 heures du matin.

Ce qu'à ces heures tardives ils firent, qui ne semblait en rien essentiel au regard des résultats du conclave et des responsabilités qui incombaient désormais à cet homme taciturne et rigide, mais qui dut lui sembler nonobstant si grave que ne pouvant attendre, c'était de rejoindre la crypte. De corridor en portes fermées, de souterrain en escalier, ils arrivèrent enfin dans cette atmosphère moite et étouffante dans ce lieu étrange, impressionnant autant que mystérieux où l'on aura pris rite d'enterrer les papes, où son prédécesseur avait demandé qu'on l'enterrât là, au plus près du maître-autel. Il avait fallu faire quelques travaux, rehausser le plafond, abaisser le sol. Mais c'est alors qu'on trouva la façade d'un mausolée, décorée de frises. Pacelli était certain qu'on y trouverait des ossements ; peut-être même ceux de Pierre.

Il n'avait pas pu pousser plus avant ses investigations : Pie XI alors s'y refusa. Une curieuse légende, persistante jusque dans les arcanes troubles du Vatican, menaçait quiconque profanerait ce lieu sacré d'entre tous.

Il avait désormais les mains libres. Il fit donc creuser.

Petit récit troublant paradoxal. C'est au moment où le nouveau pape eût du fonder les bases d'un avenir qui se révélera aussi dangereux qu'odieux que, lui, tout entier tourné vers le passé voulut se hâter, dans le secret qui plus est, d'excaver les ultimes piliers du passé. Geste rituel, pour ne pas écrire archaïque. Il n'est de fondation qui ne retrouve, presque mécaniquement, les gestes les plus anciens. Qui veut s'élever, d'abord creuse. Qui creuse, invariablement trouve un cadavre parce que ce sont toujours sur les morts que l'on enterre que l'on bâtit les plus solides édifices.

La Rome antique, durant plus de mille ans, s'appuya ainsi sur le cadavre d'une mère enterrée vivante. L’Église, celle-là même qui d'ici voulut rayonner universellement, bâtit sa basilique sur le lieu supposé de la tombe de Pierre - et fit construire sur celle de Paul une basilique. Sans doute fut ce ici rituel ordinaire que d'ériger lieux de prière aux lieux mêmes où succombèrent les fondateurs. Pour autant interroge ce double mouvement.

Qu'il y eût depuis toujours une tendance jamais réprimée aux formes les plus archaïques de l'idolâtrie voire du fétichisme ( culte des saints ; vénérations des reliques ) tout le monde le sait qui valut même au catholicisme le reproche d'infidélité au monothéisme par l'islam naissant et le risque pas toujours écarté de simonie. Que s'y jouât une recherche de légitimité en cherchant dans le sol la trace qui justifiât son autorité …sans doute. Mais chercher des traces, chercher cet ἀρχή, c'est à la fois chercher le principe qui est au commencement absolu et l'autorité du commandement.

Que chercha-t-il, ce Pacelli fraîchement exhaussé au sommet de la chrétienté à l'heure où, plutôt que de s'affairer à d'accessoires préoccupations architecturales ou de vaines curiosités historiques, il eût mieux valu qu'il prît son bâton de pèlerin pour jouer le médiateur ce qui, après tout est son rôle, entre ces forces diaboliques qui n'allaient pas tarder à se déclencher ?

Ce geste-ci, allait décider de tout son pontificat et lui ressembler tellement. Car l'homme est d'abord un politique qui n'a été élevé que dans la nostalgie d'un pouvoir temporel que l’Église avait perdu, que dans le souci de lui maintenir une autorité et une indépendance que de tout temps les Etats lui avaient comptée, déniée voire supprimée. Un homme d’Église pouvait-il oublier que ce fût César qui justement infligeât le martyr à tous les apôtres, hormis Jean ? et notamment à ce Pierre à qui Jésus avait confié la mission de bâtir son Eglise ? Certes, il est aussi un grand mystique et maints de ceux qui l'approchèrent en portèrent témoignage comme si en lui se déchiraient le dévot insatiable perdu en d'infinies prières, capable d'une souffrance réelle à l'évocation des souffrances endurées par les juifs mais presque incapable de l'exprimer et le politique madré rompu aux plus torves circonvolutions et que rien n'effrayait - pas même la fréquentation des tyrans et autres dictateurs d'une époque qui n'en manqua pas.

L'histoire débattra longtemps encore sur ce pape qui aurait failli à sa mission ou eût au contraire œuvré en toute discrétion ; eût préféré l'efficacité diplomatique au tapage médiatique qui eût été contre-productif. Il n'en reste pas moins qu'en ce 20 octobre 39 Pie XII utilisera le mot juif pour la dernière fois en public dans son encyclique en citant Paul dans l'épître aux Corinthiens :

Ceux qui entrent dans l'Eglise, quelle que soit leur origine ou leur langue, doivent savoir qu'ils ont un droit égal de fils dans la maison du Seigneur, où règnent la loi et la paix du Christ. C'est en conformité avec ces règles d'égalité, que l'Eglise consacre ses soins à former un clergé indigène à la hauteur de sa tâche, et à augmenter graduellement les rangs des évêques indigènes. Et pour donner à Nos intentions une expression extérieure, Nous avons choisi la fête prochaine du Christ-Roi pour élever à la dignité épiscopale, sur le tombeau du prince des apôtres, douze représentants des peuples ou groupes de peuples les plus divers.
Au milieu des déchirantes oppositions qui divisent la famille humaine, puisse cet acte solennel proclamer à tous Nos fils épars dans le monde que l'esprit, l'enseignement et l'œuvre de l'Église ne pourront jamais être différents de ce que prêchait l'apôtre des nations: " Revêtez-vous de l'homme nouveau, qui se renouvelle dans la connaissance de Dieu à l'image de celui qui l'a créé; en lui il n'y a plus ni grec ou juif, ni circoncis ou incirconcis; ni barbare ou Scythe, ni esclave ou homme libre: mais le Christ est tout et il est en tous " (Col., III, 10-11.)
Summi Pontificatus

Il ne le fera plus …

Si action il devait y avoir par la suite - nombreux sont ceux qui le prétendirent - elle demeura souterraine comme cette excursion nocturne, presque à la dérobée, dans la crypte vaticane. Ce déchirement n'est pas seulement celui d'un bipolaire fasciné par les choses temporelles mais retenu par des angoisses eschatologiques, c'est celui finalement d'une église qui, tout au long de son histoire n'aura jamais su - pour autant que ce fût seulement possible - se tenir à égale distance entre le Mon Royaume n'est pas de ce monde et la nécessité pour survivre de Rendre à César ce qui appartient à César … entre un mépris souverain pour les choses du politique et le souci pour accomplir sa mission pastorale d'au moins se ménager une place sur quoi les puissants du monde n'empiéteraient pas trop. En période de grande tempête, et celle-ci allait l'être, le dilemme s'avérerait ingérable. Tâche inhumaine ou simplement hors de portée pour celui-ci ?

Est-ce une ironie ? Pierre demeure à la fois celui qui, par trois fois renia mais aussi celui qui plaida pour un salut par les œuvres que la théologie paulinienne récusa - qui fit les grandes heures de la première grave controverse de la jeune confession. :

Et si vous invoquez comme Père celui qui juge selon l’œuvre de chacun, sans acception de personnes, conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre pèlerinage, Pierre, 1, 17

Pierre a beau occuper une place à part dans l'ordre des compagnons du Christ, il a beau avoir été celui à qui on a confié les clés de l'avenir, il n'en demeure pas moins non pas traître, mais si faible, si peu courageux qu'il renie. A cette triple lâcheté, répondront les trois M'aimes-tu que lui posera Jésus (Jn, 21,16)

J'aime que ce qui se fonde le fasse aussi sur cette faiblesse et que jamais le chemin de la foi ne demeure une ligne droite. Pierre a-t-il eu simplement peur ? s'est-il senti à ce point seul et abandonné qu'il crut pouvoir tout abandonner à son tour ? Fut ce seulement un égarement passager ? Qui sommes-nous pour le dire ?

Est-ce ceci que Pacelli vint chercher en se rendant dans la crypte sur les traces de Pierre ?

Il n'est pas possible qu'il n'y pensât point ! Il n'est pas impossible que lui aussi se sentît ainsi enfermé dans un dilemme qu'il aurait formulé seul.

Là, en cette moiteur presque étouffante que la proximité du Tibre devait alourdir encore, un pape était en train de réinventer le doute assourdissant du silence.

Entre cette prière qu'il vaut mieux entonner en silence à l'écart des regards ; cette main gauche qui doit ignorer ce que fait la droite et la contrainte où nous sommes enserrés d'agir mais d'agir surtout au moins mal en conformité avec nos aspirations, idées et valeurs, comment ne pas se sentir déchirés ? Entre celui qui intime de demeurer à l'écart des pouvoirs et celui qui conseille demeurer prudents comme les serpents, et simples comme les colombes, comment ne pas se sentir écartelé ?

Je n'ai pas vocation à être juge et même si j'ai tendance à supposer que le silence de ce pape fût trop glauque pour être passé simplement par profit et pertes, je vois en lui la preuve péremptoire qu'il n'est pour personne, quelque position que l'on tienne et à quoi parfois sottement l'on s'accroche, quelque certitude que l'on nourrisse féru que l'on se vanta de la parfaite connaissance de textes sacrés, qu'il n'est pour personne, dis-je, de caution suffisante à chercher ni dans la foi, ni dans l'œuvre, ni dans la grâce seule. Besognez à convenance à l'abri de vos doutes méthodiques et de vos preuves expérimentées, ergotez à loisir à l'ombre de vos incantations pieuses, vous n'en induirez jamais la rectitude d'aucun chemin. Il ne suffit pas, décidément, de l'appui d'aucun absolu pour savoir échapper à l'inquiétude de l'interprétation.

 

Durant cette période - et même après la guerre quand il se fut agi de protéger d'anciens nazis - des hommes furent à la hauteur de la tragédie ; d'autres non. L’institution fit ce que toute institution fait et fera à jamais, préserver son avenir plutôt que la cause qu'elle est supposée défendre. Cet homme fut sans doute déchiré ; la fonction qu'il occupa, le contraignit en un silence étouffant ; insupportable. Du moins le crut-il.

Il ne fait pas bon affronter le diable …