M Serres Rome
pp 217-220

Plaisir et douleur, allégresse ou détresse, malheurs, vie opportune, le temps ordinaire partage les chances, nul ne connaît de martingale pour une fortune constante. Et pourtant, il existe des stratégies pour gagner à tous les coups. Le parasite est nourri et logé si l'hôte est bien portant ou malade, que lui importe sa ruine ou sa prospérité. Sa position est la meilleure, elle paraît indépendante des revers. Le roi parle : si vous êtes en danger, je suis là pour vous sauver, si vous êtes dans la fortune, voyez ma popularité, remerciez-moi dans les deux cas. Dieu vous récompense, Dieu vous punit, priez Dieu dans la misère, priez Dieu dans l'exaltation du bonheur, Dieu n'entend que vos prières, de grâce, de liesse, de supplication. Il me semble que dans l'espace il existe des places qui redressent la mauvaise chance, où il advient le même résultat quels que soient les antécédents. Le parasite a l'oeil vif et la bouche vermeille même si l'hôtesse a mal à la tête et doit se faire saigner. Théologie et politique font travailler dans le même sens le négatif et le positif, la famine et l'abondance, la tuerie et la paix, l'horreur et la jouissance : une bonne dialectique y suffit. Qu'importe à l'historien de raconter l'histoire des drames ou des réussites, le drame se vend plutôt mieux. La disette et les massacres assurent la page une des gazettes et revues. Un dossier d'équilibre ou un dossier de crise n'est toujours qu'un dossier. Suffit-il pour s'assurer une telle place où fonctionne en votre faveur ledit redresseur, suffit-il de transformer la chose en signe, le matériel en logiciel ? Le mot qui dit le mal n'est pas un plus mauvais mot que celui qui dit la chance, le mot chaud n'est pas plus chaud que le mot froid n'est froid. Le mot bleu n'est pas très bleu. Dites que tel a péri dans les flammes, le texte ne vous brûlera pas et vous passionnerez les populations. Tel pourtant a eu le malheur de périr dans les flammes. Ainsi la raison la meilleure n'est pas toujours tenue par le plus fort, mais qui a trouvé cette place dans l'espace où changent les ordres de choses. Où les choses du monde font signe. La stratégie gagnante change d'ordre. Elle refuse la bataille où elle fait rage, elle change de niveau. Elle passe au métalangage. Au niveau du métalangage, au niveau amont du niveau donné, les coups sont redressés d'où qu'ils viennent. Les morts de la bataille renforcent l'intérêt du récit, en appellent au sauveteur de la patrie, crient vengeance ou pardon aux dieux tutélaires, rendent profonde la philosophie qui en parle et qui, par eux, conquiert tout l'espace.

Si tu n'as aucun talent, passe à la critique. Si tu n'as aucun talent critique, établis les textes, prends-les simplement comme objets. Si tu ne sais rien construire, passe au commentaire, la destruction même travaille en ta faveur et pour ton illustration. Si tu ne peux inventer de vérité, passe vite à l'épistémologie. Si ta philosophie ne vaut rien, passe au métalangage, où tu pourras dire qu'elle vaut. Si tu ne sais rien faire, fais de la publicité. Change d'ordre : le semi-conducteur travaille pour toi. Les stratégies incontournables passent par ces tricheries-là. Si tu es nul, fais-toi roi, fais-toi dieu, parle, en tout cas.

J'ai envie de dire que le monde des choses, hôte des hommes s'il en fut, donne tout à la science, que la science ne lui rend rien : elle a raison, toujours raison, voilà tout. Le paysan donne à son pays un paysage et reçoit de lui, bon an mal an, du pain et un toit. Ne gagne pas toujours, mais le pays non plus, jeu à chances partagées, parfois inégales, imprévisibles. La science a découvert la martingale pour gagner toujours sur le monde, le savant est un paysan qui ne perd plus au jeu des choses. Le paysan demeure au niveau matériel du jeu matériel, sueur pour pluie, travail pour germination, le savant change d'ordre, il transforme le monde en information, les hautes énergies en énergies petites : l'expérience scientifique n'est pas un travail, le travail reste dans l'ordre des choses, l'expérimentation est le lieu où le jeu change d'ordre, il passe au logiciel. Le paysan est certes un mauvais savant, il demeure en sa mutité logicielle, mais on ne dit jamais combien le savant est un mauvais paysan, il ne donne jamais rien au monde. Le paysan donne au pays un paysage, Gascogne, Ombrie, ou Val de Loire, le monde comme tel ne reçoit rien du savoir. Connaissez-vous un seul lieu du monde inoubliablement transfiguré, embelli seulement par la science ? Et cependant la vérité lui vient des choses, comme le pain en vient pour nous, paysans.

Il existe bien une stratégie parasite pour prendre sans rien rendre. Celui qui l'invente se pose en amont de celui qui reste soumis à la bonne chance et à la mauvaise, mais entre l'amont et l'aval, il existe un seuil, comme un seuil de transformation, comme un changement de niveau ou d'ordre des choses. A chaque niveau, le jeu change de règles. Celui qui gagne toujours, celui qui a toujours raison, l'incontournable, ne joue pas au même jeu que celui qui perd et qui gagne, selon. Le jeu de la vérité comporte des risques, il est très important de pouvoir, savoir se tromper. C'est à l'erreur, c'est à la faillite qu'o reconnaît la recherche, c'est à l'erreur qu'on reconnaît la loyauté, c'est à l'erreur qu'on reconnaît la science, plus et mieux, c'est à l'erreur qu'on reconnaît l'humanité. C'est à la vérité constante et sans défaut qu'on reconnaît le diable, ou l'astucieux, ou l'imbécile. Errare humanum est, l'erreur est hominienne. Je revendique le droit à l'erreur, c'est un droit de l'homme. Changez de niveau, vous obtenez des martingales pour gagner à tous les coups. Métalangage, métaphysique.