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Ecrire, lire … réinventer le cercle

 

Ce n'est pas la première fois que je tente quelques excursions du côté de l'écriture … Deux fois l'an passé ( Pourquoi écrire ? à partir d'un texte de F Mauriac paru dans Le Figaro - la grève sur le tas ; et cet autre portant le même titre à partir d'un montage réalisé par la presse à l'occasion de l'attribution du Goncourt ; une troisième fois, récemment, à propos d'une remarque de Cl Mauriac sur le roman perçu comme trop étriqué.

Ceci pourtant, du père, au sujet des livres qu'il nomme habitables :

Qui aide à faire comprendre combien lire et écrire sont en réalité œuvre d'une même main, tension d'une même quête. Identique promenade où source vaut bien embouchure parce qu'il n'est pas toujours utile que les chemins mènent à quelque chose. Que d'ailleurs ils mènent rarement à quelque chose …

Veux-t-on comprendre qui est tel ou tel auteur ? Bien sûr il faudra, vaille que vaille, parcourir sa biographie, ses troubles, ses incertitudes, ses contradictions au fil de l'histoire, parfois troublée, souvent contradictoire, qu'il aura traversée. Ce fut évidemment le cas de Mauriac. Mais on le peut aussi à partir de ses lectures ; de sa bibliothèque.

C'est en réalité ce qu'il suggère.

 

Deux photos, toujours me fascinèrent : ce sont des photos de bibliothèques. Celle de Bachelard ; celle de Dumezil ; j'aurais pu montrer celle de M Foucault : à leurs façons, c'étaient les mêmes. Un invraisemblable désordre où j'imagine pourtant que chacun d'eux y retrouva sans hésitation ce qu'il cherchait ; où nous ne voyons, nous béotiens, qu'un amas poussiéreux … mais où l'écrivain comme le physicien voit ordre et détermination, même cachée ; jamais le hasard parce qu'il serait la butée extrême de ses efforts.

Et cette phrase qu'on lui prête : le paradis, à coup sûr, ressemble à une bibliothèque.

Nous devrions mieux nous attarder sur les tables de travail et les espaces où ceux-là écrivirent mais je redoute, depuis l'ordinateur, que ne nous demeure, demain, plus aucune de ces pages manuscrites ni raturées, et ne nous abandonne que des espaces et feuilles de style si homogènes qu'ils en eussent renoncé de porter les ultimes traces des écrivains. Rendant difficile le commentaire de l'universitaire ; obscurcissant le regard que nous pourrons porter sur l'homme ; car il aura tari la source. Il y avait bien, dans ces lieux qu'une vie d'écriture et de lecture avait fini par rendre trop étroits quelque chose d'une intimité, tout fugacement dévoilée, oh juste un peu, juste assez pour qu'on les aime mieux encore. Dumezil feint de s'étonner que sa bibliothèque presque vide à son emménagement dans cet appartement cinquante ans auparavant fût à ce point surchargée désormais ; Bachelard s'en amuse mais devine bien que certains de ces livres sont désormais hors d'atteinte ou que, si par malheur ils ne l'étaient pas, feraient basculer l'improbable attelage qui les maintenait encore à leur place. Il est inutile sans doute de proposer définition exhaustive mais abstruse du système : leurs bibliothèques en témoignent admirablement. Chaque livre, ici, entretient avec les autres, cette intrication mystérieuse qui lui permet de soutenir tous ceux qui le maintiennent … Et sur chacune de ces anciennes photos, au plus moderne, une chaotique machine à écrire portative ; un cahier sinon …

L'exemple de Mauriac

Nous devrions écouter ces hommes nous dire comment ils se mettent au travail : écouter Mauriac par exemple, déclarer avoir renoncé il y a bien longtemps à une quelconque table de travail, préférant le soin de confier plume et cahier à un fauteuil bien calé près de la cheminée 

Voici l'homme, en dépit de son métier de quasi-saltimbanque - ce qui dut bien perturber le milieu si convenablement bienséant de sa famille, soucieux de pourvoir aux besoins des siens, tout en s'épargnant la froideur vulgaire d'un travail de bureau - on n'est pas bourgeois pour rien - qui se refuse à s'enfermer dans un espace qui lui serait réservé mais confie à ses cahiers successifs, de cette écriture à la fois sage, et parfois bien agitée, le fruit de ses réflexions, les échos de plus en plus lointains de son enfance enfouie ; de son empressement à réussir ; de son monde intérieur qui fit la matière de tous ses romans.

Il le dit très bien : l'essentiel de son œuvre aura été puisée en son enfance ou adolescence, dans ce petit monde intérieur qui laisse entendre musique qui n'est qu'à lui ; à voir couleurs qui lui sont propres parce qu'il y a œuvre à nous les confier. Mais rongé aussi par les lointains échos de l'Affaire qui vit son Eglise et son milieu adopter positions intolérables qui le firent non pas s'éloigner mais s'écarter et ainsi gêner, décevoir ; agacer.

Bien sûr l'homme est bâti encore de ce qu'il aura fait ; de ce qu'il aura lu. Ses livres habitables, ceux qu'autrefois on proclamait de chevet, sont ceux dont on ne se sépare jamais, dans lesquels on entre ou sort ainsi qu'il l'exprime, parce qu'en réalité on y est chez soi. Dont on ne se sépare pas ni dont on ne pourrait se passer. Il cite Balzac et Proust, comment s'en étonner ? Ils forment son univers … comme Malagar en fin de compte. A côté de tous ceux qu'il aura lus, appréciés mais sur lesquels il ne reviendra jamais.

Qui n'a ainsi sa bibliothèque empêtrée d'ouvrages qu'il ne rouvrira plus ; qu'il ne peut néanmoins jeter. Sans doute est-ce plus vrai encore pour la littérature que pour la philosophie … Une recherche pourra toujours vous conduire à trainasser dans tel ouvrage presque oublié. Mais il est question ici d'intérêt ; pas de plaisir. Il est des romans, c'est vrai, outre ceux que je n'ai pas aimés, que je ne relirai jamais non plus.

J'en connais pourtant qui, ne gardant rien, sont allés jusqu'au bout de la logique du livre de poche : l'objet disparaissant sous les signes, est prêt à être jeté sitôt consommé. J'en connais d'aucun qui, par excès d'ergonomie, découpe ses livres par tranche de 20 pages pour les pouvoir lire en tout lieu et moment. Ceux-là ont renoncé à toute liturgie du livre.

Je n'ai jamais su m'y résoudre non plus que de ranger ma bibliothèque … l'ordre alphabétique ne me paraissant pas plus opportun que la succession chronologique des acquisitions. Je ne déteste pas au reste que, la paresse y contribuant, la recherche d'un ouvrage y prenne parfois l'allure d'une expédition.

Ce sont ces livres qui cernent l'homme ; qui l'impriment autant que l'expriment.

Sans doute ne sort-on jamais véritablement de son époque et je crois bien que l'on est, non pas même seulement de cette époque mais d'un instant … de celui-là même qui vous fit bifurquer de ce côté-ci plutôt que là. C'est au reste ce qui lui fit, en 1969, une dernière fois, emprunter le chemin du roman plutôt que l'essai pour faire resurgir cet adolescent d'autrefois

Celui qui écrit n'est en fin de compte l'homme que d'une seule musique qu'à l'improviste on peut retrouver dans ses lieux, ou découvrir parfois dans les livres qu'il aura habités ; et décrypter insolemment dans l'embrouillamini de ses manuscrits. Dans cette écriture tantôt sage, tantôt énervée, je lis tout le trouble de cet homme que ni la foi ni la chair ne laissèrent en paix quoiqu'il en eût, qui suivit néanmoins la ligne convenable, sage au moins autant que transgressive à laquelle il s'était déterminé ; je lis ce sourire narquois d'avoir été inconfortable pour les siens, malicieux d'avoir pris à contre-pied ses alliés tout en faisant mine de rester fidèle à lui-même ; d'avoir réussi nonobstant.

Dites moi ce que vous lisez, je vous dirai qui vous êtes : celui qui, comme il l'avoue, sut, comme Proust, n'avoir rien pu écrire qui échappât à son monde intérieur, n'est pas à chercher ailleurs ; dans nul espace, dans nulle demeure. Il n'est que souvenir. Souvenir d'un malaise. Ou très exactement d'un scrupule.

Mais, au même titre que chez Proust, il y a chez Mauriac, une générosité car il en faut pour confier en un aimable tournemain cet écheveau à la fois intime et universel de faiblesses et de forces ; de désirs et d'espérances ; de grandeur et parfois de bien détestables petitesses ; tout ce qui, en fin de compte, fait de l'humain ce qui est aimable …

 

Au contraire de …

Louis Ferdinand Céline

A l'exact opposé, non pas seulement politique, je devrais écrire aux antipodes absolus, il y a Céline. Que je n'aime pas, où je ne trouve aucun espace, fût-il étriqué, où je me sente chez moi ; où je ne me sente agressé ; souillé - mais ce n'est assurément pas un argument.

L'homme n'avouera jamais que de sordides raisons pour justifier que le médecin qu'il fut se mît à l'écriture - la difficulté de payer son loyer ! - ni les obsessions infâmes qui furent siennes dont il fait mine, faussement naïf et vrai roublard, de ne pas comprendre qu'on lui en fît grief et procès !Quelle révolte autre qu'absolue aura pu provoquer ainsi tel déluge de haine, tel torrent de vulgarités ; cet incroyable basculement de l'art ?

Je le regarde dans son espace ! Sale comme lui - en tout cas qui parait tel. Et ces invraisemblables pinces à linge avec quoi il assemble ces feuillets qui forment autant d'émiettements d'une écriture de toute manière déchirée, d'une pensée tragiquement morcelée. Dépareillée.

Il faut l'écouter vitupérer contre tous les autres - ceux qui foutent rien alors que lui travaille - ceux qui lui firent des ennuis quand lui avait pourtant fait tout ce qu'il pouvait pour eux ; égratigner ceux, les écrivaillons, qui n'ont pas de style mais occupent toute la place d'une époque trop pressée pour l'entendre lui … l'écouter oui, pour comprendre qu'il sera demeuré, jusqu'à la fin de sa vie, cet acariâtre ivre de rancœurs et d'amertumes.

Un sue-la-haine.

Faut-il s'en étonner ? il ne parle jamais que de lui ; n'évoque rien ni personne qu'il aurait lu ! Le monde incroyable de Céline n'est fait que de lui-même. Le monde extérieur lui est désespérément et définitivement hostile et si cet homme eût jamais un monde intérieur, je gage qu'il fût désert et vide. Noir à en étouffer. On le voit, pas d'espace propre - même son cabinet de travail tient en même temps lieu de cabinet de consultation - pas d'espace naturel dont il eût admiré la beauté ou dont il gardât nostalgie … tout juste des espaces urbains glauques … non il n'est rien dans l'univers de Céline hormis lui-même et sa haine de l'autre.

Tout chez lui est métaphore de ce qui se paie ! Métaphore de la guerre ; de la mort. Sans doute n'a-t-il pas tout-à-fait tort quand il énonce qu'il faut mettre sa peau sur la table. On n'écrit assurément pas comme on dresse un bilan comptable. Il y a bien quelque chose de soi, de son paysage intérieur à extirper, à offrir, oui ! L'écriture, bien sût, est autre chose qu'aimable exercice estival : sans en contre-faire les affres et les angoisses, ni l'ériger outrageusement en ésotérique martyrologe, reconnaissons qu'écrire est don de soi, qui vous met en face de soi-même, à nu ; où même les usuelles complaisances ne parviennent plus à panser les plaies béantes ni étouffer les petites pleutreries ordinaires.

Est-ce pour autant dire que la seule inspiratrice soit la mort ?

C'est, en tout cas, ceci, exactement, qui me sépare de lui et me le rend définitivement étranger.

Marcel Conche

Comment, s'agissant de son petit cahier sagement posé sur ses genoux, ne pas penser à ce sacré vieux bonhomme, philosophe à la manière ancienne, suranné dirait-on mais on aurait tort ? Je ne déteste pas que ce vieux bonhomme de 97 ans tout à coup se demande s'il n'était pas temps d'arrêter les frais après son Héraclite. Et depuis s'y tînt.

Lui, qui son existence durant baguenauda du côté de la métaphysique et de la morale, qui n'aura cessé de vouloir penser le monde en s'en écartant, s'en sera allé chercher dans les textes les plus anciens ce que d'autres cherchèrent dans la trame des pierres ou le discret clapotis des ruisseaux. Comme si Montaigne avait été la pointe avancée de la modernité et Héraclite le sommet de ce qui est pensable. Et que depuis seule la répétition prévalût.

C'est bien en dedans de lui-même que Conche s'en va quérir ses étincelles de sens : les textes lui sont seulement un point d'appui. Regardons ses cahiers : il en est tellement fier ! Sans ligne ; mais aussi sans rature. Ce qu'il veut exprimer ne s'éploie d'abord que dans le silence, dans les replis de ce dialogue intérieur qu'est la pensée selon Platon ; va se contourner, s'étirer et sans doute se comprimer ; hésiter sans doute. Mais quand la plume subitement prend son envol, alors, plus aucune hésitation ou regret n'est de mise : ils ont été déjà surmontés.

Son écriture, fine et sage glisse alors sur la page et offre l'apparence d'une pierre si bien polie que toute correction ou ajout ne pourrait que troubler la douce harmonie qui se dégage du parachevé. J'aime ce petit homme qui a le talent, pas même outrecuidant, de parler d'éternité en ne bravant même pas la mort, avec cette sérénité qu'offre la certitude du travail accompli. Pour un tel homme, ce sont les textes qui éclairent le monde. Pas l'inverse ! Ses lectures ont fait l'homme. A-t-il cherché ailleurs que dans la philosophie ? Sans doute mais en parle peu. En revanche, les quelques facéties de cet homme faussement sage, me laissent à rêver d'autres lectures surprenantes et rafraîchissantes.

Cet homme de promenade en promenade aura sans doute parcouru en tout sens sa Corrèze natale jusqu'à comprendre que le chemin du moulin a conservé son nom longtemps après que le moulin eut été détruit. Il sait l'interstice qui, toujours, s'insinue d'entre mot et chose et ne le redoute pas.

Qu'à cela ne tienne : la voie certaine vers Dieu n'en existe pas moins. Dans un certain endroit de la Corrèze, on parle de la route du moulin. Il n'y a plus de moulin depuis longtemps. La route du moulin n'en est pas moins toujours là. Il n'y a peut-être pas de Dieu, mais la·voie pour aller « vers Dieu » n'en est pas moins définie avec exactitude. Conche p 150

Qu'importe ce qu'il y a, ou non, au bout du chemin : ce qu'on y verra, ce qu'il y verra n'est autre que cette lumière qui irradie des textes.

Mais si Conche parcourt les sentiers s'est-il jamais aventuré au delà du XVe siècle ?

Ceci n'a d'ailleurs aucune importance …

Gaston Bachelard

Paradigme presque du professeur de philosophie que l'on eût aimé avoir ; modèle, avouons-le, jusqu'à la caricature, du sage, désintéressé par les choses matérielles - ce dont atteste son improbable accoutrement dont on imaginerait plutôt un clochard revêtu qu'un professeur à la Sorbonne, Gaston Bachelard n'est pas seulement l'épistémologue rigoureux qui aura marqué son époque ; il fut aussi un homme des sens, de l'épaisseur et de l'imaginaire des choses. Assurément un poète. Si proche du monde et, pourtant, tellement à l'écart.

Il n'est qu'à le lire car tout dans son écriture est limpide même si le sujet est souvent ardu.

Mais pour le découvrir, lui, l'homme de savoir, ce serait presque le chemin inverse à celui de Mauriac qu'il faudrait suivre. Son univers intérieur on ne le trouvera ni dans les livres écrits ni dans ceux innombrables qu'il aura lus - il passait pour avoir lu des livres dont on n'imaginerait même pas l'existence - mais dans les paysages de son enfance, tellement évidents qu'ils en devenaient intimes comme si l'œuvre entière à laquelle il s'irait atteler avait toujours été là, présente, dans cette coulée infinie qui est celle d'une âme qui cherche …

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière... Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. l'eau et les rêves

Cet homme qui semble n'avoir pas eu de vie privée, qui pourtant, prématurément veuf, éleva seul sa fille, et déclare au soir de sa vie se contenter de la visite de ses anciens élèves, lui qui aima tant son métier mais d'abord l'enseignement parce qu'il impliquait la rencontre de l'autre qu'il adora toujours accompagner, cet homme, oui, a des secrets et sa petite musique intérieure c'est dans le monde qu'il faut aller l'épier.

Je crois bien tenir avec Bachelard un autre type d'hommes, bien différent de Mauriac, presque à son opposé. Il n'est en effet pas tant de manières que cela d'entretenir un rapport avec le monde puisqu'il est dit que nous, vivants, ne tenions qu'à ce lien qui a tantôt partie liée au désir ; tantôt à la pensée. Ou bien nous le voulons centripète ; ou bien nous le laissons centrifuge. Ou bien, nous faisons entrer le monde en nous ; ou bien tentons-nous de pénétrer le monde. Au fond je n'ai jamais su si le monde exprimait mieux l'âme que le monde, l'homme. Si l'homme est mesure de toutes choses ou, au contraire, les choses mesure de l'homme. Je sais seulement que ceci ne conduit pas à la même écriture : l'une mimant l'objectivité pour y peser l'épaisseur de l'humain ; l'autre, toute d'intériorité revêtue, cherchant désespérément à s'offrir légèreté mondaine.

Je ne sais pas et ne veux pas savoir s'il vaut mieux ainsi chercher dans nos âmes la vérité du monde, ou dans le monde la vérité de l'être mais je soupçonne combien, presque à coup sûr, ces voies inversées conduisent au même. A ce même lieu où il n'est plus ni moulin ni Dieu mais où ceci n'a plus d'importance parce que dans ce repli de l'espace où le temps ne pèse plus, enfin nous parvenons à nous sentir chez nous. Je ne sais pas s'il vaut mieux chercher dans les livres, la vérité du monde ou dans le monde la vérité des livres je sais seulement combien l'aller vaut bien le retour puisque chacun appelle l'autre ; qu'il nous faut conjointement un Héraclite qui pleure et un Démocrite qui rit car c'est ensemble qu'ils nous rendent le monde supportable.

Duras a raison : l'écriture est chose étrange qui nous fait nous empêtrer dans un redoublement de l'épaisseur mais c'est de ce redoublement même dont nous ne parvenons à nous défaire. Jamais nous n'admettrons n'être que la brutale rugosité des choses et toujours nous tenterons d'apposer au monde un sens humain. Jamais nous n'admettrons, à moins de nous nier, n'être que de ce monde … Notre spiritualisme, notre dualisme parfois dénigré, jamais avoué mais toujours répété, les histoires que nous nous racontons, celles que nous lisons, les paysages que nous peignons, les rêves que nous inventons ne sont que des cris tant nous craignons d'être seuls de notre espèce.

Ce que nous sommes pourtant.

Ce cri, oui, il importe qu'on l'entende dans l'eau frémissante ou dans le plus touffu des essais de philosophie mais il faut qu'il soit entendu : le seul biais pour atténuer le risque de démesure.

Mais, après tout, le monde lui-même n'est-il pas un grand livre où il nous est loisible, même si ce n'est pas toujours aisé, de découvrir ce que Serres nommait le Grand Récit ? Celui-ci n'eut ainsi de cesse de donner au monde une place en philosophie :

désappointé par le fait que les philosophes précédents ou qui m'ont précédé n'habitaient pas le monde. Il n'y avait pas de monde. C'était une philosophie de l'intérieur ; c'était une philosophie exclusivement dans les rapports humains, une philosophie des villes. Et je n'ai eu de cesse, finalement, que de faire revenir le monde dans la philosophie. M Serres

Sans doute y a-t-il des philosophe des villes et des champs ; des écrivains des villes et des champs. Ceci ne produit ni la même philosophie ; ni la même littérature. Je crains bien que la ville n'ait désormais tout supplanté et que nous ayons perdu le monde. Houellebecq, pour ne prendre que cet exemple, est un écrivain du bitume, de l'avenue ; souvent de l'impasse. S'il a jamais compris un jour quelque chose au monde, il l'aura bien oublié depuis. En laissant s'éteindre la paysannerie, en désertant nos campagnes avec la fougue dépenaillée des convertis, en nous précipitant dans des villes étouffantes qui n'avaient pas même été préparées à nous recevoir ; en ne nous laissant, du monde, que le triste pillage estival qui nous aide à comprendre pourquoi consommer et consumer disent la même chose, oui, nous avons aussi laissé disparaître une certaine race d'écrivains et de philosophes.

Qui nous manquent déjà !

Je mesure l'outrance de la tâche : Serres invite le philosophe à parcourir tous les savoirs - pas de philosophie qui ne fût encyclopédique - mais encore à parcourir le monde en tout sens, à rencontrer l'autre et à se frotter à la diversité de l'être et y tremper notre si immodeste pensée. Cet amoureux passionné du monde semblait vouloir nous rendre la tâche impossible mais l'appétit qu'il émoustillait ainsi avait bien quelque chose de la démesure mais pour une fois joyeuse ; gargantuesque.

M Serres insistait : le métier d'écrivain était un métier manuel - il utilisait d'ailleurs le même rabot qu'évoquait J Brel ! Métaphore ? Sans doute pas tout-à-fait : de l'artisan à l'artiste, une continuité que rien n'a jamais démentie. Même si la technique n'a jamais fait l'œuvre ni le savoir-faire suscité une quelconque émotion. L'artisan, d'abord rêve, pense, imagine … désire.

Oui … c'est bien cela : si les uns et les autres ont raison d'ériger le travail d'écriture en travail du corps, alors, inversement, la lecture est œuvre de l'esprit. Peut-être Mauriac, en adoptant pour écrire cette position d'ordinaire adoptée pour lire, tentait-il, ce faisant, de compenser les assauts toujours trop violents de ce corps dont il craignait tout. Peut-être Serres en surajoutant à la contrainte encyclopédique la témérité curieuse d'un Christophe Colomb, cherchait-il simplement à ne rien oublier des tumultes imprévisibles de la Garonne de son enfance.

Ne pas perdre le contact avec le réel mais se donner les moyens de le comprendre, enclencher l'engrenage qu'on espère enfin vertueux d'entre action et pensée, offrir à l'âme suffisamment de consistance pour qu'elle ne s'évapore point ; mais aux troubles remuements du corps suffisamment d'horizon pour ne pas vous perdre et vous autoriser à rêver.

Une boucle donc ! Le cercle que suggère l'encyclopédie est bien cette boucle qui fait se rejoindre lecture et écriture.

Une des plus belles.

 


 


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