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Ecrire …

Pourquoi écrit-on ? Et parfois s'arrête-t-on de le faire ? Pourquoi écrit-on plutôt ceci que cela ? plutôt des romans que des essais puis des essais plutôt que des romans comme ce sera le cas pour Mauriac sur la fin de sa vie ?

Pourquoi depuis plus de dix ans maintenant ai-je continué à déposer ici mes éléments de réflexions, mes avis, mes agacements ou mes enthousiasmes ? J'ai quelque honte à me mettre en parallèle avec écrivains ou philosophes : pourtant ce n'est pas ici manque d'humilité. Il faut autant d'énergie, d'efforts, de pulsions intimes et de nécessités irréfragables à se mettre à sa table de travail pour écrire un chef d'œuvre qu'un insipide galimatias.

Sont-ce des questions qu'on se pose ou bien ceci ne devrait-il pas plutôt demeurer dans le silence de son cabinet de travail ?

Un art ? d'abord un effort physique

Mais ceci d'abord : l'affirmation de l'écriture comme un artisanat. Comme un chantier qui ne serait jamais fini ou, au contraire, dont on craindrait qu'il le fût. C'est M Serres qui dans cet extrait regrette que la philosophie soit souvent hors sol et néglige le monde et décrit l'écriture comme une activité du corps. C'est Mauriac qui rappelle que la connaissance de Michelet tint à ses lents voyages en diligence. C'est Conche qui, voulant évoquer son travail d'écriture évoque d'abord ses cahiers où de longues lignes sans ratures occupent tout l'espace de la page comme si pensée et écriture s'équivalaient - ce qui est sans doute exact. [lire ou écouter ]

Si l'on en juge par trouver ( de τροπος, tour, direction, manière) qui suggère la torsion du corps et ces dos invariablement voûtés sur des pages d'écriture, à ces trésors d'habileté qu'il fallut bien mettre en œuvre pour que la main ne transforme pas le dessin sophistiqué des lettres ourlées les unes aux autres en d'horribles taches d'encre ; ou par écrire ( de scribere, tracer des caractères, composé, écrire lui-même de γραφω écorcher, égratigner, graver, tracer des lignes ) qui glisse comme naturellement du dessin , de la ligne à l'acte intellectuel, de la trace, l'écorniflure à la communication, on voit bien qu'il s'agit d'abord d'un acte physique, exigeant maîtrise de soi puisqu'il s'agit d’agresser sans déchirer, d'égratigner la page sans la trouer, il faut bien admettre que l'écriture est tout sauf un acte naturel ou spontané ; qu’il est le fruit d'un apprentissage où la main aura patiemment conquis le geste assuré de lui-même, précis et détaillé ; mais le fruit d'une besogneuse discipline quotidienne - pas une journée sans une page d'écriture dit Serres mais c'est le cas de tant d'écrivains - de petites manies parfois comme ces cahiers aux pages immaculées de Conche - de rituels en tout cas car rien n'est plus éloigné de la brusque révélation ou de la divine inspiration que l'écriture qui s'approche plus de la gymnastique que de la révélation. Quoique … même Moïse détourna son chemin (le trope) et dut gravir la Montagne ! Qui est au cœur de cet artisanat - quelque part entre la technique brute et l'art pur - ce mot si étrange qui dit à la fois le faire du forgeron que la poésie, ce qu'il y a de plus artificiel au monde, fait de la main de l'homme, qui, selon les cas est sa propre justification ou cherche ailleurs sa propre finalité. Torsions, contorsions et tropes : ce ne sont pas seulement nos doigts, nos mains ou nos corps que nous tordons en cette si peu naturelle attitude ; nos âmes aussi que nous travaillons - qui est une autre figure de la torture. Quelle folie ou quelle paresse peut bien animer ces êtres préférant le silence de leur bibliothèque, la solitude de leur cabinet de travail à la vie, la vraie vie, comme on dit, avec ses bruits, ses luttes, ses échecs et ses réussites ; avec, surtout, l'approche des autres, la rencontre du prochain ; les regards et le visage ? Ce que ces mots disent c'est qu'il n'est peut-être pas tant de différence que cela entre le dur de la pierre et le friable de la pensée ; entre la fragilité de la plume sur la page bientôt déchirée et la téméraire aventure qui se pique de braver le destin.

Ceci ensuite sur les finalités

Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées – ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – et encore ! – pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection. Proust

Tout se peut dire - l'a été - mais surtout se croire sur la question. Il n'est rien sur quoi nous ne cherchions des raisons sur la vacuité de quoi nous bâtissons des finalités, des théories ou simplement des justifications. Recherche d'éternité est la réponse qui vient immédiatement à l'esprit : c'est celle qu'évoque Proust à propos de Bergotte. Ceux qui érigèrent l'Acropole laissent assurément plus de traces, Périclès d'avoir écrit ses discours, Platon et Aristote d'avoir bravé l'interdit de Socrate que n'importe quel tyran local. Qui se souviendrait de Denys de Syracuse si Platon ne s'était entiché d'en être le conseiller ? Tous y pensèrent, peu ou prou, sans toujours oser l'avouer et présume même que dans le Écarte toi de mon soleil de Diogène à Alexandre, il y eût cette identique et macabre compétition à la mémoire - Diogène n'est peut-être pas si fréquentable, finalement. L'empire d'Alexandre est écroulé depuis longtemps - Diogène emplit encore les leçons d"histoire, de philosophie que nous donnons. Pardi ! n'écrit-on ainsi que pour soi ? pour la vanité d'une gloire qui nous survivrait, pour ce que Mauriac nomme loterie ? Je veux bien croire qu'il n'est de sujet que face à un objet mais surtout de conscience que face à un objet que l'on tienne à saisir mais ceci n'explique rien : il est tellement de manière de laisser des traces. Pourquoi donc celle-ci qui demeure l'une des plus malaisée et si hautement aléatoire ? C'est ceci qu'analyse Mauriac dans ce Bloc Notes de 58, La chance de survivre. La période, certes, est celle, brillante et controversée, de l'intellectuel engagé. Depuis l'Occupation, nombreux s'engagèrent, s'exprimèrent et parfois prirent des risques (Gide et Sartre si peu ; Camus, M Bloch etc tant). Mauriac fait œuvre de journaliste et prend parti contre les excès de l'épuration - lui qu'on affublera du sobriquet de Saint François des Assises - contre les horreurs de la colonisation et puis, à partir de 58, pour la politique de de Gaulle ; Camus se fera directeur de journal …L'intellectuel engagé figure de ces intellectuels organiques repérés par Gramsci, ou le souci de ne pas produire un art qui serait totalement déconnecté du temps, de la société, des hommes. Le souci d'être un écrivant, sans doute, mais un citoyen aussi, mais un homme enfin. Le summum en sera atteint autour de 1968 … ils se tairont peu après, en catimini sous Mitterrand, avant de hurler avec les loups.

A chaque moment, chacun est le créateur de lui-même

Je trouve assez étrange même si ceci est émouvant, d'entendre Conche proclamer (à la fin du document) vouloir gagner l'éternité par ses livres. Il est philosophe, certes ; pas romancier. Et il fait profession de chercher la vérité qui, bien entendu, ne se conçoit qu'une et éternelle. Jolie manière de dire les choses, comme plus personne des générations suivantes n'oserait le faire tant le terme vérité est à la fois explosif et dévalué.

J'y vois plus spontanément un acte de liberté et de témoignage.

Peut-être sommes-nous victimes de ces petites phrases, qu'enfant, on nous confiais pour nous consoler d'un proche disparu : qu'il resterait présent tant que nous penserions à lui. Délicieuse vérité mais terrible en même temps : combien de fois me serai-je reproché de n'y pas trop penser et d'être responsable d'un évanouissement définitif. Mais j'ai compris, au moins depuis la disparition de mes parents, combien j'en portais la trace. Nous sommes en réalité porteur d'un passé immense dont, sans toujours nous en rendre compte, nous perpétuons l'ultime écho.

Cette éternité que secrètement nous désirons n'est pas la nôtre. Nous cherchons tout au mieux à témoigner de notre regard qui avec ceux qui nous précédèrent constitue une musique intime et un paysage secret qu’inconsciemment nous rêvons de transmettre, de perpétuer. Nous sommes les enfants d'un cri originel et redoutons sans le savoir qu'il ne s'égare. Jamais je n’eus autant besoin de voir mes parents que quand je le devins moi-même ; de les entendre me raconter les histoires de la famille que depuis mes filles. Témoigner, porter en sa chair et son verbe, une histoire plus grande que nous. Bien sûr, nous rajoutons nos notes à cette lente mélopée qui se poursuit à travers nous ; évidemment nous ne nous réduisons pas à notre groupe et au contraire n'avons de cesse de déraciner, sarcler et bêcher pour que l'avenir ait sa chance mais n'y parvenons que de cette terre dont nous héritons ; qui n'est peut-être qu'une toute petite musique, presque inaudible mais qui nous signe.

Devrais-je justifier pourquoi toutes ces lignes ? Pour ceci très exactement : m'aider à penser sans doute - je n'ai jamais été aussi lucide de mes propres réflexions que depuis que je les ai alignées ici ; mais surtout offrir à chacune de mes trois filles de quoi comprendre et transmettre à leur tour. Que tout ceci ne reste pas un nom gravé sur une pierre mais cette musique, ce paysage, ce regard fier porté vers elles.

Etre témoin

Mais c'est une chose pour un écrivain que de considérer ses ouvrages comme des billets de loterie donc l'un ou l'autre sortira peut-être , sait-on jamais, au tirage de la postérité ; et c'en est une autre que de ne pas prononcer une parole ni écrire un mot qui ne concerne cette hypothétique survie, de se considérer ici et maintenant comme un personnage différent de tous les autres, qui se meut d'avance dans une sorte d'éternité temporelle, si l'on peut dire, et qui ne dévisse jamais le capuchon de son stylo sans croire que ce qui va en sortir retentira dans les siècles et dans les cieux
Il ne s'agit pas d'être un auteur mais d'être un homme. Survivre ne dépend pas de nous, ce n'est pas notre affaire. Être un vivant parmi les vivants, voilà ce qui nous concerne
Mauriac La chance de survivre

J'aime assez ce souci d'être un témoin, de vivre pleinement son époque et d'y rajouter à la mesure de ses moyens son regard, sa perspective ; ce que Mauriac nomme sa feuille de température. Il n'y a sans doute pas lieu de reprocher à Sartre de n'avoir pas été résistant : il en eût été incapable et aurait même été dangereux. On ne peut demander à tout le monde de se faire guerrier et résistant. Certains y parvinrent qui n'étaient pourtant pas bâtis pour cela : Marc Bloch. D'autres, beaucoup firent ce qu'ils purent - à la mesure de leurs lâchetés ou de leurs impuissances.

Mais ceci est autre question : que l'homme de plume, un moment, lâche sa plume et prenne les armes est tout à son honneur si la cause est juste ; qu'au moins il fasse de sa plume une arme ; que surtout il ne vienne pas donner des leçons de probité …

Mais ceci ne résout pas ma question : on n'écrit pas pour s'engager ; on ne s'engage pas pour écrire.

J'aime assez que le mot auteur vienne de augeo signifiant augmenter. Augmenter l'autre parce que je crois, décidément, que l'écriture est un acte orienté vers un destinataire même si l'on ne sait pas toujours de qui il s'agit. Mais s'augmenter soi-même parce que demeure ce mystère d'une pensée qui s'accorde si bien avec la langue qu'enrouler une à une les phrases vient miraculeusement enrichir votre réflexion et vous emmène souvent vers une destination non prévue mais toute entière inscrite dans le point final. Sans doute est-ce ceci que Conche voulut exprimer en affirmant qu'il ne peut penser sans écrire.

Ce que l'on peut apporter à son lecteur, nul ne le sait jamais : de l'intérêt ou de l'ennui ; des doutes ou quelques rares fois de fragiles lueurs ; de la joie ? Ce lecteur, on se l'imagine, puisqu’on ne parvient pas à s'adresser à un mur blanc : il a le visage de l'être aimé ; celui de ses proches ou même de cet importun qui vous bouscula dans la rue sans même s'excuser. Alors oui, l'écriture est un artisanat, comme l'est la vie elle-même, parce qu'il n'est pas de recettes toutes faites qui vous garantissent la réussite ; parce que c'est une affaire de tournemain dont il fait même se méfier pour l'écran que l'habileté mettrait entre notre sincérité et l'effet de style ; parce que notre pensée jamais ne peut avoir rien d'original et que tout, depuis les grecs a déjà été pensé et que seule notre écriture parvient parfois à le moduler en des harmoniques inédites.

Ne surtout pas croire que d'être écrite notre pensée constituerait une valeur en soi qui nous mît à l'écart des hommes ordinaires. La présomption toujours enlaidit. Elle est un exemplaire de l'être. Ce n'est déjà pas si mal. On n'est pas appelé à écrire ; la vocation ici comme ailleurs n'a pas de sens. On écrit, c'est tout ! comme on jette une bouteille à la mer. S'en arrete-t-on jamais ? Conche déclare que oui, estimant devoir arrêter les frais non point parce qu'à 95 ans, il n'en serait plus capable mais au contraire avec son Héraclite il eût atteint le meilleur dont il fût capable. Est-il possible un jour de n'avoir plus rien à dire, à expliquer, à transmettre ? Est-il un moment, si proche de la mort, où plus rien de nouveau ne puisse s'énoncer ? Imaginerait-on possible que Mozart subitement posât sa plume et renonçât ?

Alors simplement poursuivre sa route et ne pas trop se poser de questions sur la droiture de celle-ci. Car c'est ne pas œuvrer que d'en rester à la question ! Car l'action est souvent l'inverse de l'action … et l'écriture si proche du geste du tisserand.