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Terre

Mauriac à propos de Michelet … rien que de très convenu ! Une référence à Barrès ; une opposition un peu stérile entre le christianisme qui durerait encore et l'esprit de la révolution qui serait déjà mort ! on est en 1959 : il peut le croire encore. Soixante années plus tard on peut en douter. Puis cette notation que l'aisance offerte dans nos voyages nous ferait perdre la connaissance que nous nous forgeons d'un pays - la facilité des communications est en raison inverse de la connaissance que nous prenons d'un pays. Oui, c'est vrai, dans notre hâte à nous la représenter, et à la parcourir nous oublions vite la matière, sa rugosité, sa noire épaisseur, sa violence parfois. Je me souviens de mon premier voyage en TGV : à destination d'Aix, je me réjouissais déjà de pouvoir contempler en un bref laps de temps le changement de paysage, de végétation … Las, le train qui ne s'arrêta pas même à Lyon, ne me laissa à admirer qu'un interminable remblais de caillasses. Je n'ai rien vu : j'avais traversé la France sans avoir été nulle part. Il y va comme de ces longs trajets sur autoroute où finalement ce sera tout du long, ou que l'on soit ou aille, les mêmes ponts enjambant la douche chaussée, les mêmes sorties, les mêmes arbres, chétifs souvent ; le même mobilier - urbain. Même sensation d'un voyage qui se transforme en sur-place ; qui a désappris l'espace. Barthes, je crois, avait écrit quelque chose là dessus.

Comment ne pas relier cela à ce que nous édictions, s'agissant de la consommation moderne : la perte du monde ? Faut)il vraiment pour que nous comprenions quelque chose à notre environnement que nous laissions la glaise boueuse empeser nos semelles ? nous faut-il traînant nos mains sur les groseilliers se laisser piquer par quelque guêpe aussi avide que nous pour nous rappeler à la fois notre enfance et la réalité d'objet de ce monde qui répugne à se mettre totalement à notre disposition ? Je comprends - même si m'agace tout ce que politiquement il représente - ce culte de la terre : cette impression, qui colle à la pensée comme un chewing-gum au revers de nos pupitres de primaire, que le gras de la terre ou au contraire, s'agissant du Sud, son aridité rocailleuse eût quelque vérité à nous dévoiler que les apparences, toujours trompeuses, cacheraient aux voyageurs trop pressés ou, pire encore, aux intellectuels. Cette rengaine que le citadin, de s'être aménagé un espace commode assurément mais artificiel, se fût coupé de l'essentiel, de la vraie réalité. Cette terre qu'à parcourir ainsi nous ne saurions plus habiter. Pourtant, comment ignorer la leçon de Kant ? On ne peut quand même pas faire comme si nous ignorions qu'entre nous et les choses se glissent des représentations, des schémas, des désirs, des structures mentales. Il y a quelque chose d'à la fois triste mais de terriblement réjouissant à constater ainsi le réel d'autant plus s'éloigner de nous que nous chercherions à nous en approcher comme si le rai de lumière que nous projetions sur les choses les rendaient plus obscures encore. Cette leçon c'est celle d'H Arendt aussi qui rappelle qu'être au monde c'est précisément prendre à bras le corps ces représentations, leurs histoires … hériter et les perpétuer..

La symphonie pastorale commence de nous enchanter, dès que les hommes le lui permettent , les faubourgs à peine franchis écrit-il dans un texte de 59. Texte étrange où le vieil homme pointe les dégâts de l'industrialisation symbolisée ici par une perforeuse intraitable livrant les entrailles de la terre au grand jour. Texte pessimiste qui constate que jamais l'homme n'a hésité à exploiter ce qui était exploitable et qui attend fataliste le moment atroce du dernier souffle humain et de la terre devenue inhumaine. Voici pointé tout notre paradoxe mais tout notre tragique aussi : cette terre qui est belle et habitable seulement parce qu'humaine mais que pourtant nous ne nous empêchons jamais d'épuiser, de détruire. La chose est aussi ancienne que nous ; tout au plus, disent les spécialistes, avons-nous atteint un état critique où les blessures que nous infligeons sont fatales.   Est-il un point d'équilibre entre le prédateur que nous sommes et cette nature tout à coup en sursis ? Est-il un juste milieu entre cette nature de carte postale, toujours généreuse, inspiratrice de beauté et, surtout, nécessairement bonne et vertueuse, d'un côté, et cette nature sombre, fragile et menaçante qui paraît vouloir sonner le glas de notre avenir ?

Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique. Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons.
(…)
D’expériences semblables, le passé, même lointain, jamais n’en connut. A cause de nos interventions, l’air varie dans sa composition, et donc ses propriétés, physiques et chimiques. En tant que système va-t-il du coup bouleverser son comportement ? (…) Il en va de la terre, dans sa totalité, comme des hommes dans leur ensemble. L’histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire: voilà de l’inédit en philosophie.
Serres, le contrat naturel

M Serres avait indiqué il y a presque 30 ans déjà, dans ce livre qui avait fait polémique pour l'idée formulée de faire de la Nature un sujet de droit, avait à la fois affirmé que nous avions perdu le monde et que la nature était désormais entrée dans l'histoire. La prise de conscience est là sans doute ; à lire Mauriac elle avait commencé bien avant lui qui semble plus craindre la dégradation de la nature que le péril atomique. Mais on ne fait rien comme si dans un délire sadique-anal l'humanité courrait à sa perte mais de surcroît y mettait presque de la jouissance. Comment oublier le nous regardons ailleurs de Chirac ?

Cette terre que nous avons réduite à l'état de marchandise consommable puis abstraite comme s'il ne se fût agi que de de ce résidu animal que par notre culture nous cherchions à faire taire; cette terre brutalement se rappelle à nous sous le mode le plus menaçant qui soit : oui cet espace qui nous paraissait cadre éternel de notre développement subitement se révèle fragile, a une histoire qui ne va pas dans notre sens.

Que ceci, et c'est manifeste depuis quelques années, produise des discours apocalyptiques, bien sûr ; des angoisses millénaristes qui plombent à peu près toutes les manifestations de bon sens mais obligent en tout cas à reconsidérer notre manière d'habiter le monde ; assurément. Mais ne résout pas la dilemme insoluble d'une humanité qui ne sait habiter qu'un monde qu'elle eût préalablement humanisé alors que son retour à l'avant de la scène risque de réduire l'homme à sa plus simple expression biologique. Le paradoxe de la crise actuelle - mais sans doute faut-il prendre le mot en son sens premier de sas, de tamis et donc de passage - tient précisément en ceci que désormais nous perdions à tous les coups , condamnés que nous soyons à perdre ou le monde ou la nature et peut-être bien désormais les deux ensemble/

Retour à Michelet

Qu'apprenait-il plus en diligence que nous en train ou désormais en voiture ? Le temps assurément ; je veux dire la patience - celle d'écouter, de regarder les autres ; de les surprendre agir dans leurs espaces ordinaires. De donner sa chance à l'être d'éclore ou de demeurer absent. Nous avons préféré ses représentations au monde lui-même ? il suffit d'observer nos touristes actionner frénétiquement leurs appareils photos moins pour le monument ou le paysage que comme faire valoir de leurs propres présences. Le touriste ne cherche pas à comprendre : il consomme … des lieux, des monuments, éventuellement des événements - il fallait y être ou en être - et l'historien lui-même désapprend de parcourir le monde et demeure derrière son ordinateur ou dans la poussière de quelque document déniché dans une bibliothèque.

si d’un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est également sensible, d’un autre côté, que, pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus à nos yeux.
Ainsi, pressé entre la nécessité d’observer pour se former des théories réelles et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies, l’esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n’aurait eu aucun moyen de sortir, s’il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané des conceptions théologiques qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité.
A Comte Cours de philosophie positive, I, p 63

Combien d'écrivains proclament le travail d'écriture être physique, artisanal, un mouvement du corps parfois pénible parfois non ; en tout cas tout le contraire de cette tension abstraite, intellectuelle que l'on préfère y voir. Ils ont raison ! La pensée est d'abord affaire de ce corps extirpé tôt matin du sommeil qui s'étire à peine avant de se mettre à sa table de travail ; ce sont ces lignes d'écriture droites ou brouillonnes, raturées ou non ; ce sont ces belles pages tapées sur ordinateur qui cachent leurs hésitations et corrections ; ce sont ces longues heures de silence sinon de méditation, aux confins du rêve et de la promenade ; ou bien encore ces moments étranges où les lignes semblent s'enrouler presque toutes seules entraînant nos pensées bien loin des terres où nous les avions convoquées.

C'est une erreur, que j'ai commise, dont il est si difficile de se corriger, que de croire que les livres remplacent terre, paysages, déserts, mers ou cimes. Ce n'est pas vrai ; c'est en tout cas illusoire, de ces illusions qui vous entraînent loin sur des chemins de traverse qui ne mènent nulle part. Les sciences, déjà, nous avaient habitués à nous méfier du couple concret/abstrait : c'est vrai, la réalité empirique, qui donne à voir, sentir, toucher est pourtant bien plus pauvre de déterminations et même d'objets que le réel scientifique tel qu'il résulte de l'expérimentation ; à l'inverse l'abstrait est tellement pauvre de sentiments, de sensations, de qualités que c'en serait à pleurer si nous ne gardions à l'esprit toujours que les deux approches sont complémentaires. Au fond abstrait et concret se nourrissent l'un de l'autre. L'une ne pointe que la surface, l'autre que les rapports. Nous appréhendons le réel à partir des idées que nous en avons - cf Kant - et celles-ci à partir de l'expérience que nous nous en faisons- cf Comte. Mais écrire que les deux sont interdépendantes signifie bien que pour rien connaître il soit tout aussi faux de penser que suffisent les livres ou bien au contraire les voyages. Il nous faut la tête dans les nuages et les pieds boueux.

 

 

En chacun de nous, un paysage intérieur, fait d'irrésistibles senteurs d'enfance, qui constitue le prisme à travers quoi nous voyageons dans le monde. Mais des bruits aussi, des chants d'oiseaux, des tonnerres grondant, des bruissements de feuilles et ce vent qui s'engouffre entre les arbres …

Mais voici la pensée qui donne le vertige : les hommes sont ainsi faits qu 'aucune considération d'hygiène, de simp e bon sens (il n e s'agit pas de poésie !) ne les retiendra jamais d'exploi ter ce qui est exploitable, dussent-ils déshonorer et détruire le visage adoré de leur terre natale,(…)
Pour nous garder de la guerre atomique, nous pouvons compter sur la réciproque terreur que les nations s' inspirent. Mais la terreur ne joue pas ici. L'exploitation de ses ressources cachées par un grand pays équipé selon des techniques dont il a la maîtrise suscitera une désintégration de la matière, en apparence bénéfique et qui ne fera peur à personne, car il ne s'agira pas de mourir mais de s'enrichir, et d'occuper le premier rang à la tête des peuples ... À moins que ne joue fina lement cet instinct libérateur , si puissant chez l'homme des villes, et qui le jette sur les routes dès qu'il a un jour de loisir, à la recherche des arbres, et de l'herbe, et de l'eau pour s y ébrouer , - Antée pitoyable qui sait bien que lorsque le rossignol aura fini de chanter, que le coucou ne s'éloignera plus vers « Le bois rêveur qui tremble à L'horizon », le dernier souffle humain sera bien près de s'exhaler d 'une terre devenue inhumaine.
Terre inhumaine

Ainsi le héros s'achemina-t-il vers la Libye. En ce temps-là, sur ce pays régnait Antée, le fils de Poséidon, qui avait l'habitude de contraindre à la lutte tous les étrangers, pour les tuer. Aussi obligea-t-il Héraclès : mais le héros l'empoigna, le souleva de terre, lui cassa les os et le tua. Chaque fois en effet qu'il touchait terre, Antée devenait toujours plus fort parce que - si l'on en croit certains - il était le fils de la Terre elle-même.
APOLLODORE LA BIBLIOTHÈQUE Les travaux d'Héraclès II, 5, 11

Je crains bien que Mauriac n'ait raison : rien assurément ne nous arrêtera. Mais il est une leçon à retenir : il n'est rien qui ne se nourrisse de son contraire. Sans doute eût-il mieux valu écouter Héraclite. La lumière se repaît d'ombre et inversement ; le savoir d'ignorance ; nos amours d'indifférence. Notre humanité autant de l'animalité que nous nous imaginons assujettir que de la dureté opaque des rocailles qui entreprend de nous résister. Que cessent de se faire entendre les chants d'oiseaux et c'en sera fini de notre humanité. Non tant en ceci que nous disparaîtrions : demeurent toujours quelques rescapés. Mais cette terre aride de chants, inhumaine, nous empêcherait de nous hisser à hauteur, dignité et fragilité d'être humain. Nous ne sommes que de ce qui nous échappe autant que le monde n'existe que grâce à nous.

Antée pitoyable écrit Mauriac du nom de ce fils de Gaia et peut-être de Poséidon. Moins connu que d'autres personnages de la mythologie grecque, Antée est pourtant passionnant. Fils de Gaïa, la Terre-Mère, qu'elle aurait engendrée seule ou avec Poséidon, il est ainsi fils de contraire - terre et océan - il est surtout ce géant qui contrevient aux règles élémentaires de la civilité grecque en provoquant les étrangers en duel et les tuant après les avoir épuisés au combat.

Géant, certes, monstrueux sans doute, violent et semblant aimer cela, mais de ces créatures chtoniennes qui puisent leur puissance dans la terre, dans les profondeurs et pour cela ont partie liée avec les origines en ce qu'elles peuvent avoir de mystérieusement cruelles. Dans sa lutte contre Hercule, il perdra sitôt que ce dernier comprendra que ses forces se renouvellent sitôt touchant le sol ; il lui brisera les os tant en maintenant à bout de bras.

Est-ce à dire que nous aussi, d'avoir perdu tout contact avec le sol, avec cette terre dans ce qu'elle peut avoir de plus épais, ombrageux et pesant, nous perdrions toute vigueur ?

Le monde, la terre, la cité et l'autre ; le peu de puissance que nous possédions encore … Et si nous avions tout perdu ?

Nous sommes trop humain pour seulement y croire.