Textes

Nous avons perdu le monde
M Serres

 

 

Deux hommes jadis vivaient plongés dans le temps extérieur des intempéries : le paysan et le marin, dont l’emploi du temps dépendait, heure par heure, de l’état du ciel et des saisons ; nous avons perdu toute mémoire de ce que nous devons à ces deux types d’hommes, des techniques les plus rudimentaires aux plus hauts raffinements. Certain texte grec ancien divise la terre en deux zones : celle où un même outil passait pour une pelle à grains et celle où les passants reconnaissaient en lui un aviron. Or ces deux populations disparaissent progressivement de la surface de la terre occidentale ; excédents agricoles, vaisseaux de fort tonnage transforment la mer et le sol en déserts. Le plus grand événement du XXe siècle reste sans conteste la disparition de l’agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières.

Ne vivant plus qu’à l’intérieur, plongés exclusivement dans le premier temps, nos contemporains, tassés dans les villes, ne se servent ni de pelle ni de rame, pis, jamais n’en virent. Indifférents au climat, sauf pendant leurs vacances, où ils retrouvent, de façon arcadienne et pataude, le monde, ils polluent, naïfs, ce qu’ils ne connaissent pas, qui rarement les blesse et jamais ne les concerne.

Espèces sales, singes et automobilistes, vite, laissent tomber leurs ordures, parce qu’ils n’habitent pas l’espace par où ils passent et se laissent donc aller à le souiller.

Encore un coup : qui décide ? Savants, administrateurs, journalistes. Comment vivent-ils ? Et d’abord, où ? Dans des laboratoires, où les sciences reproduisent les phénomènes pour les mieux définir, dans des bureaux ou studios. Bref, à l’intérieur. Jamais plus le climat n’influence nos travaux. Goya, Hommes se battant avec des bâtons, Le Padro, Madrid.

De quoi nous occupons-nous ? De données numériques, d’équations, de dossiers, de textes juridiques, des nouvelles sur le marbre ou les téléscripteurs : bref, de langue. Du langage vrai dans le cas de la science, normatif pour l’administration, sensationnel pour les médias. De temps en temps, tel expert, climatologue ou physicien du globe, part en mission pour recueillir sur place des observations, comme tel reporter ou inspecteur. Mais l’essentiel se passe dedans et en paroles, jamais plus dehors avec les choses. Nous avons même muré les fenêtres, pour mieux nous entendre ou plus aisément nous disputer. Irrépressiblement, nous communiquons. Nous ne nous occupons que de nos propres réseaux.

Ceux qui, aujourd’hui, se partagent le pouvoir ont oublié une nature dont on pourrait dire qu’elle se venge mais qui, plutôt, se rappelle à nous qui vivons dans le premier temps et jamais directement dans le second, dont nous prétendons parler cependant avec pertinence et sur lequel nous avons à décider.

Nous avons perdu le monde : nous avons transformé les choses en fétiches ou marchandises, enjeux de nos jeux de stratégie ; et nos philosophies, acosmistes, sans cosmos, depuis tantôt un demi-siècle, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique.

Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons.

Michel Serres le contrat naturel


 

Le contrat naturel p 17

Cependant s’accroît dans l’atmosphère, depuis la révolution industrielle, la concentration de gaz carbonique issu de l’usage des combustibles fossiles, augmente la propagation de substances toxiques et e produits acidifiants, croît la présence d’autres gaz à effet de serre: le soleil réchauffe la terre et celle-ci, comme en retour, rayonne dans l’espace partie de la chaleur reçue; trop renforcée, une voûte d’oxyde carbonique laisserait passer le premier rayonnement, mais emprisonnerait le second; le refroidissement normal se ralentirait dès lors ainsi que changerait l’évaporation, tout comme au-dessus des châssis d’un jardin d’hiver. L’atmosphère de la Terre risque-t-elle alors de tendre vers celle, invivable de Vénus?

D’expériences semblables, le passé, même lointain, jamais n’en connut. A cause de nos interventions, l’air varie dans sa composition, et donc ses propriétés, physiques et chimiques. En tant que système va-t-il du coup bouleverser son comportement ? (…)

Il en va de la terre, dans sa totalité, comme des hommes dans leur ensemble.

L’histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire: voilà de l’inédit en philosophie.