De la consommation L'ère du digital Effet sur le consommateur Effets sur le monde Conséquences sociales Conclusion

 




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L'ère du digital

L'hypothèse de départ de nos réflexions - et de cette rencontre - est que quelque chose se serait produit, que l'on nomme digital, qui serait suffisamment profond pour mériter qu'on y voit une ère nouvelle et que l'on imagine de profondes transformations dans tous les domaines qui en seraient les conséquences. Ce qui suggère deux remarques : cette triste habitude, plus proche du monde de l'entreprise que de la recherche, mais la contagion est forte, de verser dans l'hyperbole. Une évolution n'est pas nécessairement un bouleversement, une mutation ou une métamorphose complète. La seconde est de camoufler, souvent sous un anglicisme comme ici, sinon un vide-en tout cas un flou théorique.

Certains présentent ainsi cette digitalisation comme l'ultime étape après celles où dominaient d'abord le secteur primaire (exploitation des matières premières) ; puis le secondaire (transformation industrielle ) enfin celle où domine le secteur tertiaire (les services). Cette économie digitale concerne d'abord l'économie du numérique ( du type GAFA) le développement du commerce en ligne mais aussi les évolutions au sein même des entreprises produites par le développement des systèmes d'information, des robots, de ce qu'on appelle l'intelligence artificielle.

Soit ! on remarquera néanmoins que s"il a fallu plus de trente mille ans pour que l'agriculture cède sa place de première activité humaine, l'industrie qui lui a emboîte le pas n'aura dominé qu'à peine un siècle et demi et que les services à leur tour céderaient devant cette numérisation. On remarquera d'autre part que cette évolution, directement liée à l'explosion de l'informatique et de l’internet est en même temps étroitement liée à la mondialisation des échanges et au développement lié des produits financiers hautement spéculatifs.

ce qui constitue les actifs immatériels :
savoir-faire organisationnel et processus ; connaissance et expériences ; l constitution d'un réseau d'affaires d'influence ; marques ; base de données ou Big Data ; brevets, technologies, découvertes, etc.

Ce qui est fascinant dans le processus économique en cours c'est sa course folle à la dématérialisation sinon à l'abstraction. On parlera ainsi d'économie digitale lorsque les actifs immatériels l'emportent sur les actifs matériels. En soi le phénomène n'est pas nouveau : déjà Aristote condamnait ces échanges qui n'avaient pas pour but de satisfaire un besoin mais seulement l'accumulation de richesses sous forme monétaire. Evidemment ce jugement sera repris par toute la tradition chrétienne : courir les biens matériels revient à s'éloigner de Dieu : Aucun homme ne peut servir deux maîtres … Mt, 6, 24 L'avantage indéniable de la thésaurisation est qu'elle est potentiellement infinie. Avec la monnaie, avec ce joker, commence l'abstraction ; le développement des produits financiers constitue seulement l'abstraction au carré : mais en soi rien de nouveau. En réalité nous n'aimons pas le réel, comme s'il était entrave ou brutale obscénité au point que toute notre histoire économique n'aura cessé d'être un déni du réel : absent de tout le processus d'échange, il n'apparaît - et de loin - qu'au tout début ; et - caché - à la fin.

Ces marchandises que nous consommons ou ces services dont nous achetons et désormais louons l'usage, il faut bien que quelqu'un les ait fabriqués, conçus, mis en place, que nous ne voulons pas voir : cela fait bien longtemps que nous avons rejeté ceux qui produisent, la condition souvent sordide et glauque à quoi l'on réduit ceux qui produisent au delà des barrières d'abord, dans les cités ensuite, à l'autre bout du monde ; hors de vue surtout. A l'autre extrémité l'acte de consommation qui est satisfaction d'un besoin, d'un désir, est affaire sinon honteuse, intime ; se réalise derrière les murs ou façades …En réalité la seule chose nouvelle c'est l'élimination abstraction de l'intermédiaire qui lui aussi sort du réel, liquide boutique et devanture … se digitalise. Ce n'est plus lui qui achemine les produits ni qui conseille. Cette ère nouvelle est celle des livreurs !

Voici où il peut sembler qu'il se passe quelque chose d'inédit : non pas dans la course à la richesse remplacée depuis longtemps par la jouissance de biens matériels ; non pas même dans la fonction sociale d'identification puisqu'après tout c'était déjà ce que Baudrillart avait repéré il y a un demi-siècle : plutôt dans cette abstraction qui va à l'encontre de toutes les théories de l'aliénation jusqu'ici produites. L'individu n'est plus réifié comme l'a soutenu Sartre ; non plus que seulement isolé comme l'avait avancé Arendt ; abstrait, simplement.

Or faire abstraction c'est ne pas tenir compte de, n'avoir pas à le faire ; un concept, une idée qu'est ce d'autre sinon on objet dénué de toute qualités concrètes, d'attribut accidentels ; un être ramené au même. La ménagère de moins de 50 ans s'est transformée en simple consommateur sans attributs mais avec moyens financiers. Un objet hors sol, tout aussi virtuel que les actifs immatériels qu'il aide à grossir. Le fait de ne plus considérer l'individu que comme une part de plus-value qu'il est susceptible de dégager par son travail ou de bénéfice à dégager par ses achats, n'est pas nouveau non plus. On ne reviendra pas sur la distinction que mène Arendt entre le travail , la vie humaine réduite au cycle du produire-consommer et de l'autre l'œuvre, produits destinés à durer et qui ne se consomment pas. Toujours est-il que c'est toute la question de notre rapport au monde : de ce qu'est un monde - et ce que signifie y habiter.

Toute la question réside en ceci : cette ère digitale nous réduit-elle à l'homo laborans au sens où Arendt l'entend et donc à l'acosmisme ou au contraire favorise-t-elle l'œuvre - et donc notre humanité ? Autre façon de poser le problème : consommation est-il ici un terme à prendre au pied de la lettre ou au contraire faut-il y voir un usage négligent de la langue ?

 

Consommation de l'autre

Il n'aura échappé à personne qu'un Aristote eût commencé sa Politique par des considérations économique : il a toujours été clair pour tout le monde que le lien social été fondé sur l'économie, très exactement sur la dépendance des uns aux autres produite par la division du travail. Autant dire que toute modification significative des rapports de production ou des modes de consommation aura un effet sur le lien social. L'économie est politique ce qui ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait de politique qu'économique. Le débat est ancien, rien de nouveau sauf ceci. Les nouveaux modes de distribution liés à l'e-commerce créent développent effectivement de nouveaux emplois - précaires souvent - notamment de livreurs mais en détruit évidemment d'autres ceux des commerces traditionnels - vendeurs etc.

Ce qui change c'est la posture du consommateur : outre un comportement capricieux d'adolescent immature ( tout tout de suite) qui fait irrésistiblement penser au principe de plaisir et à toute configuration pré-œdipienne qui relève purement et simplement de la régression mentale, comment ne pas relever la totale indifférence nourrie à l'égard de ceux qui acheminent, livrent ou gèrent ses commandes. Les statuts nourris par le e-commerce relèvent eux de la régression sociale.

Comment ne pas songer, horresco referens, à la totale réalisation de cette société digitale ? Des rues vides, de population comme de commerces. Où ne demeureraient - et encore - que des bureaux, des banques … et des touristes.

Cette société est de type cambodgien - et c'est le plus ironiquement tragique : au même titre que les khmers rouges pratiquèrent l'auto-génocide, nous sécrétons une société autophage. Nous avions déjà inventé des fonds de pension qui pour financer les retraites des uns incitaient à la suppression des emplois des autres et donc, à terme, de leurs pensions de retraite ; nous inventons désormais un commerce sans commerçant, sans vendeur ; des banques sans autres conseillers que des robots. Ne resterons demain que quelques quartiers d'affaires, quelques monuments à visiter et des bouches de métro vomissant par spasmes réguliers des cadres aussi gris que les murailles qu'ils se dressent entre eux.

L'économie a tué la société, la citoyenneté et le visage de l'autre.

Consommation de soi

Autophagie, disais-je : à prendre au mot. Oui, il s'agit bien de l'accomplissement de soi puisque nous voici réduits à la valeur que nous pouvons produire ou susciter par nos achats. Nous pesons tant de k€ et ne nous imaginons même plus dans un autre rôle que celui de consommateur, nos dimanches étant réservés à baguenauder entre les rayons de tel ou tel marchand de meubles que les crispations du bas peuple sur ses acquis sociaux si désuets ne parvient même plus à empêcher d'ouvrir leurs commerces. Vitrine de différenciation sociale, notre consommation nous réduit à un monde d'objets et à leur usure naturelle faisant de nous, à notre tour, des marchandises à l'obsolescence programmée. Oh ne faisons pas la fine bouche : il y a bien quelque plaisir à se nourrir ou bien à user de ceci ou cela pour la jouissance elle-même ou l'illusion de dominer. Mais nous n'existons plus au sens où nous cherchons de moins en moins à nous extirper de la gangue où l'habitude, la lâcheté ou le parti pris nous enferme usuellement : demeurant sous le regard sourcilleux moins de la vindicte que de l'opinion, nous rêvons d'être de cette majorité tapageuse du marché, de la mode ou des courbes de marketeurs divers et variés. Sartre est battu à plate couture : c'est Platon qui vient de l'emporter. L'essence précède l'existence : il ne nous reste qu'à coïncider, en nos comportements et apparences, en nos silhouettes ou pensées, à l'Idée Souveraine, formée là-haut, quelque part, dans les modèles de quelque stratège funeste. Les marchands ont réintégré les marches du Temple : sans doute se sont-ils même réinstallés à l'intérieur. Nous avons cru longtemps que le crime contre l'humanité résidait dans la chosification de l'autre : ce n'était qu'une partie de la vérité. Il s'achève dans cet étrange consumérisme qui a toutes les allures d'une psychose frénétique qui est la réification de soi ! l'empire de la marchandise. Qui nous condamne à n'être plus que des ressources à peine humaines où puiser. Qui nous condamne à la performance sans cesse remise en cause, sans cesse niée, sempiternellement remise en jeu. Impair, passe et manque !

Consommation du monde

S'il est quelque chose que nous ait appris le génocide c'est bien combien le processus de destruction de l'humain est en même temps déréalisation : passer de l'humain à l'animal ; de l'animal à la chose dès lors disponible et utilisable qui n'a ni plus d'avenir que d'espace … qui n'est plus au monde. Qui n'a plus de monde.

Mais si l'on en juge d'après les crises environnementales, on peut considérer que le projet cartésien de devenir comme maître et possesseur de la nature est pleinement accompli : désenchanté, débarrassé des esprits, divinités et autres fétiches, le monde se réduit à des ressources puis des objets dès lors disponibles et bientôt consommés c'est-à-dire détruits. Dès lors c'est ensemble que nature et monde ont été avalés dans notre angoisse frénétique à paraître.

Nous avalons des kilomètres que nous survolons ; instrumentalisons jusqu'à nos connaissances pour la promesse qu'ils représentent d'un meilleur emploi - le terme étant abusif qui ne recèle rien de qualitatif mais seulement une rémunération plus importante - des lieux, des cultures que nous achetons et consommons à la va-vite à travers le prisme hâtif mais narcissique de nos photographies

Nous ne savons même plus distinguer entre le marchand et le non-marchand. Tel rêve de déposer un brevet sur le génome humain ; tel autre entreprend de commercialiser de l'air pur - pour l'eau c'est déjà à moitié fait. Le monde est devenu un gigantesque marché où tout s'échange. Lieu d'équilibre le marché ? Si oui, c'est l'équilibre de la terreur/

 

Conclusion

la vérité interne et la grandeur de ce mouvement [le nazisme] (c'est-à-dire avec la rencontre, la correspondance entre la technique déterminée planétairement et l'homme moderne Heidegger Introduction à la métaphysique p 202

Vous êtes déjà vainqueurs en ceci: vous avez fini par communiquer à l'univers entier votre haine et votre cruauté. (…) e tremble que vous ne soyez encore vainqueurs en ceci: vous aurez insufflé de vous une terreur telle, que pour vous maîtrisez, pour prévenir les retours de votre fureur, nous ne verrons plus d'autre moyen que de façonner le monde à votre image, selon vos lois, selon le Droit de la Force. Ce serait votre victoire véritable. Dans une guerre d 'idées, le parti qui triomphe est celui qui a inspiré la paix.
Blum Notes d' Allemagne

Voici deux passages, d'inégales valeurs théoriques, mais troublants pour ce qu'ils annoncent. Que l'on entende consommation pour ce qu'il dit - accomplissement - alors elle semble dire quelque chose qui aurait été caché et qu'il faut désormais révéler, qu'il faut mettre au grand jour - ce qui est le sens précis de apocalypse. La vérité interne du capitalisme, de la société industrielle ou post-moderne, - comment l'appeler ? - de ce qu'on nomme aussi parfois économie de marché, sa vérité oui c'est la destruction, d'elle-même, du monde, de l'humain. Marx avait cru voir des contradictions internes au capitalisme qui l’entraîneraient inéluctablement à sa perte ; elles n'étaient de loin pas seulement dans l'exploitation, dans l'aliénation ou dans la baisse tendancielle du taux de profit.

Mais ici ! Dans cette macabre course poursuite qui n'est qu'une sinistre fuite en avant. Nous voulions nous affirmer en dominant les choses. Ce sont les choses qui pourtant finirent par nous dominer avant sans doute de disparaître à leur tour. Peut-être faudrait-il faire retour à la théorie de la violence mimétique de R Girard. Dans cette grande lutte pour exister entreprise par l'homme pour dominer le monde, où Hegel a vu de la dialectique, il n'y avait peut-être qu'une gémellité cachée. Les rivaux ne se battent que de se ressembler ; ils échoueront, à la fin, dans la même soupe infâme, le même trou noir.

Nous avons cru gagner l'humain en maîtrisant le monde. Nous aurons perdu à la fois l'un et l'autre. Le pire est qu'il est sans doute trop tard pour une solution grecque du juste milieu. On peut bien sûr espérer encore en se disant avec Morin que les nuits sont enceintes et que c'est au plus profond du trafique et que naissent les solutions les plus inespérées ; reprendre avec Heidegger les vers de Hölderlin - Mais là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve  - nous pouvons enfin nous dire que, décidément, nous sommes victimes d'une peur millénariste sans fondement.

On peut toujours.

On ne peut pas, en tout cas, ne pas se demander si de telles recherches - effet du digital sur le consommateur - ne sont pas simplement le fruit d'un autisme incroyable. Si la gestion a un sens - mais qu'on me pardonne je ne fais pas plus confiance en un monde dirigé par les gestionnaires que par une cité dirigée par des philosophes - il ne pourrait qu'être de penser ensemble contraintes financières et comptables, contraintes économiques et sociales et, enfin, contraintes environnementales.

Êtes-vous capables d'une telle démarche globale ? Alors mettons-nous y ! Il y a urgence.

 

 

Cette maison terrestre ne devient un monde, au sens propre du terme, que lorsque la totalité des objets fabriqués est organisée au point de résister au procès de consommation nécessaire à la vie des gens qui y demeurent, et ainsi de leur survivre
Arendt Crise de la culture, article éponyme, Folio essais, trad. fr. P. Lévy, p. 269

Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi ni même un regard qui vous juge
Primo Levi, Si c'est un homme (p 160 sq)