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Ruines, désert et liesses

Je regarde cette série de photos prises à Strasbourg entre le siège de 70 et la libération de 1944 : en 70 ans la ville aura fait un double aller-retour entre la France et l'Allemagne. Entre, trois guerres, qui ne se ressemblent as mais contre le même ennemi. On aimerait, pour plus d'aisances, tracer une ligne qui séparerait le bon grain de l'ivraie, le gentil du méchant … mais non rien ne ressemble plus à la théorie de Girard sur la violence mimétique que cette série de photos où on voit les deux protagonistes successivement dans les mêmes postures.

Cette statue de Kléber devant qui se poste autant Foch que Leclerc et que les allemands s'empresseront d'enlever en 40 - ce qu'ils n'avaient pas fait en 71. Sans doute représentait-il tout ce que les nazis pouvaient détester ; tout ce que les français adoraient - nos ultimes prouesses militaires de grande puissance.

Ces alsaciennes en costume régional - que l'on ne portait plus qu'en grandes occasions mais que toute femme, jeune fille et même petite fille possédait encore en ces années-là. Toutes ces femmes en général qu'embrassent les soldats libérateurs, qui se juchent sur les chars ou les jeeps, et que l'on retrouve sur toutes les photos de 44 … que justement on ne trouve pas en 40.

Ces défilés militaires : rien ne ressemble plus à un défilé qu'un autre. Il paraît que les foules adorent cela …

Restent ces photos, troublantes, de Strasbourg vide, durant toute cette période où les habitants avaient été évacués. Ils reviendront plus tard. Beaucoup allèrent dans la famille quand il y en avait dans les Vosges ; d'autres rejoignirent la Dordogne. Mais dans notre imaginaire, ville est synonyme de cohue, de bousculade ; de foules agitées ; bref de trop-plein. Ces photos d'une ville que je ne connaîtrai jamais ainsi, où se proclame l'extraordinaire fragilité de cette culture dont nous sommes si fiers ; où se trahit l'angoisse d'avant les grandes tempêtes, où se nouent à la fois l'espérance d'en finir au plus vite et la prémonition de grandes catastrophes à subir, ces photos dont on retrouve les mêmes affres dans celles prises à Paris en Août 14, ces photos qui réveillent en moi d'incroyables cauchemars infantiles, ces photos disant simplement à l'envers les liesses populaires des jours de victoire.

On se pique souvent de s'offusquer de l'ineptie des offensives de 14 qui fient payer de la vie de milliers de morts, puis de millions des kilomètres, parfois seulement des mètres de territoire que l'on perdrait le lendemain. Pensons à la succession de ces photos pour constater qu'à l'arrivée rien ou si peu de changé pour tant de souffrances, de morts.

une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultra-sensible, par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure. Mais telle quelle, de toutes c’est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi. Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves, de leurs illusions… Au XVIe siècle, après la Renaissance, viendra la Renaissance des pauvres, des humbles, acharnés à écrire, à se raconter, à parler des autres. Braudel

L'histoire est bien cette terre qu'avait vue Braudel de trois strates composée : à la surface, bouillonnement, violences, saccades de plus en plus précipitées et désordonnées, mais au profondeur des mouvements si lents qu'ils passent inaperçus. Je m'amuse en regardant les photos de mon enfance de cruellement sentir que, non, décidément, ce n'est plus le même monde, mais que, pourtant, rien n'a véritablement changé. Où le temps rejoint l'espace et les strates de la terre les grandes oscillations du temps. Cherchez vous les ruptures ? Vous ne trouverez que des continuités ! Traquez vous la permanence vous ne trouverez que des perturbations. Les grands du XVIIIe voulaient une révolution qui mît un peu de justice et d'égalité dans le foutoir de la monarchie ; cette révolution une fois faite, ils n'eurent d'autre obsession que de la terminer.

Tant d'efforts, de travail, de souffrances et de violences pour un résultat si faible qui, du reste, n'aura été voulu par personne !

Les grecs eux le savaient !

Notre démesure détruit bien plus qu'elle ne bâtit. Et ses blessures béent encore.