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Je ne peux pas penser sans écrire

 

 

C'est ce que déclare Marcel Conche dans ce petit reportage sur ce délicieux vieillard de 96 ans maintenant ; toujours alerte ; toujours écrivant mais se demandant néanmoins s'il n'est pas temps d'arrêter.

Et le voici qui saisissant un cahier, se met à expliquer son petit artisanat : son incapacité à écrire sur une page qui ne serait pas blanche - peste soit de ces pages à petits ou grands carreaux - sa fierté de cette écriture qui n'hésite pas et prend possession de la page avec gourmandise mais régularité comme si la rectitude de la pensée forçait la ligne régulière de l'écriture - à moins que ce ne soit l'inverse ? ; la modeste vanité de sa phrase qui ne se reprend jamais, ne raye ni ne biffe, ne corrige ni ne détaille. Tout à l'inverse de Yourcenar qui écrivait, écrivait, alignait parfois des milliers de pages avant, grand précurseur du copie-coller, de saisir une paire de ciseaux et de découper ainsi phrase par phrase, d'à proprement parler ciseler ce qui constituerait l'étape finale de son ouvrage. Lui, semble n'avoir pas besoin de brouillons ni de ratures comme si la nécessaire épure s'était déjà accomplie dans le secret de sa pensée.

Il n'est pas de plus grand mystère qu'en écriture, la qimplicité.

On pourrait ne retenir de l'homme que son étonnante longévité mais ce serait en rester à la surface. Et lui rendre bien piètre hommage. Il est vrai que l'homme ne fut pas parmi les grands de son époque - Desanti, Jankelevitch, Bouveresse qui furent ses coll!ègues étaient largement plus connus - et que l'essentiel de son œuvre doit son existence à cette longévité. Mais cet homme, loin des modes, des courants intellectuels en vogue - choisit-on Montaigne ou la philosophie grecque impunément - a quelque chose du sage antique et solitaire - même si facétieux ; exhale quelque chose d'une philosophie à la française comme il y a une musique française - un peu à part de l'allemande, et de son lourd travail du négatif.

Il demeure l'illustration parfaite de ce qu'est un épicurien qui, loin du contresens vulgaire, n'est en rien un jouisseur compulsif, mais au contraire un homme de devoir qui ne saurait sacrifier aux plaisirs qu'avec élégance ; sacrifier qu'aux plaisirs élégants. Est-il plus grande vertu et accomplissement plus beau que de consacrer sa plume à la recherche du vrai. De l'éternel. Achever son œuvre sur Héraclite l'exhausse peut-être aux sommets mais décidément quelle classe ! S'arrêter d'écrire - et donc de penser - parce qu'on a le sentiment qu'on ne fera plus jamais mieux a quelque chose du sacrifice antique ; quelque chose de cette prosopopée des lois à qui Socrate à la fin ira se soumettre. Chapeau bas !

J'aime ce rapport secret de la pensée et de l'écriture.