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«Vous ne pouvez pas philosopher avec quelqu'un qui n'a pas la foi. Je parle de la foi en la vérité en la raison en soi-même et en la vie » Marcel Conche
Entre un Platon qui déclare que c'est proprement scandaleux de philosopher passé un certain âge, et un Kant qui édicte qu'on ne peut apprendre la philosophie, tout au plus à philosopher, la malice de ce vieil amateur de philosophie grecque, grave et insouciant comme seul on peut l'être aux portes de la mort - Marcel Conche - qui évoque ici la foi mais ne cesse pourtant de proclamer qu'il n'y croit pas une seconde alors qu!il écrit sur la voie certaine vers Dieu.
Λέγει αὐτῷ ὁ (N ὁ → [ὁ]) Ἰησοῦς, Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή: οὐδεὶς ἔρχεται πρὸς τὸν πατέρα, εἰ μὴ δι’ ἐμοῦ.
Jésus lui dit : C'est moi qui suis le chemin et la vérité et la vie ; nul ne vient au Père que par moi.
Jn, 14,6
Certes c'est de la foi en la vérité, la raison, en soi dont il parle mais on n'emprunte pas innocemment le langage des prêtres, des prédicateurs ou des prophètes.
Ce qui, selon moi, est le signe d'au moins trois choses qui font l'éternité de la philosophie.
- la question du divin demeure incontournable par quelque bout qu'on l'aborde. Que Dieu ne soit que la forme idéalisée de l'humain, ou l'indémontrable par excellence ne change pas grand chose à l'affaire. Il est la forme même que prennent nos questions essentielles et notamment celles portant sur notre rapport au monde … celles précisément que les sciences écartèrent d'une moue dédaigneuse : celles du pourquoi !
- la philosophie parce qu'elle ne se contente pas d'offrir une approche du monde voire de nous-mêmes - elle n'est pas science, ni dure ni humaine - mais s'inquiète de notre place dans le monde, se place à l'intersection exacte que personne n'occupe ; qui la justifie durablement.
- la critique des autres savoirs - que pudiquement l'on nomme épistémologie ne saurait constituer l'exclusif fonds de commerce de la philosophie même si la posture est élégante et aisée à maintenir. La recherche de la sagesse c'est-à-dire la volonté de conformer sa conduite à sa pensée - ce qui est après tout la définition même de la vertu - est assurément un projet individuel même s'il se prête au dialogue mais elle déborde les limites naturelles du langage et implique totalement.
D'où la foi, qui n'est pas à entendre ici comme croyance niaise ou candide mais autant comme contrat que comme confiance. Philosopher n'est pas un passe-temps, un loisir. Un sacerdoce ?
Vérité, raison, vie … je ne suis pas certain qu'on soit si loin de chemin, vérité et vie. Plus j'avance et plus je me persuade que la question du divin ne se ramène pas à celle de son existence mais à ce que, dans nos vies, nous en concluons. Que c'est grande prétention pour notre époque que d'agir comme si elle avait balayé une fois pour toute le religieux ou que la laïcité républicaine en le déplaçant dans la sphère privée eût réglé une fois pour toute la question. En réalité demeurent bien deux forces, en grande tension : celles d'un côté des églises, de la prêtraille, qui confisquant à son profit le monopole de la Parole divine se muent aisément en puissances autoritaires, tyranniques ou pour le moins contraignantes - on ne parle pas sans risque au nom de l'absolu et on ne s'en approprie pas impunément l'interprétation ; de l'autre, ce besoin de réponses, privé, oui assurément, mais puissant qui nous fait nous interroger sur nous-mêmes, le sens de ce monde absurde, violent, intolérant souvent mais besoin que ni les sciences, ni les sciences humaines d'ailleurs, ni les humanités classiques ni le politique ne satisfont. Est-ce seulement parce que nos institutions se contentent de commenter mais ne produisent aucun savoir ? est-ce parce que les sciences ont renoncé à la question pourquoi - puisque ce fut la seule manière d'avancer ? Toujours est-il que de ce côté-ci il n'y a pas de réponse et s'il devait y en avoir une elle serait à ce point partielle, provisoire et difficile d'accès qu'on ne peut s'étonner que personne ne la reconnût.
Revenir en arrière serait évidemment absurde et dangereux : il n'est pas de plus belle invention que la laïcité dès lors qu'on se souvient qu'elle résout une partie du problème - son versant social, politique - mais laisse ouverte la question - intime - du sens. Il n'est rien de plus respectable que la quête religieuse tant qu'elle ne s'égare pas dans les querelles d'églises.
Décidément, ce me résonne désormais comme une certitude :
- à l'intersection de l'individuel et du collectif, de la pensée ou contemplation et de l'action, le religieux est constamment tiraillé entre l'inquiétude métaphysique et la promesse politique d'apaisement. Qu'il verse de ce côté-ci ou là et l'on obtient l'intolérance avec puissance d'Etat ou une métaphysique de belle augure
- à l'intersection des sciences qui frustrent de leurs réponses limitées, incertaines, provisoires et souvent abstruses, d'un côté, et des églises qui gavent de réponses toutes faites mais exclusives, en tâchant de n'être broyées ni par les unes ni par les autres … la philosophie, la métaphysique
- enfin la morale, tenaillée entre les instrumentalisations politiques, doit, pour conserver sa valeur, tirer plus du côté de la métaphysique que de la politique, de l'individu que du collectif.
Ressources :
M Conche
Voie certaine
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M Serres
Comment Pourquoi
Où me touche l'obstination d'un Conche, jusqu'au bout, de se mettre à sa table d'écriture : elle résume et la foi et l'engagement
Calliclès – […] Voilà la vérité, et tu t’en convaincras si tu renonces à la philosophie pour aborder de plus hautes études. La philosophie, Socrate, n’est sans doute pas sans charme, si l’on s’y livre avec modération dans la jeunesse ; mais si l’on s’y attarde au-delà d’une juste mesure, c’est une calamité. Quelque bien doué que soit un homme, s’il continue à philosopher dans son âge mûr, il est impossible qu’il ne se rende pas étranger à toutes les choses qu’il faut connaître pour devenir un homme bien élevé et considéré. Platon, Gorgias, 484c-485e