Textes

M Serres
POURQUOI ET COMMENT ?
Andromaque

 

Le corps connaît la santé quand la souffrance prend la place. De même, pour le corps social, laïcité vaut santé : on l'apprécie quand elle manque. Un séjour, long ou court, dans un pays où règne le tout-religieux permet de découvrir à quel point le lien social s'y alourdit jusqu'à la pathologie. Quand l'appartenance, religieuse par exemple, impose le premier ministre, le médecin de famille, le boucher, le choix du conjoint et le professeur des enfants... le collectif se transforme en prison. Mettez deux forteresses de ce genre face à face et la guerre commence. Laisser donc à la personne intime la part du religieux l'ouvre à des liens extérieurs si variables que cette laïcité ressemble assez aux conditions de la liberté. Or, à peu près partout dans le monde, aujourd'hui, des intégrismes la menacent, donc la liberté avec elle, et la paix. Les tensions croissent entre les orthodoxes et les autres. Nous nous étonnons alors d'une histoire qui paraît revenir en arrière. Voilà résumées les banalités courantes sur cette question.

Maintenant, imaginez-vous âgé de seize à vingt ans. Les aînés imposent aux jeunes d'entrer dans un monde sans pitié où règnent le chômage, l'exploitation des faibles, la corruption, le commerce du faux et de la drogue, la prostitution des enfants, bref une guerre de tous contre tous productrice d'immenses mers de misère autour d'îles rares de luxe et de fortune injustes, monde dont les médias filtrent le pire, en donnant à chaque instant et donc en répandant partout un spectacle de terreur et de pitié. Ou je me trompe fort ou notre génération a fait ce monde et sa représentation. Questions : qui peut y vivre sans souffrir et sans se demander : à quoi bon tant de violence ? Qui peut y pénétrer sans arme ni protection ?

Quelles réponses fournissons-nous à nos successeurs ? Des sciences, dans le meilleur des cas. Or jamais une spécialité experte ne résout les problèmes concernant le sens humain de ce monde inhumain ; le positivisme enseigne, en effet, qu'elle répond à la question « comment ? » et non à la question « pourquoi ? ». Or, à dix-huit ans, tout le monde cherche pourquoi. Et se tourne, pour cela, vers d'autres directions avec l'espoir d'y trouver des réponses : vers les humanités ou la philosophie, par exemple Mais celles-là non plus ne répondent pas : elles commentent. Disons la vérité : dans l'université il ne s'agit jamais, dans ces disciplines, de sagesse ni de création, mais de la nième thèse sur les éditions de La Fontaine ou sur l'étant chez Heidegger. A les quitter pour les sciences humaines, qui ne voit qu'elles comptent combien de personnes interrogées partagent tel avis sur ceci et cela sans se préoccuper jamais du contenu de la question ? Elles sondent. Les statistiques et la description y remplacent la mémoire, voilà tout. Sur le même modèle peureux, les religieux aussi se font linguistes, historiens ou sociologues. Devenez copiste ou chroniqueur ! Pas plus de réponse dans les sciences molles.

Là gît la question de cette laïcité dont je fais pourtant et ferai toujours l'éloge sans réserve. Certes, la question « comment ? » nous a permis des avancées décisives dans le savoir. Mais n'avons-nous pas joué d'imprudence en laissant la question pourquoi dormir  pendant  tant  de  décennies  que  nous n'osons même plus l'évoquer ? Du coup, ceux qui, pour survivre, la posent, vont chercher une réponse en des lieux dangereux où, de manière péremptoire, on la donne. Nous regardâmes même comme une victoire l'ignorance enfin totale des jeunes généra­ tions en matière de religion ; ce triomphe se mue en défaite sou­ daine, aujourd'hui. Car la modernité savante ne vida pas définitivement, comme nous le croyions, tout le contenu du reli­ gieux. Toujours présent et actif, il capte en lui la violence formi­ dable et radicale du monde, par exemple de celui que nous avons produit, et que René Girard évalue dans La Violence et le Sacré. Depuis l'aube des temps, chaque génération travaille à en dompter ou en utiliser l'énergie : même celles des plus incroyants, même celle des Présocratiques, même celle de la Renaissance, même celle de Voltaire et des Lumières... Plus naïfs encore que savants, nous fûmes les premiers à en sous-estimer la dynamique terrible : et dans notre dos la bombe explose.

Il faut réaménager le lieu du religieux dans cette laïcité si nécessaire : ni au centre, dominant, certes ; ni au dehors, expulsé. Dans un voisinage intime.

Mai 1999