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Faire revenir le monde … en philosophie

désapointé par le fait que les philosophes précédents ou qui m'on,nt précédé n'habitaient pas le monde. Il n'y avait pas de monde. C'était une philosophie de l'intérieur ; c'était une philosophie exclusivement dans les rapports humains, une philosohie des villes. Et je n'ai eu de cesse, finalement, que de faire revenir le monde dans la philosophie.
M Serres extrait

Soit ! nous avons oublié le monde ; perdu même ! La cause est entendue : nos paysans sont devenus de véritables chefs d'entreprise - ils restent d'ailleurs si peu en nombre. Nous vivons tous en ville désormais : l'exode rural de l'après-guerre s'est soldé par une désertion franche. Et s'il nous arrive encore de vouloir goûter le monde, c'est de préférence, sous la forme socialisée d'une marchandise qu'on consommera en des espaces socialisés et des périodes conçues ad hoc (week-end vacances). [1]

Revenir en arrière ? Sûrement non ! L'idée que tout fût mieux avant est sans doute aussi sotte que celle pariant sur les irrésistibles bienfaits d'un progrès nécessaire. Au reste, ceci est impossible. Suffira-t-il de théoriser le retour du monde ? Sans doute non mais il n'est pas de changement durable sans évolution des mentalités, de nos idéologies, de nos préjugés. D'où le besoin de comprendre où nous contractâmes cet acosmisme. Il est usuel de faire remonter ceci aux tout débuts de la modernité rationaliste et s'il n'est pas un hasard que la démarche cartésienne débutât par le solipsisme et s'achevât par le maître et possesseur de la nature, on oublie de dire que le déni du monde vient de bien plus loin : le monde grec a toujours plus ou moins considéré que l'homme, bien trop faible pour braver l'ordre du monde, n'a d'autre choix que de se soumettre, de créer, s'il le peut, un espace où se protéger contre la brutalité et l'injustice de l'être mais de ne pas sombrer, surtout, dans la pire des erreurs : la démesure. Le monde juif puis chrétien, même si avec des différences notables, auront ceci de commun, posant qu'il n'est rien de plus haut que Dieu, créateur de toutes choses, de considérer ce monde-ci comme une épreuve, un rituel de passage, une vallée de larmes peut-être, mais qui ne vaudrait rien en lui-même sinon d'être un chemin menant vers l'essentiel.

Entre l'avidité de celui qui est prêt à tout pour se rendre disponible tout ce qui pourrait étoffer sa puissance ou sa richesse, et celui qui, aux antipodes, répugne à se vautrer dans les réjouissances matérielles, il y a, finalement, le même dédain à l'égard de la matière, à l'égard de ce qui n'est pas soi.

La remarque faite par Serres pour la philosophie vaut assurément pour la littérature pour ce roman en tout cas que Mauriac voit en crise -sans doute à cause du nouveau roman qui n'aura été qu'entêtantes arpèges, brillantes mais trop sophistiquées, autour de la mort de l'homme ; d'un roman toute de quête intérieure façonné qui aura atteint sans doute son apogée avec Proust.

La philosophie n'a plus vocation à dire la vérité sur le monde ni donc à vouloir disputer son terrain aux sciences de la nature. Je ne suis pas certain que Serres ait totalement raison : certes, avec le rejet de tout empirisme, et à partir de Descartes la suprématie du rationalisme, sans doute la philosophie à la française a-t-elle depuis longtemps quitté les rives de la sensation, les troubles de l'expérience simple pour se perdre dans les labyrinthes de l'introspection. Mais quoi ? son objet n'est pas le monde lui-même mais notre rapport au monde. Ce qui n'est déjà pas si mal à une époque où la crédulité; la paresse ou la forfanterie accordent aux sciences une ligne de crédit infinie - pourquoi pas ? - mais en attend des recettes toutes faites - ce qui est la porte ouverte aux mégalomanies expertes et à la suffisance sotte.

Philosopher … enfin

La philosophie ne peut exister que là où la religion n'exerce pas un droit de préemption sur la pensée. Un tel état de choses est sur­ venu en Grèce, et  sans doute en  Grèce  seulement.  Car, en Grèce, le prêtre n'enseignait pas les « vérités  de  la foi», qui, inculquées à l'enfant dès le jeune âge, excluent cette recherche de la vérité par soi-même qu'est la philo­sophie.  Les  prêtres  laissaient  l'esprit  de l'enfant  libre pour la pensée. Dès lors, devenir philosophe, c'est, d'une certaine façon, devenir Grec. Ce retour à la manière grecque d'aborder la vie sans vérité pré-donnée - ni un « sens de la vie» déjà arrêté-, les philosophes majeurs de l'époque moderne ne l'ont pas effectué, si bien que l'on n'a, avec les Descartes, les Kant, les Hegel et leurs dis­ciples ou parents, que des philosophies théologisées. Ils ont opéré la conciliation de la philosophie et de la reli­gion, mais une telle conciliation a lieu toujours aux dépens de la philosophie et de la vérité.
M Conche Métaphysique

Ici, j'en demeure convaincu, réside la plus belle opportunité d'une philosophie qui a toujours eu trop à perdre de se mettre à la remorque soit de la religion soit des sciences. Son histoire l'explique mais rien ne le justifie. A moins que ce ne soit le grand retour en force de la métaphysique : on le sait, la philosophie est comme un arbre …- et que l'on eût encore la témérité ou le ridicule de vouloir prendre les choses à la racine.

Je le découvre seulement maintenant : il n'est pas si facile d'y parvenir. Ne pas se laisser prendre au piège des honneurs et gratifications, des opinions dominantes, des agréments quotidiens de la vie matérielle, ou encore des divertissements variés que propose notre époque, tout cela est possible et pas vraiment difficile. L'indigence des divertissements lassent assez rapidement ; les honneurs sonnent tellement faux qu'il faudrait être sourd pour ne pas s'en défier ; les agréments endorment mais ne rassasient pas … Non, le plus trouble et ambivalent aura bien été le piège du travail, à la fois nécessaire et plaisant, le plaisir infini de la transmission d'autant plus incontournable qu'il aura permis d'assumer la satisfaction des besoins ! A la fin, à l'aube de ce qu'on nomme retraite, juste avant qu'on ne me retire définitivement ce plaisir, demeure cet écart nécessaire et le souci de n'avoir pas la vue trouble.

Voici qui me trouble : parce que philosopher ne se peut en place publique au milieu du brouhaha de la foule et des criailleries de l'opinion, mais seulement dans le silence d'une bibliothèque, dans l'ombre de cette foutue caverne qu'en vérité on ne quittera jamais vraiment. Penser est affaire de solitude, d'écart. Quoi ? mais oui il n'est pas de tiraillement plus troublant que celui-ci : pour faire entrer le monde il va falloir d'abord s'en écarter. Ce tiraillement qu'on peut dire trope si l'on veut, ce τροπος qui est à la fois manière, figure de style et contorsion suggère l'instant mystérieux où l'esprit se froisse de chair ; ce carrefour où ce qui s'envole néanmoins demeure, ce qui se cherche, trouve puis perd ; celui du souffle.

Reste la philosophie ! Ce qu'il reste quand tout a disparu, a été épluché comme l'eussent été des pelures d'oignon : ce qui me demeure le plus surprenant quand en réalité le souci que j'en nourris était vivace dès le début. Primum vivere mais je sais bien que ce ne fut pas un choix même si j'eus la chance de pouvoir transformer l'obligation en un grand bonheur ; que de temps perdu ! A moins que non. Il fallait ce grand détour pour revenir ! Il n'est pas d'arrivée sans départ. J'aurais pu rester puisque tout revient au même : c'eût été ne pas vivre. Il faut savoir perdre pour gagner peut-être. J'aurais au moins évité la dernière tentation qu'évoque Conche de sombrer dans l'érudition, l'histoire et l'exclusif commentaire. Descartes n'a pas tort : le doute de ne pas être sceptique est nécessairement initial ; il a sous-estimé l'ampleur de la tâche : je n'imagine pas que la prudence n'accompagne pas chacun de nos pas, et donc le doute, la traque aux préjugés, aux facilités, aux paresses ; le doute est bien aussi final. Je ne parviens ni à oublier le refus de chercher les réponses dans le cahier du maître ni ce besoin qui en réalité se manifeste plusieurs fois dans une existence de tout ficher par terre et de recommencer. Cette envie, je l'ai toujours ; elle ne s'embarrasse simplement plus de tout le bagage de l'histoire . Faire comme si … comme si on n'avait pas besoin de tous les grands anciens pour penser ; comme s'il les avait bien fallu lire, analyser, comprendre encore pour enfin les abandonner en cours de route - comme d'un fruit dont on aurait goûté tout le suc ; de fruit, de suc, d'enrobages dont on n'aurait plus besoin désormais.

Aller à l'essentiel, à partir d'un certain moment qui n'est pas nécessairement affaire d'âge, c'est renoncer à ceci ou cela qui plaît mais ne réjouit plus, c'est cesser de s'encombrer à la fois parce qu'il est des bagages inutiles et que, de toute façon, on n'a plus ni la force ni l'envie de les porter. C'est s'empeser que de vivre et bien trop souvent s'encombrer. Vieillir est promesse de légèreté ; désir d'épure. Je le crois vivre c'est conjuguer comme on peut pesanteur et grâce en souhaitant ls'épargner au mieux la première et atteindre la seconde ; la fin est espérance d'apesanteur.

Je ne puis pourtant m'empêcher de penser, au vu des urgences, que serait sans doute préférablr le temps de l'action que des lentes et incertaines méditations si l'action n'était si souvent l'inverse de l'action, vous entraînant en d'immarcescibles passions. Il m'arrive de penser au destin fatal d'une humanité qui ne réagirait pas. Mais, après tout, serait-ce si grave que nous disparaissions ? Mais nos bras ne sont-ils pas déjà trop débiles pour être seulement capable de retarder l'échéance ? Et puis encore, à constater depuis trente ans notre impassibilité alors même que devenaient patents les périls n'est-il pas temps de renoncer et accepter d'être défait ?

Surtout, n'est-il pas absurde d'imaginer qu'une bonne et lucide philosophie suffise à éteindre l'incendie plutôt qu'un seau d'eau ?

Antiques questions qui d'entre contemplation et action nous déchirent. C'est un véritable dilemme : insoluble ! L'une appelle l'autre. Il n'est pas d'action qui ne suppose une représentation du monde. Il n'est pas de théorie qui ne le soit de quelque chose. Les anciens n'auraient jamais entrepris une action décisive sans prendre les augures et je ne tiens pas pour rien que se nommât précisément templum l'espace dessiné dans le ciel où allaient apparaître les signes. Penser, chercher, trouver même parfois, est affaire de regard décalé que l'on obtient à l'écart, dans l'affairement discret des laboratoires, dans le crissement de la plume sur les pages de son carnet de notes ; dans l'angoisse de n'y jamais parvenir. Les laboratoires de nos scientifiques valent bien les cabinets d’étude de nos philosophes … Qu'importe, d'entre action et pensée, d'entre expérience et théorie, qui des deux entame le dialogue avec l'autre : le bon sens voudrait que ce fût l'action ; l'histoire désigne que ce serait plutôt la pensée. Logique et chronologique se disputent toujours la primeur : qu'importe puisque ce sont les deux faces de la même pièce.

De la même manière humanité et monde sont liés : que serait un monde qui ne fût admiré, contemplé, pensé ou théorisé par personne ?

 

 

Retour au monde

On critiqua beaucoup Serres en 90 quand parut le Contrat Naturel : il faut dire qu'il préconisait que animaux mais aussi objets inertes, bref tout ce que l'on nomme nature devinssent de véritable sujets de droit et pussent ainsi ester en justice. C'était là contrevenir à tous les fondamentaux notamment l'exception que l'homme s'était attribuée ; une exception qui se conjuguait en terme de supériorité. Aller à contre-courant de tout ce qui s'était pensé jusque là. La critique pointa surtout un retour supposé à l'animisme, au fétichisme.

L'idée était intéressante et pas plus hypothétique finalement que le Contrat social de Rousseau qui, lui non plus, n'avait été signé par personne et n'était qu'une hypothèse d'école permettant de comprendre ce qui nouait la solidarité des hommes à l'intérieur de la cité. Proclamer que nulle société humaine ne peut s'épanouir dans un environnement naturel qui viendrait à se dégrader me sembla alors une simple évidence. Ce ne l'était apparemment pas.

les hommes sont ainsi faits qu'aucune considération d'hygiène, de simple bon sens (il ne s'agit pas de poésie!) ne les retiendra jamais d 'exploiter ce qui est exploitable, dussent- ils déshonorer et détrui e le visage adoré de leur terre natale
Mauriac Terre inhumaine

Je pose en principe un fait peu contestable: que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. (…)L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apporte pas de réserve. (…) Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme.
G Bataille

Face à cet irrésistible prédateur que nous sommes - mais qu'en partie nous ne pouvons pas ne pas être - que reste-t-il possible ? Tout l'effort moral, culturel aura invariablement consisté à dominer cette part de violence que notre existence porte en elle-même. Le contrat de Rousseau en confisquant le droit de vengeance et de poursuite, en le déléguant à une puissance tierce sans parti pris, cherchait à la canaliser, à en contrôler les effets dévastateurs ; seulement. La grande hantise de tous les auteurs reste cette étonnante capacité de la violence à s'auto-alimenter jusqu'à la destruction ultime. Nous savons depuis Freud que notre culture ne doit son déploiement qu'à la sublimation de nos pulsions destructrices. Nous savons depuis Girard que canaliser cette violence ne la supprime pas qui demeure susceptible du moindre débordement. Il n'empêche que cette violence, qu'elle se dirige sur l'autre ou le monde est au cœur de cette double négation (de lui, du monde) qui signe la spécificité de l'humain.

Ainsi en va-t-il de l'humain, constamment déchiré entre deux extrêmes : le trop peu et le trop - Rousseau n'avait assurément pas tort d'affirmer que l'humanité de l'homme dût à l'âpreté de la Nature sa chance d'éclore ; G Bataille qu'il en tirât le plus grand danger de sa prodigalité ! une étonnante faiblesse mais une redoutable capacité à tout bouleverser ; une énergie incroyable que lui offre sa capacité de s'inventer lui-même et de se représenter le monde mais son impuissance à en arrêter le cours désastreux. Nous regardons ailleurs. Inconscients ? oui sans doute un peu ! présomptueux ? oui, bien sûr, nous qui parvenons si mal à ne pas imaginer que le monde nous fût destiné pour supputer que demain il se retournât contre nous. Fatalistes ? oui parce que nous nous savons plus habiles à parasiter qu'à enrichir.

Jérémie se lamentant de la destruction de Jérusalem

Il est là, assis pleurant la destruction de Jérusalem. C'est Jérémie et il est prophète. Son monde, le centre de tout, où la parole jaillit et jaillira demain, cette Parole qui est celle de Dieu qu'il entreprend de porter en avant et d'interpréter - c'est le sens du mot grec προφήτης - oui tout semble être par-terre et il semble cruellement être seul. A l'arrière-plan … plus rien sinon ces flammes qui achèvent de consumer Jérusalem ; décor trouble, flou, qui perd peu à peu les ultimes attributs de la réalité mais à quoi seule la blancheur du cheveu et de la barbe du prophète contrevient comme si seule la pureté d'origine pouvait encore émerger de l'embrasement chaotique.

Voici qui me frappe : le désespoir, l'angoisse absolue peut-être, se traduit ici par l'effacement presque total du monde. Il n'est pas d'illustration plus inquiétante de la déréliction. A l'instar du Duel à coups de gourdin de Goya, le monde à l'arrière s'efface mais ici, de surcroît, les hommes s'enfoncent dans les sables mouvants.

Le monde perdu est un monde où nous sommes seuls, certes, mais où plus rien ni personne ne répond ; un monde que l’Être aurait déserté … Dieu a détourné le regard et plus rien ne pourra désormais arrêter ni même ralentir l'embrasement.

Devant lui, sur ce qui n'est pas même une table, un casque rutilant, brillant et empanaché. C'est le signe de la guerre, de la violence. Regardons bien, c'est ici la seule lueur de ce côté-ci comme si le casque ne pouvait que refléter ici l'immense brasier qui, là-bas, engloutit tout. Ce que la peinture donne à voir ici c'est sinon le désespoir du moins le désarroi. Ce moment si particulier où la lumière ne trouve plus d'autre point d'ancrage qu'en ce vieillard épuisé qui ne regarde plus rien n'arrivant même plus à fixer ses yeux mais que plus rien ni personne ne regarde . Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue. (Jn, 1, 5 )

Nous ne sommes sans doute pas si éloignés de cet état : ce qui inquiète, désarme voire désespère, c'est sans doute moins la dimension exorbitante des périls, l'hyperbole des dégâts, l'ampleur démesurée des catastrophes à venir, c'est surtout que nous ne voyons plus sur quel levier ni par où pourrait se révéler une solution. Cela fait tellement longtemps que nous avons chassé les dieux et que le monde désormais se tait. Ni le soleil ni la mort … plus rien ne s'écoute ni ne se regarde en face.

Oui, il m'arrive parfois de songer que le fétichisme d’antan ou au tragique grec : ils avaient du bon et nous épargnaient le risque de la démesure. Nous incitaient surtout à écouter le monde, à tâcher d'y faire le moins de dégâts possible et d'y commettre le minimum d'injustice.

Ce que la peinture donne à voir ici, dans cet effacement du monde ou dans son embrasement, est cette vérité enfouie, peut-être depuis sa fondation, mais pourtant maintes et maintes fois révélée que le monde est métaphore de l'être et que ce qu'il donne à voir ou à entendre n'est autre que la parole créatrice dont il parvient encore à prolonger le lointain écho.

C'est son monde qui disparaît, c'est Jérusalem qui la première a juré foi et fidélité au Dieu unique, avant de sombrer comme souvent, dans la facilité ; Jérusalem la seule qui cherche des signes là-haut dans le ciel … et pourtant, de lassitude ou de désespoir, le prophète ne la regarde pas ; ne regarde d'ailleurs plus rien tant sans regard peine à se fixer à rien. Le prophète ne parle plus, à personne et n'a plus le désir du monde.

Je lis ici tout le paradoxe de notre rapport au monde : celui-ci qui a vocation à nous conduire vers Dieu et donc à ne pas nous appesantir trop, celui-ci pour accomplir sa tâche ne peut être qu'un exilé, jeté dans le monde et ses affairements, l'aimer assez et ceux qui s'y trouvent pour tenter de les rassembler et guider. On ne peut décidément lier que ce qui est disjoint, le prophète de ses deux bras devait tenir d'un côté les hommes, de l'autre le monde.

Ici bras soutenant sa tête et l'autre ballant derrière son dos ne tiennent plus rien. Il est seul.

Monde et dieu s'en sont allés. Normal, l'un a partie liée à l'autre.

 

La Visitation : le miracle de la vie ; la promesse tenue du Verbe

Ce que doit bien pouvoir dire faire revenir le monde dans la philosophie doit bien un peu ressembler à ceci : le regarder et l'écouter comme s'il était le lointain écho et l'ultime réverbération, comme s'il nous parlait ou regardait … comme s'il était vivant … et la seule épaule sur quoi nous appuyer.

La marche vers les désastres va s'accentuer dans la décennie qui vient. A l'aveuglement de l'homo sapiens, dont la rationalité manque de complexité, se joint l'aveuglement de l'homo demens possédé par ses fureurs et ses haines. (…) La course a commencé entre le désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Friedrich Hölderlin), et l'espérance se nourrit de ce qui conduit à la désespérance. (…) Mais le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient. Nous pouvons appliquer […] le proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra."
Morin

Oui, il m'arrive parfois de songer que le monde est expression exacte de ce souffle divin qui, dit-on, s'insinue où il veut. Il est des miracles, parfois, et l'on peut bien, à l'instar de Morin, espérer que des solutions apparaissent au plus cruel de la crise. On peut tout aussi bien s'agenouiller et prier en l'espérance d'un signe divin. On peut se moquer de l'une ou l'autre de ces attitudes : en réalité elles se ressemblent au même titre que la confiance en les progrès scientifiques ou techniques dont Freud lui-même affirmait qu'elle relevait du préjugé ! Principes, espérances, foi : il y a bien toujours quelque chose à l'origine que nous ne justifions pas parce que nous ne le pouvons pas, mais qui justifie tout ce qui s'en suit.

Qu'y a-t-il à la source de notre démesure ?

Ici, qui orne une cellule de San Marco, la Visitation ! Ce moment si étonnant où les deux cousines également enceintes se rencontrent. Grossesses miraculeuses pour les deux : Marie sera l'hôtesse du Verbe ; sa cousine, quoique âgée, accueillera le Baptiste. Des Envoyés, des messagers ou transmetteurs, des anges donc qui porteront la Bonne Nouvelle ; l’espérance ; de la lumière.

Cet épisode - pendant de l'Annonciation - raconté seulement par Luc fait l'objet d'une fête mais du Magnificat, bien sûr !

A l'événement qu'on eût pu croire tonitruant, du Verbe se faisant chair, aussi bouleversant que l'acte créateur lui-même et qu'on n'imagine pas autrement que ce qu'en entendit encore Haydn, ponctuée de trompette et tambour, à la JS Bach, Fra Angelico substitue le calme apaisé, presque olympien, de deux femmes qui savent leurs destins embrasés par le Verbe et s'y soumettent avec une sérénité incroyable pour nos esprits modernes embourbés de tumultes. Là, l'instant précis, le tressaillement du fœtus, l'Incarnation à quoi répondra la bénédiction et le Magnificat ; là ce moment mystérieux, où Verbe et chair ne font qu'un … font sens. La lumière ni violente ni éclatante semble irradier paisiblement du ventre fécond des femmes. L'enfant trésaille dans le vendre de sa mère : la chair se fait Verbe. Il suffisait de faire suffisamment silence, calme et piété, pour l'entendre murmurer.

Regardons ! même les rougeoiements lointains qui achèvent de consumer Jérusalem, outre colère, violence, iniquité et vengeance, ne parviennent à souiller l'albe parole du prophète. Comme si le désarroi appelait inexorablement l'espérance ; l'ombre, la lumière : l'épaisse densité de la matière la grâce sempiternellement renouvelée du souffle divin.

La chose est si simple à entendre, pourtant : le don absolu, la grâce, la générosité qu'importe le nom qu'on lui donne, - l'amour au sens de l'agapé - n'est autre que cette transfiguration inespérée de l'inerte en vivant ; son antonyme exact, comme la nuit celui du jour, celle de la vie en inerte. Le dague qui s'enfonce dans la poitrine de l'ennemi est l'envers détestable de ce salut adressé qui fait miraculeusement s'animer l'enfant, de cette bénédiction qui fait tonitruer le Magnificat ! Réifier c'est toujours aliéner ; revient à meurtrir ; équivaut à tuer. Même Sartre, avec sa théorie de la mauvaise foi, le savait. De l'avoir réifié, désenchanté, transformé en marchandise, usée et mésusée, d'en avoir calculé l'usure pour en tirer plus de profit encore, nous avons tué le monde.

Subitement je comprend mieux la polysémie du mot usure : nous avons été les usuriers du monde.

Ovide raconte les petites et grandes aventures des dieux, leurs frasques, leurs générosités et leurs doutes qui prennent la figure de métamorphoses : les dieux changent de forme - souvent Zeus pour échapper à la vigilante jalousie d'Héra - ou font changer de forme pour exaucer un vœu, réaliser une promesse (Philémon et Baucis). Il y va de bien autre chose ici : de Transfiguration.

«· Une femme de bien a éclairé les sentiers de sa maison et n'a point mangé son pain dans l'oisiveté. » 
Cette maison, c'est l'âme prise comme un tout, et les sentiers de la maison, ce sont les puissances de l’Âme. Un maître ancien dit que l'âme est placée entre « un » et  « deux ». « Un », c'est l'éternité, qui se maintient tou­ jours seule et simple. Mais « deux » c'est le temps, qui change et se multiplie • Ce qu'il veut dire par là, c'est que l'âme, par ses puissances supérieures, touche à l'éternité, c'est-à-dire à Dieu ; mais, par ses puissances inférieures, elle touche au temps et elle est sujette au changement, elle incline aux choses corporelles et y perd sa noblesse  Si l'âme pouvait entièrement connaître Dieu, comme les anges le connaissent, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n'aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l'âme, afin que l'œil de l’Âme soit exercé et fortifié pour pouvoir supporter la lumière divine. Comme l'éclat du soleil ne tombe pas sur la terre avant d'avoir été, au préalable, atténué dans l'air et répandu sur d'autres choses, parce qu'autrement l'œil de l'homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d'une puissance et d'une clarté telles que l'œil de notre âme ne pourrait la supporter, si notre regard n'était pas affermi par la matière et élevé par les images, dirigé vers la lumière divine et progressivement habitué à elle.
Maître Eckhart Sermon 32

On ne compte pas les passages bibliques où est rappelé que jamais l'homme ne pourrait soutenir le regard de Dieu sans être immédiatement pétrifié. Ainsi, Moïse se met à l'écart et n'en entrevoit que la nuque … Et, peut-être la Parole divine n'est-elle pas directement audible non plus. Maître Eckart dit le prisme à travers quoi voir et écouter : le monde. Ecran, prisme ou filtre, mais justement non pas de qui fait obstacle mais ce qui fait barque, barge ou bac. Le monde à l'en croire est un traducteur autant qu'un protecteur : un passeur comme on en voyait autrefois qui permet d'entrevoir l'autre berge, et parfois même d'y passer. Les enfers même, royaume d'Hadès, ne se laissaient pénétrer sans traverser le Styx et donc sans avoir été choisi par Charon. Il n'est pas de rupture d'entre les mondes encore moins d'entre les perspectives. Les uns mènent aux autres ; toujours. Ici un pont ; là une barge. Jamais un mur. Les murs sont sottes inventions d'hommes ! jamais des dieux.

D'entre Dieu et nous, semble dire Eckart, le monde qui en est le passeur. Moins sale et revêche que Charon, cruel à l'occasion, terrifiant comme savait l'être Cerbère avec ses trois têtes regardant l'une le passé, l'autre le futur et la troisième, le présent, le monde est comme toute frontière, à la fois il sépare et relie. Il est traducteur de l'être, ce qui à la fois transmet et transforme, traduit et déforme, le révélateur de l'être qui à la fois le donne à voir et le dérobe à nos yeux fébriles.

Nous regardons mais ne voyons rien ou, sans doute, ne voulons-nous pas voir ! Alors que tout est là, devant nous, révélé, atténué peut-être pour que nous le puissions supporter mais est là finalement. Alors il faut montrer plus encore, faire accroire miracles et transfiguration parce que nous sommes devenus sourds.

Le Christ atteste de sa filiation divine en une vision qui excède en tout ce qui est audible et visible. Il fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. A côté de lui Moïse et Elie. Moïse le prophète de la Loi, de la Terre et de l'histoire qu'il inaugure. Elie c'est la voix de Dieu, celui qui annonce. Elie ne meurt pas : il est dans un tourbillon appelé par l’Éternel - c'est une apothéose. Surtout il doit revenir et symbolise tout autant l'avenir.

Car voici, le jour vient, 
ardent comme une fournaise. 
Tous les hautains et tous les méchants seront comme du chaume ; 
le jour qui vient les embrasera, 
dit l’Éternel des armées, 
il ne leur laissera ni racine ni rameau.
Mais pour vous qui craignez mon nom, se lèvera 
le soleil de la justice, 
et la guérison sera sous ses ailes ; 
vous sortirez, et vous sauterez comme les veaux d’une étable,
Et vous foulerez les méchants, 
car ils seront comme de la cendre 
sous la plante de vos pieds, 
au jour que je prépare, 
dit l’Éternel des armées.
Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, 
auquel j’ai prescrit en Horeb, pour tout Israël, 
des préceptes et des ordonnances.
Voici, je vous enverrai Élie, le prophète, 
avant que le jour de l’Éternel arrive, 
ce jour grand et redoutable.
Il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, 
et le cœur des enfants à leurs pères, 
de peur que je ne vienne frapper le pays d’interdit.
Malachie 4,5
Il est celui que toute la tradition juive attend parce que son retour doit accompagner et annoncer le Fils de l'Homme. Dans certaines synagogues un fauteuil lui est réservé et de nombreux récits - hassidim notamment - évoquent ses apparitions. Les Évangiles à plusieurs reprises mais en particulier en ce texte présentant la Transfiguration font très clairement l’association entre Jean le Baptiste et Elie. Il est celui qui accompagne - et à ce titre il est précurseur - mais il est aussi celui qui remet en ordre, qui réalise. Inutile d'entrer dans le détail des controverses que suscite la notion apocatastase, la présence d’Élie dans la scène de la Transfiguration atteste le lien entre le passé et le futur ; suggère - l'esprit même de la Nouvelle - qu'aussi graves que fussent les errements, aussi profonds les désastres, aussi lourdes les fautes, ainsi que le confirme l'épisode du bon larron, que tout n'est pas perdu, que même à la dernière minute le salut est encore possible, la remise en ordre gagnable ; que l’Être jamais ne détourne le regard.

Passé, présent, futur sinon réconciliés en tout cas réconciliables ; réunis en cette figure céleste, la même qui avait répondu Qui est (Ex3, 14) à Moïse et non pas qui était, est et sera. Rachi écrit le verbe au futur en insistant sur la présence :

Je serai qui serai Moi qui suis avec eux dans la détresse présente, je serai avec eux dans leur asservissement par d’autres empires. Mochè a dit à Hachem : « Maître de l’univers ! Pourquoi faut-il que je leur parle d’une autre souffrance ? Ils ont bien assez de celle-ci ! » Hachem a répondu : « Tu as raison ! “Ainsi parleras-tu aux enfants d’Israël… « Je serai » [sans : « qui serai », allusion à leurs souffrances futures] m’a envoyé auprès de vous ” » (Berakhoth 9b).

c'est néanmoins la même idée -prae-ens à de l'être qui s'avance, s'approche et qui par cette proximité même soulage et met du baume sur les plaies, et rend les épreuves un peu plus supportables.

Si l'on comprend bien, c'est par le monde que Dieu se donne à voir, lui qui voit tout ; se donne à entendre, lui qui sait tout. Non pas dans mais par. Gué, passage, transmetteur ou traducteur , j'aurais presque tentation à écrire que le monde est le logos du logos si l'on veut bien se souvenir que legein signifie d'abord réunir rassembler. Les linguistes, sottement, cherchèrent autrefois la langue originelle, présumant que toutes dérivaient d'une seule et s'entichèrent de découvrir celle dans laquelle Dieu prononça Lux fiat ! La solution était bien plus simple : c'est le monde qui est la langue de Dieu. En comprendre les accords et les conjugaisons ; le vocabulaire et la grammaire c'est déjà entrer dans la Loi et entendre le Verbe. Ecouter bruisser le vent dans les feuillages, gronder le tonnerre ou craqueler la terre déjà sèche, c'est entendre l'harmonie de l’Être qui du tohu-bohu initial fait une ample mélopée.

Si je comprends bien, ce n'est pas régresser vers un antique fétichisme que de considérer le monde comme un interlocuteur avec lequel dialoguer. Hölderlin n'avait pas tort : le monde recèle la réponse à nos maux ainsi qu'aux blessures que nous nous et lui infligeons. La solution n'est jamais loin du problème : il faut juste de l'entêtement, de la chance et beaucoup de silence pour la repérer parce qu'elle s'avance toujours discrètement, presque à la dérobée.

Ainsi donc ce qu'il faut entendre par faire revenir le monde en philosophie …

Ce n'est assurément pas revenir à la terre ni aux traditions ancestrales ; ce serait même plutôt l'inverse : faire entrer le monde, les arbres, les prairies, les jardins dans nos villes qui capteront bien mieux la touffeur que cet asphalte imbécile. Mais bien plus, c'est rétablir ce dialogue ; restaurer le lien que nous avons rompu. Par présomption ; démesure ; parfois seulement par paresse. Je le sais depuis que j'entends ce que λόγος signifie. Il n'est pas de geste plus grave ni plus engageant que celui du tisserand, je l'ai écrit déjà.

C'est retrouver où entremêler fil de chaîne et fil de trame, celle ligne verticale qui nous lie au monde, à l’Être et qui relève de la solidarité et cette autre, horizontale, qui nous ramène à l'autre et relève de la réciprocité.

C'est reprendre le dialogue : écouter sylphes, elfes, gnomes et autres ondines ou nymphes ! Evidemment ainsi écrit ceci semble absurde. Mais ce qui le serait plus encore serait, pour la fatuité de croire que nous serions les seuls au monde, de ne pas entendre ces leçons - qui deviennent de véritables leçons de morale - qui demain nous permettraient de retrouver le chemin d'un avenir.

C'est, sans renoncer en rien à l'autonomie de l'individu à qui nous devons notre liberté et sans tomber jamais dans les délires identitaires de la race ou de la racine, c'est, dis-je, retrouver le chemin de l'altérité, de la relation mais aussi du partage non seulement avec l'autre, c'est évident, avec les choses. Ce l'est moins.

Ne plus vivre en parasite. Ne plus penser en parasite. Mais en tisserand.

Accueillir le monde ; le recueillir c'est déjà le penser.