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Pourquoi écrire ?

Ce petit montage trouvé un peu par hasard à l'occasion de l'attribution du prix Goncourt : un à un - de Camus à Le Clézio, de Duras à Sagan - ils s'essaient à dire pourquoi ils écrivent et parfois à écrire pourquoi ils s'entêtent à dire …

 

Sans doute ai-je déjà évoqué la question - au moins ici - ou en évoquant la mort de Bergotte ou bien encore le Miroir et le Masque qui sont à mon sens les deux plus beaux textes mettant en scène cette question. Je suis simplement amusé - mais agréablement - à les entendre ainsi se succéder, de constater que sur la question il n'ont pas grand chose de plus à dire que le commun des mortels …

Hormis Céline qui a compris qu'il n'est d'écriture qu'en y mettant tout son poids, tout son être et en acceptant d'y mettre aussi le prix. Lui, l'odieux, le malhonnête génial sans doute, mais crasseux faiseur et mythomane pleurnichard, lui qui jamais n'admettra avoir écrit d'impardonnables lignes, lui qui contrefait le pauvre en arguant ne s'être lancé dans l'écriture que pour se payer un appartement, lui néanmoins sait. Avec ses incroyables pinces à linge avec quoi il attache les feuillets qu'il conserve retrouve tout naturellement la métaphore artisanale. (celle qu'utilisera Brel) Oh bien sûr il est une filiation d'entre l'art et l'artisanat : nous la connaissons tous ; c'est celle qui de la technique, parfois miraculeusement fait de l'art ; celle qui parvient, sans qu'on en connaisse tous les secrets, à métamorphoser l'outil en œuvre.

Mais toujours elle restera un artefact : ce qui de la main de l'homme est fait.

Hormis Duras sans doute aussi qui devine parfaitement ce que l'écriture a de doublure de la vie comme elle dit. Mais si la doublure accompagne la vêture qu'elle protège elle n'est cependant rien sans elle. Cette grande dame dit ne pas savoir ce qu'est écrire, elle affirme en même temps ne pas parvenir à s'en extraire. Miracle ou malédiction, quelque chose comme une destinée. Yourcenar elle-même, quoique ne considérant rien de sacré dans le fait d'être écrivain, n'imagina pourtant pas embrasser d'autre profession que celle-ci puisque c'est de profession dont elle parle. J'aime assez, je l'avoue, cette méscience de ce qui vous fait écrire et qu'en même temps aucun n'eût parlé de vocation qui demeure terme bien lourd et chose bien aléatoire !

Je ne me crois assurément pas à hauteur de ces gens-ci et s'il m'arrive de produire quelques pensées point trop sottes et parfois même de m'en rendre compte, je sais en tout cas que je suis totalement incapable de leur donner ce tour esthétique que j'eusse sans doute bien espéré et qui leur eussent donné peut-être quelque avenir. Je me sais plus penseur qu'auteur ; plus philosophe pourrais-je écrire si le titre ne m'en avait paru prétentieux.

Pourtant, je me la pose tout autant, cette question insistante et je n'ignore pas que la réponse usuelle - pour laisser des traces - ou celle déjà avancée - pour mes filles et mes petits enfants - pour exacte qu'elle soit, est largement insuffisante. Car ceci je l'aurais pu en faisant mille autres choses bien plus utiles ou même plaisantes. Esquisser des paroles des doutes, des visages et témoigner, avais-je écrit. Oui mais tout ceci ne dit rien de plus. Qu'à l'aube de la dernière phase de ma vie, où je n'aurai rien d'autre à faire qu'à m'inventer encore une raison de perpétuer l'effort, où je ne m'espère pas devoir me consacrer à autre chose

L’ennemi, ô philosophe, c’est le langage. Ô littérateur, c’est la pensée. Penser trop fort, trop loin, trop exactement mène à mal écrire. L’écriture est faite de déformation et mutilation de la pensée. Se fier à la langue, à ses formes et à ses mots mène à mal penser. La pensée est un recul sur l’écriture. C’est une hypothèse que l’écriture rend nécessaire (entre autres choses). Valéry Cahiers

Celui qui déclare n'aimer pas la langue des philosophes pointe ici juste dans cette vaste incompatibilité entre philosophie et littérature parce qu'entre pensée et langage. Cet écart, je le connais bien, la plume s'y sera attardée si souvent et perdue. J'ai parfois rêvé pouvoir en consacrer la réunion comme l'opéra sut réunir musique et théâtre … mais non. Mes éclisses de pensée me parurent longtemps trop courtes pour mériter d'être partagées ; ma prose trop lourde et ne sachant où elle voulait conduire son lecteur.

C'est que, quoiqu'on dise ou minaude, on ne peut décidément consacrer temps, effort, doutes et sueur à écrire, seul, dans le silence des matins glauques ou les nuits froides désertées même par les ultimes proches, sans croire avoir quelque chose à dire. Prétention insoutenable, orgueil démesuré ? légitime désir ou besoin irrésistible ? On remarquera que, ni ici ni ailleurs, les auteurs ne se posent eux-mêmes la question de la légitimité de leur parole. Ils disent tous que l'exercice est parfois difficile - Camus dit même qu'il n'est pas sain - tous laissent entendre qu'il s'impose à eux mais aucun ne cherche à justifier la valeur de ce qu'ils écrivent. Peut-être ne le faut-il pas d'ailleurs. Peut-être est-ce même, ici, un de ces principes qu'il vaut mieux laisser dans les brumes des matinées d'écriture frileuse.

Pas plus que l'être ne se justifie ni ne s'explique par autre chose que lui-même, pas plus l'écriture n'a à se justifier. Elle résulte d'une conformation de l'être, sans doute, d'une histoire personnelle enfouie dans les limbes de l'enfance. Pas plus que l'être, l'écriture n'a à s'excuser de se tenter et perpétuer : tout au plus devrait-elle s'attacher à ne jamais, en rien, ni enlaidir ni empeser le monde.

Il faut pourtant prendre à la lettre la remarque de P Valéry qui me fait en réalité penser à l'adage si connu Si jeunesse savait si vieillesse pouvait ! qui me parut être un des fondements de la question morale. Tout a l'air de se passer comme si, là comme ici, tout ce que l'on gagnait d'un côté, nous fussions contraints de le perdre de l'autre. Que la précision de la pensée produisît invariablement une langue détestable (Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique.) ou que de l'autre côté une écriture élégante condamnât à une pensée tronquée, paresseuse voire indigente. Voici qui confère du sel à la chose : non de ce qu'elle fût difficile à cause de cette incompatibilité mais pour ce qu'elle soit alors objet même du désir ; non de ce que le risque fût énorme en ce chemin ronceux bordé d'un précipice si sombre - mais il l'est effectivement de n'énoncer que des choses banales ou fausse ou, pire encore, laides - mais pour ce qu'il est, ici, morceaux épars à rassembler ; car être réside justement dans ce geste .

 

Moïse retourna et descendit de la montagne, les deux tables du témoignage dans sa main ; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de l’un et de l’autre côté. Les tables étaient l’ouvrage de Dieu, et l’écriture était l’écriture de Dieu, gravée sur les tables. Josué entendit la voix du peuple, qui poussait des cris, et il dit à Moïse : Il y a un cri de guerre dans le camp. Moïse répondit : Ce n’est ni un cri de vainqueurs, ni un cri de vaincus ; ce que j’entends, c’est la voix de gens qui chantent. Et, comme il approchait du camp, il vit le veau et les danses. La colère de Moïse s’enflamma ; il jeta de ses mains les tables, et les brisa au pied de la montagne. Il prit le veau qu’ils avaient fait, et le brûla au feu ; il le réduisit en poudre, répandit cette poudre à la surface de l’eau, et fit boire les enfants d’Israël.32.15

Je ne tiens pas pour rien que logos signifie rassembler, recueillir ni que texte et tissu appartinssent étymologiquement à la même aire où tout se noue ; je crois bien qu'au plus profond de nous retentit encore l'écho, lointain mais encore audible, du métier à tisser du tisserand. Mais d'un même tenant, j'entends encore la colère de Moïse, brisant ces Tables dont le récit s'appesantit à souligner qu'elles fussent écrites de la main de Dieu mais écrites surtout des deux côtés.

Tant, après l'épisode du Veau d'Or, était grande la colère de Moïse qui n'était après tout que la réplique de la colère divine contre ce peuple à la nuque raide et que Moïse eut mal à retenir en rappelant le Seigneur à sa promesse d'Alliance. Mesure-t-on l'immensité de ce don ? Le peut-on seulement ? Un Dieu qui noue une alliance et pour ceci ne se contente pas de parler mais écrit, de sa propre main ; des tables que l'on va briser, celles-là même qui furent écrites des deux côtés ; qu'il va bien falloir réécrire !

Elles le seront (Ex,34,1).

Car le travail, toujours il faudra le recommencer. Car tout, invariablement, va se dégradant. Car la vie toujours fuit vers la mort. Ainsi, le récit, pourtant si limpide, le raconter derechef. Et s'efforcer que jamais les fils ne se dénouent ou le tissu ne s'effiloche. Qui s'effiloche néanmoins. Le prophète est sans doute celui qui porte la parole au-devant ; mais l'écrivant, celui qui la porte en arrière, en répète l'écho. Je le crois au plus profond de moi-même : ce qui fait ainsi un grand écrivain c'est la beauté mais la puissance aussi de ce qui résonne, la puissance de l'écho qu'il entend seul mais réverbère enfin.

Y avait-il quelque chose d'écrit sur ces tables bientôt brisées qui ne fût pas repris dans les secondes ? L'offertoire fut-il exactement le même ? d'autant qu'un des versets laisse entendre que la seconde version fût écrite sous la dictée par Moïse et non par Dieu lui-même. J'aime cette descente en cascade ; je lis que toujours les grands moments de l'Alliance se firent en deux étapes et que la seconde ne put jamais être tout-à-fait la même que la première.

Fut-il un homme qui, à la dérobée, ramassa les tessons brisés ? Aaron lui-même ou un de ces obscurs qui rejoignit le camp de Dieu ? Comment savoir ?

Je crois le deviner !

C'est l'écrivain ! c'est le peintre ; le sculpteur ; le poète ou le compositeur !

Chacun à son tour, avec ses mains hésitantes ou fières, tente de recoller les morceaux ! N'y arrive pas ; ou ne le crois ; et recommence, inlassablement. Et prolonge l'écho si troublant de la Parole originelle, de la promesse tenue malgré tout ; en dépit des meurtres, des renoncements ; des fins de non-recevoir. Dieu n'est pas un artiste proclama Sartre à l'encontre de Mauriac !

Et s'il avait tort ?

Dieu est le modèle même de l'artiste que nous aimerions être ! Qui sans cesse remet la main à l'ouvrage ; qui ne s'est pas contenté du Fiat Lux originel mais, au contraire, de Noé à Moïse ; de Moïse à Jésus aura réécrit son texte, reformulé son message ; tenté de parachever son œuvre. Et s'il était artiste d'avoir laissé son œuvre errer, ergoter, nier, renâcler, commettre même le pire et proférer l'inavouable … bref être libre !

Fut-il un homme qui, à la dérobée, ramassa les tessons brisés et s’obstina depuis à les recoller ? Je crois le deviner !

C'est l'écrivain ! c'est le peintre ; le sculpteur ; le poète ou le compositeur !

Ils n'ont de cesse ; savent que leur œuvre souffre …Qu'importe, ils recommenceront …

Pourquoi écrire ? mais pour cette raison si simple mais si impérieuse : prolonger jusqu'à l'agonie ce souffle qui accueille la vie et en perpétue la promesse.

Je sais, je crois savoir, aujourd'hui comme hier, pourquoi cette ingéniosité est si précieuse mais si rare. L'homme d'ordinaire ne sait donner que la mort - lui qui dépenaille, arase, brise parfois, rabote la matière pour en faire son outil, sa ressource … Il est fier de sa technique ; il le peut parfois. Mais ses instruments sentent la mort parce que souvent pour exister, il aura fallu préalablement détruire, briser et casser ; parfois même voler ou tuer. Mais sentent la mort une seconde fois parce qu'ils sont inertes ; rien d'autre que ce que leur artisan a voulu qu'ils fussent. Il en est maître, oui ; mais c'est d'un cadavre ; d'une chose ; sotte et brute.

Femmes et dieux sont seuls à savoir donner la vie. Est-ce pour cette raison que nous les aliénons si souvent ? Par envie, jalousie ou crainte ? Le fruit de leurs mains ou de leurs entrailles leur échappera sans doute bien vite mais justement, proprio motu, il est vivant ; advient et devient ; change, bouge ; se détourne ou retourne. Jamais ne se réduit à ce qu'il est maintenant ; jamais ne se résume à ce que sa créatrice aurait voulu qu'il fût. L'être, décidément, est poreux ; il fuit, s'échappe ; s'invente.

Créer c'est ceci : exhausser la matière, épaisse et sombre ; lui donner souffle et sens. L'augmenter ! C'est ceci le sens profond d'auteur. Et il n'est pas de plus grande désespérance que de n'y point parvenir.

Peut-être est-il ici le prix le plus lourd à payer. Car la fécondité se mesure et mérite. Ne se dilapide jamais. Est-ce pour ceci qu'il est si difficile de faire en même temps œuvre et enfant ? D'agir et d'écrire ? De penser et d'agir ? On ne peut sans doute servir deux maîtres à la fois : l'être et la représentation de l'être. Choisir l'un c'est encourir le risque de rater l'autre.

C'est la troisième fois que je constate ce jeu où tout n'est que semi-conducteur : Savoir/pouvoir ; pensée/langage et désormais cette fécondité qui se distribue si mal entre être et représentation de l'être ; entre pesanteur et grâce ! Où l'aller ne vaut pas le retour. Comme si l'infâme Céline avait eu raison en proclamant qu'il fallait payer, mettre sa peau sur la table ! Ou que, plutôt, dans cette boucle de rétroaction que je soupçonne depuis si longtemps et où il serait vain de croire que l'une compensât seulement l'autre, ce fût au contraire la pesanteur qui autorisât la grâce et la grâce qui en appelât à la pesanteur.

Que l'écriture - la création en général - fût la seule manière pour nous d'échapper à la semi-conduction ! Le présent enfin à nous offert de donner. L'extraordinaire béance par où s'infiltrent lumière et souffle. L'espace, enfin, de la réciprocité où tout filtrerait enfin sans s'échapper, dans tous les sens. Et donner enfin sa chance à la solidarité.

Non ! rien d'impudique à écrire ! non plus qu'à s'écrire.

A la question, apparemment sans lien, posée à Duras, des raisons de son alcoolisme, celle-ci répond On boit parce que Dieu n'existe pas. On pourrait le penser aussi à propos de l'écriture. Pourquoi écrit-on ? Parce que Dieu n'existe pas. Il m'amuse de songer que l'inverse est tout aussi exact. On écrit parce que Dieu existe peut-être et qu'il est impératif d'en prolonger le Verbe ; impérieux de couvrir les paroles de haine qui nous souillent et notre incapacité à l'accueillir.

L'opportunité, enfin, d'une légèreté soutenable.

 

Un musicien peut répéter son idée en changeant le mode, le ton, le timbre, l’allure. Un écrivain ? P Valéry


 


ai toujours aimé ces petites saillies pour le ridicule qu'elles révélaient : avoir quelque chose à dire